Monfrère ne veut pas d’une carte. J’insiste et je fais bien: sur les trois étapes qui suivent nous roulons plus vite, choisissant des routes de province. Lorsque nous avons entrepris nos premières traversées à vélo, ensemble puis séparément, de la France, de l’Espagne et dans mon cas de la Turquie, nous préparions les itinéraires sur des cartes au 100’000. Aujourd’hui, sous l’effet conjugué du transport à bas-prix et de l’internet, nous nous fions à notre sens de l’orientation — cela ne marche pas. Monfrère a beau connaître la plupart des villes au point de savoir dans quel restaurant nous dînerons, dans un pays de vieille culture, le réseau routiers est trop complexe pour être deviné spontanément. Dès la sortie d’Aranda del Duero, nous roulons entre des cultures de blé et de maïs, en plein horizon, contournant des villages de quelques maisons, relançant la cadence avec le plaisir que procure la possibilité de mesurer l’avancement sur la carte. Et cependant, aux alentour de treize heures, nous commettons une nouvelle erreur. La route finit devant une église. Dans la rue principale, un employé juché sur un tracteur de petite taille. Il fait des allers-retours pour tester sa machine. Il franchit le pont de pierre qui est au milieu du hameau, tourne, repart en direction de l’église. A chaque fois, il rencontre cet autre personnage, un vieillard aidé de deux cannes que nous avons vu sortir de sa ferme tantôt et qui à petit pas gagne l’autre bout du hameau où l’on peut raisonnablement imaginer, étant donné l’heure, qu’il sera reçu pour le repas. La carte dépliée, Monfrère étudie les routes. Je prends le relais. Le tracteur passe. Je propose un chemin vicinal. Monfrère vérifie. Le vieillard passe. A la fin, nous arrêtons l’homme au tracteur. Quand il constate que nous parlons espagnol, il se redresse, rassuré. Nous nommons le prochain village dans la direction que nous souhaitons emprunter et l’interlocuteur (j’ai vécu cent fois cette situation), après avoir répété le nom déclare:
- Je ne sais pas.
Invraisemblable lorsque l’on considère que les seuls noms qui font géographie à partir de ce lieu sont justement ceux des trois villages qui marquent les directions principales. Jugeant que j’ai mal prononcé, je répète. L’homme ne sait pas.
- La route s’arrête ici?
- Non.
- Elle continue?
- Oui.
J’admire que l’on puisse répondre aux questions par “oui” et “non”, sans anticiper sur le sens de la demande.
- Où continue-t-elle?
- Là-bas.
- Là-bas…?
- Là.
- Ah, là… Derrière le moulin à farine?
Je scrute.
- Oui.
Et en effet, nous trouvons le débouché. Nous allons ainsi sur une route étroite et défoncée, croisons la ligne de chemin de fer, filons à travers champ. Mais voilà que l’asphalte cède la place à un chemin non revêtu. Monfrère conseille de descendre de vélo. Je réponds que certains font le Paris-Roubaix.
- Pas avec des pneus comme les nôtres.
Peu après, il crève. Une heure plus tard, nous sommes devant la gare abandonnée de Lerma. Il change la chambre à air, se remet en selle, veut cliquer ses chaussures sur la pédale automatique: cela ne va pas. Pendant la marche, il a endommagé les reliefs de la chaussure. En ville, j’achète des bananes, nous mangeons en terrasse. Il faut faire les provisions d’eau avant la fermeture des épiceries à quatorze heures. Nous consommons cinq à six litres par jour, sans compter la bière et le café. Entre quatorze et dix-huit heures, il n’y a que les stations-service CEPSA qui vendent des boissons. Or, elles sont situées aux carrefours des nationales et nous privilégions des routes plus petites. Nous atteignons Olmillos de Sasamón dans la province de Burgos en soirée après une étape de 145 kilomètres avec une pointe au plat à 48km/h. La chaussure à clip a tenu bon. L’hôtel offre une salle des repas médiévale et, de l’autre côté de la route, un bar de camionneurs. Un deuxième bar occupe le milieu du village. Il possède deux tables. Des voisines ont tiré l’une d’elle à l’ombre, de l’autre côté de la place. Nous buvons au soleil, estimant le prix de cette maison en colombages mis en vente à quelques pas du bar, nous déplaçant à tour de rôle pour en faire le tour, voir si elle est flanquée d’un jardin, d’autres accès, d’un escalier extérieur
- Il n’y a rien dedans, dit la patronne, ce sera un argument pour faire baisser le prix.
Quand je suggère de relever le numéro de téléphone, Monfrère:
- Tu auras oublié ça demain matin!