Mois : juillet 2015

Accès

Accès à la société sans accès au monde.

Pain

Au petit-déje­uner, lorsqu’on tranche du pain, c’est sur la dernière tranche que le couteau dévie, avec pour résul­tat une pau­vre tranche, trans­par­ente et dif­fi­cile à tartin­er, preuve que la gour­man­dise a suc­cédé à la faim.

Pascal

Pas­cal: “Je ne com­prends pas que l’on dorme sa vie”.

Désaméricanisation

L’en­tre­tien chez le peu­ple alle­mand du sen­ti­ment de cul­pa­bil­ité lié à la sec­onde guerre mon­di­ale est l’une des armes prin­ci­pales dont use le gou­verne­ment améri­cain dans sa guerre psy­chologique con­tre l’Eu­rope. Elle trahit une logique d’empire, logique tou­jours accom­pa­g­née d’une lec­ture uni­voque de l’his­toire; de fait, aucune des poli­tiques inhu­maines liées à la con­sti­tu­tion des Etats-Unis — à com­mencer par l’esclavage — ne fait l’ob­jet d’actes mémoriels d’envergure.

Cow-boys

En mai dernier, alors que j’achète dans un mag­a­sin d’élec­tron­ique une car­touche d’en­cre, les paniers proches de la caisse pro­posent des can­ots pneu­ma­tiques. J’hésite, con­sulte le prix et de retour à la mai­son, j’en par­le à Aplo. Les jours suiv­ants, il pleut. Vient l’été, nous quit­tons Fri­bourg, l’af­faire en reste là.
Ce lun­di, pour le même besoin, je retourne au mag­a­sin d’élec­tron­ique. Dans le panier, con­tre la caisse, le bateau pneu­ma­tique. Je l’achète. Same­di en mat­inée, Mon­frère arrive avec son fils. Je rem­plis deux sacs à dos d’un matériel de pique-nique, les con­fie à Luv et Aplo, nous mon­tons en voiture. Dans une sta­tion ser­vice, Mon­frère achète des bar­be­cues de sec­ours après que j’ai fouil­lé en vain la cave et le garage en espérant trou­ver les usten­siles rap­portés de Lhôpi­tal (et qui ont dû, comme quelques cen­taines d’autres biens, dis­paraître pen­dant les deux ans où je ne suis pas retourné dans la mai­son). Comme je suis garé sur une ligne jaune, une voiture de police m’oblige à déplac­er la voiture. La manœu­vre dif­fi­cile exigée pour plac­er la voiture dans les cas­es prévues à cet effet est heureuse­ment inter­rompue par le retour de Mon­frère et nous par­tons pour l’Ab­baye d’Hau­terives. Nous con­tournons le domaine immé­di­at du bâti­ment monas­tique, emprun­tons le pont sur la Sarine et lon­geons sur un kilo­mètre la berge gauche pour attein­dre au fond de la forêt cette clair­ière adossée à un cat­a­clysme où j’ai plusieurs fois pique-niquer avec Gala et les enfants. Un chien se jette sur moi et me mord au sang. Un autre danse con­tre mon ven­tre. L’ef­froi passé, j’in­vec­tive son pro­prié­taire, une jeune femme qui le récupère sans mot dire. Autour d’un feu, quinze cav­a­liers dont au moins dix hommes. Tous por­tent des cha­peaux de cow-boys. D’autres chiens aboient con­tre les enfants. Le sang qui ruis­selle dans ma chaus­sette me remet en verve et j’in­sulte le groupe. Il répond. Nous gagnons la grève. Les enfants se désha­bil­lent, ils gon­flent le pneu­ma­tique, assem­blent les rames, j’éponge ma cheville, nous ouvrons des bières. Les chiens revi­en­nent. Mon­frère ramasse un cail­lou. Dans la forêt, nou­velles insultes. Nous coupons du bois, fab­riquons des matraques. Quand le chien revient, nous essayons de l’as­som­mer. Mon­frère remonte vers le groupe et men­ace. La sit­u­a­tion est ten­due. Nous ne sommes que deux, nous avons des enfants. Ils ont des chiens, des chevaux, ils sont nom­breux. Nous cher­chons ce que ça peut être: des drogués en réin­ser­tion emmenés par un assis­tant social (l’un d’en­tre eux porte un gilet orange)? Un heure s’é­coule, puis nou­velle charge: les insultes fusent, les chiens se baladent. J’ap­pelle la police. Com­prenant que j’ap­pelle, le groupe s’agite. La jeune femme pro­prié­taire du chien emballe ses affaires et part sur le sen­tier en direc­tion de Marly. Au stan­dard, la poli­cière, tran­quille­ment:
- Mon­sieur, il faut me dire de quelle passerelle il s’ag­it… Ce n’est pas si sim­ple… Je vais vous envoy­er quelqu’un, mais…
Entre temps, l’un des hommes, la main sur la bride s’est approché avec son cheval. J’en­voie les enfants sur une île de galets au milieu de la Sarine. Mon­frère bloque le gars en appuyant son coude con­tre son cou. De l’autre main, il bran­dit un bâton. En retrait, calme, prêt à frap­per, je dis à Mon­frère de ne pas porter le pre­mier coup: j’ai con­science que si cela tourne à la bagarre générale il pour­rait y avoir un mort. Je rap­pelle. La poli­cière me passe les agents. Les agents me deman­dent d’ex­pli­quer.
- Vous tra­versez la riv­ière et vous remon­ter par la berge de gauche à con­tre-courant.
- La berge de gauche…? Laque­lle?
- Ecoutez, ici, nous sommes dans une impasse, cer­tains par­tent dans votre direc­tion, ils sont à cheval, dépêchez-vous!
Cet échange rend furieux les cav­a­liers. Mon­frère garde la posi­tion, coude haut, prêt à frap­per l’homme au vis­age. J’ai moi-même un bâton, je sors mon couteau.
Bat­tant en retraite, les cav­a­liers se diri­gent vers le monastère. Cinq min­utes plus tard, la police arrive sur la grève. Les enfants sont tou­jours sur l’île.
- Alors, vous avez pu les arrêtez?
- Que voulez-vous qu’on fasse?
- Mais qui sont ces gens?
- Ah, ça, dit le plus âgé des flics, je n’en sais rien. Vous pou­vez déposez plainte con­tre incon­nu si vous voulez mais il y a peu de chance que cela aboutisse. Quelle est votre nom?
 

