Marché aux puces de Monforte. Vient y vendre qui veut, et gratuitement. Ainsi, à côté des gitans et des marchands de bibelots, des paysans vendent la production de leurs jardins: ails, carottes, choux, patates. Et pas n’importe lesquels: des légumes authentiques! Les carottes sont difformes, elles ressemblent à des coloquintes; les patates sont difformes, elles cloquent et pèlent, elles sont raides de boue; les salades pleurent, les choux bourgeonnent. Ah, qu’a-t-on fait à nos légumes? Pourquoi tout se tient-il si droit, tout brille-il tant? Pourquoi tout est-il insipide et mauvais? Je voudrais tout acheter de la production de ces paysans de Monforte: mais comment faire rentrer ces merveilles dans les valises et les valises en cabine?
Mois : octobre 2014
Via Argentum
En route pour Silleda. Pourquoi Silleda? Parce qu’il y a un hôtel. Quoi d’autre? A première vue, des monts, une industrie agonisante, des villages tassés. Nous avons procédé ainsi: la camionnette doit être rendue à Madrid dans huit jours et il s’agit de rouler moins de deux heures par jour. Pourquoi Silleda plutôt qu’une autre bourg? Parce que renseignements pris, ce bourg offre un cinq étoiles. Pour l’instant, il est quinze heures et nous avons faim. Les enfants jouent à l’arrière, maman est assise seule sur la seconde banquette, Monfrère conduit, je guette les restaurants. En voilà un. Sur le bord de la route, flanqué d’une trentaine de voitures. En terrasse, sept gamins chinois et un blanc. La déduction est évidente: c’est un mariage. D’autant plus que nous sommes samedi. J’entre, je demande une table pour six. Erreur, c’est un restaurant, nous sommes samedi, les Galiciens déjeunent. Nous voici dans une vaste salle à manger. Plat unique, de la viande. Mouton, porc, boeuf, chorizo cuits au feu. La parrillada. Plus d’un kilo de viande par personne. Et nous avons les trois enfants. Le serveur apporte des frites et des plateaux de salade verte. Aux tables les gens parlent, s’embrassent, rient et mangent. Ils mangent avec un plaisir contagieux. Et ne cessent de commander. De nouveaux plats de viandes paraissent. Levez le petit doigt, le serveur rapporte aussitôt de la viande, des frites ou de la salade. Je m’approche des cuisines. Une toque sur la tête, un pic à la main, le maître des viandes grille ses morceaux sur une plaque de deux mètres tandis que son collègue jette du bois dans les flammes. Puis nous repartons en campagne et nous nous perdons. La route devient chemin, le chemin s’efface. Nous jurerions pourtant avoir vu un panneau indiquant notre hôtel. Le constat s’impose:
- Un cinq étoiles dans un endroit pareil, c’est impensable!
Soudain la route s’interrompt. Je saute à terre. Devant moi, un portique de pierre surmonté d’une croix, dans la cour, un coffre de pierre sur jambages qui ressemble à un tombeau romain: peut-être une ancienne remise à grains. Nous sommes en Espagne, nous sommes au bout du monde. Un chien aboie. Une seconde plus tard, il est sur mes talons. Monfrère donne le tour, nous regagnons la route nationale par les forêts. Une heure plus tard nous découvrons l’hôtel: le Via Argentum. Juché sur une colline, c’est un bâtiment neuf en marbre. Alentour, le village est encore traversé par les ânes et les coqs; dans les étages de l’établissement, tout n’est que design, matériaux et cuir noble. Après un entraînement de Krav Maga, nous laissons les enfants à la piscine et partons courir. Nous voyons ce que c’est: à quelques mètres, derrière des monticules de terre formés à l”occasion du chantier (un vieillard solitaire muni d’un fouet promène son chien), voici les pavillons de la Foire internationale de Galice. Un kilomètre de long, cinq cent de larges. Clôtures, toits, halles, coursives, guichets, escaliers mussoliniens donnant sur des esplanades et des rues. Le tout, abandonné.
Tout le monde
Bureau de Fribourg. Distraitement, je fixe le jardin. Image habituelle. L’étrange villa au toit pointu de l’autre côté de la rue avec au premier étage son chandelier de verre éclairé à toute heure, l’aplat de gazon au-dessus du parking souterrain, l’abri à vélo où je range mes sacs d’affiches, la colline du Schönberg au loin. Soudain j’aperçois un homme près de l’abri. Il tient dans les mains deux objets jaunes. Je cherche ce que ça peut être. D’un pas pressé, il dévale l’escalier, rejoint la rue. J’oublie. Le lendemain, comme je rentre par le jardin, je le croise. Je salue, Gêné, il s’efface. Il ramassait les coings tombés sous l’arbre selon la règle qui veut qu’un fruit tombé appartient à tout le monde.
