Art

A Bâle pour ren­con­tr­er Gérard Berré­by des édi­tions Allia qui après easy­Jet pub­liera en août Forde­troit. Le poids des flux et l’en­com­bre­ment de la tuyau­terie vaut à mon train d’être blo­qué en gare de Berne. Sur le quai, les voyageurs paniquent. Une annonce reten­tit. La foule se pré­cip­ite vers le souter­rain, reparaît sur le quai adverse. Dis­trait, je ne suis pas sûr d’avoir saisi l’an­nonce. De plus, je répugne à suiv­re sans autre véri­fi­ca­tion. Me voici donc déchiffrant l’ho­raire des départs par-dessus les épaules d’un cou­ple de touristes. Puis je m’aperçois que si je ne suis pas le mou­ve­ment, n’émerge pas sur le quai opposé, ne monte pas dans la cor­re­spon­dance pour Olten, j’au­rai une heure de retard. Or que dire d’un écrivain inca­pable de rejoin­dre son édi­teur qu’il ren­con­tre pour la pre­mière fois? Ce d’au­tant plus que j’ai, depuis le début de la rela­tion de tra­vail, refusé de me ren­dre à Paris faisant val­oir mes prob­lèmes de jus­tice. Je saute à bord d’un wag­on tan­dis que reten­tit le sig­nal de fer­me­ture des portes. Le con­voi s’ébran­le. Passé le pont sur l’Aare, force est d’ad­met­tre que je ne con­nais plus les paysage ni les villes. Quand le train s’ar­rête à Olten, même vis­ages égarés et inqui­ets. Les voyageurs se con­sul­tent du regard, se penchent sur la voie, cherchent un train. Mais le Suisse reste ce qu’il est: il ne demande pas, ne par­le pas, s’en­tête à résoudre seul les prob­lèmes. Un chef de gare annonce la cor­re­spon­dance de vive voix en remon­tant le quai d’un pas mil­i­taire. L’ef­fet est sai­sis­sant: les corps se décon­tractent, les sourires fleuris­sent. Or, mal­gré le retard, aucun appel de l’édi­teur. Je sec­oue mon portable, véri­fie. Il ne sonne pas, il n’a pas son­né. Je devrais appel­er, mais je vois que je n’ai  que le numéro du bureau à Paris. De plus, j’ig­nore quel est le physique de Gérard Berré­by. Dans le hall de la gare de Bâle des étu­di­antes en jupes rouge dis­tribuent des bouteilles de coca-cola rouges. La file qui s’est for­mée coupe le hall en deux. J’at­tends en retrait. L’am­biance générale, mar­quée par le haut pla­fond, les colon­nades et l’aspect désuet de la con­struc­tion, évoque une scène de Hitch­cock. Quand l’édtieur appelle, je réponds:
- Je suis sous la fresque.
Un homme petit se retourne au milieu de la salle. Nous nous ser­rons la main et par­tons dans la ville. J’aver­tis qu’il est dif­fi­cile de manger en Suisse. Je pro­pose de chercher un restau­rant. J’e­spère, dis-je, que nous allons trou­ver. Puis je me dis que j’ex­agère. puis je me dis que j’ai rai­son: on ne peut pas manger au restau­rant en Suisse. Surtout lorsqu’on est français. Cepen­dant, c’est le temps de la foire d’art de Bâle: la nou­velle édi­tion ouvre ces portes dans l’après-midi. Gérard par­ticipe à une expo­si­tion avec John Arm­led­er. Nous mar­chons dans des rues aux bâti­ments de pierre. Con­cen­tré sur la dis­cus­sion, c’est ain­si que je les perçois: mas­sifs, gris, en pierre. A titre de com­para­i­son, les bâti­ments de la rue du Marché à Genève me sem­blent de verre et de plas­tique, et blancs. Lorsque nous tra­ver­sons le Schwarzwald­brücke j’aperçois les berges du Rhin que je longeais de nuit, il y a trente ans, chas­sé par le froid des bancs où je ten­tais de dormir, me réfu­giant enfin dans une allée d’im­meu­ble restée ouverte. Nous prenons place dans une pizze­ria. La dis­cus­sion tâtonne. Gérard dit quelques mots de sa nais­sance en Tunisie, de son arrivée en France. Quelques mots, puis ajoute: tout cela est mys­térieux… Plus tard, nous nous remet­tons en marche. Aux alen­tours du palais d’ex­po­si­tion où se tient la foire de l’art, des hôtels dont les arcades affichent des noms de con­tem­po­rains célèbres, mon­trent de pein­tures et des vidéos. Sur les park­ings, des voitures à un demi-mil­lion, hautes, noires, ruti­lantes. Elles don­nent envie de tourn­er les talons. Mais mon édi­teur ne pro­pose pas d’en­tr­er dans le bâti­ment de la foire. Nous buvons sur une ter­rasse. Nous par­lons du devenir mutant de l’hu­man­ité, de la dérive des repères. Lui évoque Michèle Bern­stein. Dernière­ment, après con­sul­ta­tion de l’in­ter­net, il lui révélait des aspects de sa vie qu’elle ne pou­vait con­naître et pour cause: don­nés pour réels, ils étaient fic­tifs. Or, à force de cir­culer dans les esprits, ils étaient devenus réels. Avant de se quit­ter, l’air de ne pas y touch­er, l’édi­teur me fait une remar­que sur Gor­mi­ti, ce texte que je conçois comme le troisième volet du trip­tyque com­mencé avec Ogro­rog et Forde­troit. Remar­que présen­tée comme un con­seil mais qui tient à la fois de l’aver­tisse­ment, de l’en­gage­ment à réfléchir, du défi, de la mar­que de con­fi­ance et de l’at­tente. J’ap­prou­ve en silence. S’agis­sant de l’ef­face­ment de l’in­téri­or­ité et de l’im­po­si­tion aux hommes d’une per­son­nal­ité de fab­ri­ca­tion indus­trielle (thème du livre), toute la ques­tion, dit-il en sub­stance, est de s’adress­er à ceux qui sont vic­times de ce proces­sus de con­fis­ca­tion de soi dans des ter­mes qu’ils pour­ront com­pren­dre; à défaut, vous ne fer­ez que met­tre en évi­dence une posi­tion réactionnaire.