Age

De même que se con­cen­trent avec l’âge les éner­gies qui per­me­t­tent au corps de con­tin­uer de fonc­tion­ner, se con­cen­trent dans l’e­sprit les idées qui méri­tent qu’on s’y attarde.

Barque

Ils voy­aient que la bar­que était rouge et qu’il n’y aurait jamais, pour tra­vers­er le fleuve et attein­dre l’autre berge où s’en­tas­saient les vivres, d’autre bar­que que rouge, mais leur reli­gion, au nom de l’in­térêt supérieur de la vie, leur inter­di­s­ait le rouge.

Souvenir

Mais quelles vacances était-ce? Com­ment pou­vez-vous les avoir oubliées? Je me les représente dans tout leurs détails. Je me représente le bon­heur des matins et des soirs. Il y avait là Jacque­line et l’écrivain O.T., Philippe et Sara, et nous ne ces­sions de dis­cuter, de rire, de boire! Je garde en mémoire le noms des rues et des cafés, je pour­rais aujour­d’hui encore vous citez les vol­umes exposés dans la vit­rine de cette librairie sur le port!
Et puis je sors de ma som­no­lence et je vois que ces vacances dont je me sou­viens n’ex­is­tent pas. Qu’une telle con­fig­u­ra­tion de cir­con­stance et de vis­ages n’est que la con­fig­u­ra­tion dont je viens de rêver, nulle­ment un souvenir.