Marx
Le principe de “logique inhérente” chez Marx, inspiré de la philosophie de l’histoire de Hegel, postule que les rapports entre les forces productives sont l’unique moteur des changements sociaux. En ce sens, et en toute ironie, l’Union soviétique n’a jamais été aussi marxienne qu’en 1991 (et bien plus qu’en octobre 1917, à l’occasion d’une révolution imposée aux masses) au moment de l’effondrement de l’empire survenu, pour partie au moins, en raison de l’incapacité du gouvernement russe à opérer sur le marché financier international.
Anniversaire
A Saint-Jacques avec Monfrère et les trois petits-enfants pour l’anniversaire des 70 ans de maman. Nous avons loué une camionnette neuf places et tournons sur le périphérique. Une averse tombe, les passants s’abritent. En 1991, lorsque nous arrivions dans la ville après avoir parcouru le chemin à vélo depuis Bayonne, il faisait le même temps. Nous étions sales, fatigués et contents. A la cathédrale le bedeau a inscrit nos noms dans le registre des arrivants, puis le curé nous a emmené dans la sacristie pour apposer dans notre livret du pèlerin le dernier tampon d’étape. Un couple de Français venait lui aussi d’atteindre Saint-Jacques. La femme ne cessait de répéter “que c’était dur, si dur, qu’elle avait failli abandonner”. Le curé se désintéressait. Nous ne disions rien, ne pensions rien. Nous n’avions qu’une hâte, entrer dans un bar et rire. Nous avons traversé par la cathédrale pour gagner les quartiers bas. L’officiant annonçait devant les fidèles notre arrivée: Fabien Friederich, de Suiza; Alexandre Friederich, tambien de Suiza. Ce jour-là, cinq autres pèlerins étaient arrivés. Aujourd’hui nous sortons d’un hôtel de luxe et la ville me paraît plus agréable que dans mon souvenir. D’ailleurs la pluie a cessé. Les enfants vont devant: ils jouent, n’ont pas conscience d’être en Galice, en Espagne, ailleurs. Nous leurs désignons les façades, les chapelles, les colombages, les fontaines. J’explique la barque échouée de l’apôtre et le sens du pèlerinage. Il y a deux ans Monfrère l’a entrepris dans l’autre sens, à pied, sur sa partie centrale: il en est revenu dégoûté. Un chemin pris d’assaut, une hostellerie comble, une compétition entre marcheurs pour obtenir les meilleures tables dans les restaurants d’étape. En 1991, nous dormions seuls dans les auberges et une fois au moins, faute de ravitaillement, une voisine nous a fait asseoir chez elle avant de confectionner une omelette.
Après l’installation à l’hôtel, nous allons à la cathédrale. Elle est pleine. Des échafaudages cachent une partie du transept. Assis sur les bancs, les marcheurs remuent les pieds. Ils tiennent leur cannes, gardent sur les épaules leurs gabardines de pasteur. Devant le cloître d’un chœur illuminé, un Asiatique chante et prie. A l’intérieur, une femme de ménage dépoussière l’hôtel, indifférente. Un son aigu retentit dans l’église que j’attribue à un haut-parleur défaillant. Ce sont des notes d’orgue. Les fidèles attendent la messe. Elle ne vient pas. Nous restons dix minutes, descendons dans la crypte, circulons dans la foule. Plus tard, habillés pour cette soirée d’anniversaire, nous sautons dans un taxi afin de rejoindre le no 16 de la rúa de San Pedro. Je donne l’adresse au chauffeur et lui indique le nom du restaurant: O dezaseis.
- Vous connaissez?
- Oui, c’est au numéro 16. O Dezaseis veut dire: “au numéro seize”.
Avion
Fortes turbulences sur Saint-Jacques de Compostelle. L’avion secoue et tangue. Les passagers s’exclament. Ils rient. Cela n’a rien d’amusant. Mais la notion de réalité a perdu son sens. Notre époque est au jeu. Mêmes accidents, même morts, mais auparavant, la vie est un jeu. Les mains crispées sur les accoudoirs, Monfrère demande si on voit le sol. Je me penche. Les lumières de la ville viennent d’apparaître.
- L’avion descend.