Art

A Bâle pour ren­con­tr­er Gérard Berré­by des édi­tions Allia qui après easy­Jet pub­liera en août Forde­troit. Le poids des flux et l’en­com­bre­ment de la tuyau­terie vaut à mon train d’être blo­qué en gare de Berne. Sur le quai, les voyageurs paniquent. Une annonce reten­tit. La foule se pré­cip­ite vers le souter­rain, reparaît sur le quai adverse. Dis­trait, je ne suis pas sûr d’avoir saisi l’an­nonce. De plus, je répugne à suiv­re sans autre véri­fi­ca­tion. Me voici donc déchiffrant l’ho­raire des départs par-dessus les épaules d’un cou­ple de touristes. Puis je m’aperçois que si je ne suis pas le mou­ve­ment, n’émerge pas sur le quai opposé, ne monte pas dans la cor­re­spon­dance pour Olten, j’au­rai une heure de retard. Or que dire d’un écrivain inca­pable de rejoin­dre son édi­teur qu’il ren­con­tre pour la pre­mière fois? Ce d’au­tant plus que j’ai, depuis le début de la rela­tion de tra­vail, refusé de me ren­dre à Paris faisant val­oir mes prob­lèmes de jus­tice. Je saute à bord d’un wag­on tan­dis que reten­tit le sig­nal de fer­me­ture des portes. Le con­voi s’ébran­le. Passé le pont sur l’Aare, force est d’ad­met­tre que je ne con­nais plus les paysage ni les villes. Quand le train s’ar­rête à Olten, même vis­ages égarés et inqui­ets. Les voyageurs se con­sul­tent du regard, se penchent sur la voie, cherchent un train. Mais le Suisse reste ce qu’il est: il ne demande pas, ne par­le pas, s’en­tête à résoudre seul les prob­lèmes. Un chef de gare annonce la cor­re­spon­dance de vive voix en remon­tant le quai d’un pas mil­i­taire. L’ef­fet est sai­sis­sant: les corps se décon­tractent, les sourires fleuris­sent. Or, mal­gré le retard, aucun appel de l’édi­teur. Je sec­oue mon portable, véri­fie. Il ne sonne pas, il n’a pas son­né. Je devrais appel­er, mais je vois que je n’ai  que le numéro du bureau à Paris. De plus, j’ig­nore quel est le physique de Gérard Berré­by. Dans le hall de la gare de Bâle des étu­di­antes en jupes rouge dis­tribuent des bouteilles de coca-cola rouges. La file qui s’est for­mée coupe le hall en deux. J’at­tends en retrait. L’am­biance générale, mar­quée par le haut pla­fond, les colon­nades et l’aspect désuet de la con­struc­tion, évoque une scène de Hitch­cock. Quand l’édtieur appelle, je réponds:
- Je suis sous la fresque.
Un homme petit se retourne au milieu de la salle. Nous nous ser­rons la main et par­tons dans la ville. J’aver­tis qu’il est dif­fi­cile de manger en Suisse. Je pro­pose de chercher un restau­rant. J’e­spère, dis-je, que nous allons trou­ver. Puis je me dis que j’ex­agère. puis je me dis que j’ai rai­son: on ne peut pas manger au restau­rant en Suisse. Surtout lorsqu’on est français. Cepen­dant, c’est le temps de la foire d’art de Bâle: la nou­velle édi­tion ouvre ces portes dans l’après-midi. Gérard par­ticipe à une expo­si­tion avec John Arm­led­er. Nous mar­chons dans des rues aux bâti­ments de pierre. Con­cen­tré sur la dis­cus­sion, c’est ain­si que je les perçois: mas­sifs, gris, en pierre. A titre de com­para­i­son, les bâti­ments de la rue du Marché à Genève me sem­blent de verre et de plas­tique, et blancs. Lorsque nous tra­ver­sons le Schwarzwald­brücke j’aperçois les berges du Rhin que je longeais de nuit, il y a trente ans, chas­sé par le froid des bancs où je ten­tais de dormir, me réfu­giant enfin dans une allée d’im­meu­ble restée ouverte. Nous prenons place dans une pizze­ria. La dis­cus­sion tâtonne. Gérard dit quelques mots de sa nais­sance en Tunisie, de son arrivée en France. Quelques mots, puis ajoute: tout cela est mys­térieux… Plus tard, nous nous remet­tons en marche. Aux alen­tours du palais d’ex­po­si­tion où se tient la foire de l’art, des hôtels dont les arcades affichent des noms de con­tem­po­rains célèbres, mon­trent de pein­tures et des vidéos. Sur les park­ings, des voitures à un demi-mil­lion, hautes, noires, ruti­lantes. Elles don­nent envie de tourn­er les talons. Mais mon édi­teur ne pro­pose pas d’en­tr­er dans le bâti­ment de la foire. Nous buvons sur une ter­rasse. Nous par­lons du devenir mutant de l’hu­man­ité, de la dérive des repères. Lui évoque Michèle Bern­stein. Dernière­ment, après con­sul­ta­tion de l’in­ter­net, il lui révélait des aspects de sa vie qu’elle ne pou­vait con­naître et pour cause: don­nés pour réels, ils étaient fic­tifs. Or, à force de cir­culer dans les esprits, ils étaient devenus réels. Avant de se quit­ter, l’air de ne pas y touch­er, l’édi­teur me fait une remar­que sur Gor­mi­ti, ce texte que je conçois comme le troisième volet du trip­tyque com­mencé avec Ogro­rog et Forde­troit. Remar­que présen­tée comme un con­seil mais qui tient à la fois de l’aver­tisse­ment, de l’en­gage­ment à réfléchir, du défi, de la mar­que de con­fi­ance et de l’at­tente. J’ap­prou­ve en silence. S’agis­sant de l’ef­face­ment de l’in­téri­or­ité et de l’im­po­si­tion aux hommes d’une per­son­nal­ité de fab­ri­ca­tion indus­trielle (thème du livre), toute la ques­tion, dit-il en sub­stance, est de s’adress­er à ceux qui sont vic­times de ce proces­sus de con­fis­ca­tion de soi dans des ter­mes qu’ils pour­ront com­pren­dre; à défaut, vous ne fer­ez que met­tre en évi­dence une posi­tion réactionnaire.

Moyen

Le meilleur moyen de faire peur: avoir peur.