Le capitaine a donné la température. Douze degrés. Bien que nous soyons sortis des nuages les trous d’air se multiplient. Des nuées filent contre le hublot bientôt remplacées par de la pluie. Nous continuons de descendre; l’appareil est toujours aussi instable. Lorsque le capitaine coupe les réacteurs pour poser l’avion, celui-ci est de travers. Chacun le sent. Les passagers qui riaient se taisent. J’ai en mémoire cette image d’un film amateur mis en ligne l’an dernier: un gros porteur va toucher le sol quand il est balayé par un rafale de vent. Le pneu droite touche, lâche une fumée, l’aile bascule, le capitaine relance les moteurs, évite de justesse l’écrasement. C’est donc notre tour. A quelques mètres du tarmac notre appareil continue de tirer à hue et à dia. Il se pose, semble battre des ailes, freine brusquement. Silence, puis la voix du garçon de cabine, posée et rassurante. Impossible de dire s’il a eu peur. On connaît les consignes: tricher, sourire jusqu’à la mort.
Jaune
Passage de la ceinture jaune de Krav Maga. Dans la salle, les habitués, des membres d’autres clubs et quelques curieux. Je me demande ce que je fais là. Echauffement intense, puis appel des prétendants. Accoudé sur un arçon, le juré fait disposer des tatamis au sol. Un premier candidat s’élance pour un roulade. N’ayant pas pris garde, je suis second dans la file. Trente personnes regardent. Les roulades et les chutes sont la partie la plus difficile: je les ai répétées avec Vaako puis avec Tatlin et j’ai encore de la peine. Je décide de faire ça à l’audace, sans réfléchir à la position de mains, de la tête, de l’épaule. Je m’élance. Cela marche! Reçu à la première tentative. Même approche pour la roulade arrière… et cela ne marche pas. Je me coince, je bascule, je dévie. Recalé. Heureusement, je ne suis pas le seul. A la troisième tentative, je passe par tolérance. Ensuite, une heure de parades réussies: contre couteau, contre étranglement, contre directs. A la fin, lecombat. L’entraîneur choisit les adversaires. Il appelle un élève de St-Maurice, l’avertit que j’ai plus de quarante ans… L’autre fait signe qu’il en tiendra compte. Les premiers coups partent , je le touche au ventre, aux épaules, je pare. Il avance, mais ne me touche pas. Et puis je prends un direct au visage. L’entraîneur le sermonne. Pour moi, je n’ai même pas tenter de le frapper au visage et d’ailleurs je frappe léger. Tout le problème de ces combats dits “souples”: qu’a-t-on le droit de faire exactement?
Tatlin
Tatlin superbe ce soir. Longue chevelure rouge dénouée, les yeux qu’elle a grands agrandis par la fièvre. Le teint frais et pâle.
- J’ai été admise à Paris!
Ce qui veut dire qu’elle partira après Noël.
- Et le Mexique?
- Oh, ça, c’est après! D’ailleurs, j’ai une meilleure offre en Egypte.
- Au Caire?
- Je crois.
Gael nous regarde de biais. Pour ma part j’ai abandonné. Après toutes ces années ma capacité à abandonner est sans limites. Nul ne peut me concurrencer sur cette capacité d’abandon. D’ailleurs, elle était déjà là à l’adolescence,. Un forme d’orgueil. Quand la liberté de l’autre est insondable, le désir ne doit pas être confondu avec la volonté: je me retire et confie au destin la suite des événements. Pour avoir ignoré cette loi universelle j’ai souffert plus qu’il ne le faut. Ainsi c’est mon tour d’observer Gael. Lui n’abandonne pas. Il se rapproche, et m’ayant serré la main, occupe ma place.
Abri
Absolument démotivé. Vous êtes là, vous mettez les formes, parlez et souriez. Du théâtre. L’habitude. L’adhésion est réelle mais instantanée. Quand l’interlocuteur tourne le dos, le jeu s’arrête et un sentiment s’impose: pas intéressant. Étrangement une force demeure, elle est sous-jacente. L’homme n’est pas vaincu. Au fond ce sont les réussites qui sont le plus désespérantes, car au-delà du coup d’adrénaline elles prouvent que nous avons cédé aux sirènes de la compétition. Le jour où j’ai obtenu ma licence d’Université, je me suis, je ne sais trop comment, retrouvé seul tôt dans la soirée. La semaine précédente j’avais cédé sans contrepartie le cinq pièces que j’habitais rue du Puits-St-Pierre à des demi-inconnus. J’ai sonné à l’interphone, ils ont déclenché l’ouverture de la porte, mais je ne suis jamais arrivé au sommet de l’immeuble: enroulé dans ma veste, je me suis calé dans l’abri anti-atomique où j’ai passé deux jours à ne rien faire, convaincu que c’était la seule position à occuper une fois que l’on a réussi un devoir imposé par la société.