Paysage désertique de pierres, de ronces, de prés, de cactus. J’admire les murs de pierre sèche. Des années, des dizaines d’années, des siècles de travail pastoral, de tradition, de patience pour disposer ces pierres plates. Notre camionnette emprunte des routes sinueuses, montantes et descendantes. Les villages sont rares, le kilométrage qui nous sépare de la frontière portugaise diminue. En fin d’après-midi, nous atteignons Aldeadávila, et par ma faute, faisons fausse route. Monfrère plonge dans les gorges. Virages en épingle, long déclin et enfin, amarré sur l’eau plate d’un canyon, un bateau-mouche. Quatre madrilènes nous ont précédé. Sur l’ardoise, un départ est annoncé pour 12 heures.
- Il n’a pas eut lieu, m’expliquent-ils, il n’y avait personne.
Nous croyions trouvé l’hôtel, nous aurons vu le bateau. Demi-tour. Nous voici au village. Immeuble de pierre avec sa façade galicienne: chaux blanches, pierres rustiques. La patronne indique une bar-restaurant, le Paraíso. Saut qu’il n’y a pas de service. Installés sur la terrasse, nous attendons. Les tables sont sur la route. Aucune voiture ne passe. Quand il en vient une, je dis à l’homme qui pénètre dans le bar:
- Il n’y a personne!
Peu après, une gamine s’excuse:
- J’étais ailleurs.
Mais à dix-neuf heures, alors que maman et les enfants nous rejoignent, que la nuit tombe, que nous prenons place autour d’une table ronde, la salle se remplit brusquement. Dix, vingt, vingt-cinq hommes. La gamine saisit une télécommande, un écran descend, les buveurs tournent leur chaises. Tous regardent dans notre direction. Notre table est sous l’écran. Le match commence, nous sortons. Et merveille de l’Espagne, dans ce village endormi, sans travail, sans touristes, du moins en hiver, dans ce village de nuit, il y a un autre bar, celui de la piscine et une autre gamine, pas plus haute que Luv , fine comme un cure-dent, qui nous sert de la salade, du fromage de chèvre, du jambon, de la boisson, des glaces en riant et virevoltant.
Mois : octobre 2014
Aldeadávila
Fordetroit
Allia va publier Fordetroit. L’heureuse nouvelle! EasyJet, c’est une chose: un livre programme. Le second volume de la trilogie commencé avec Ogrorog, c’est ce que je sais faire en littérature. Et, satisfaction supplémentaire, la critique que m’adresse Gérard Berréby après la première lecture énumère une à une les idées que véhicule le texte telles que j’ai souhaité les communiquer. Excellent, excellent!
Rêve
Climat de compétition, mêlée, chacun pousse sa proposition. Lorsqu’une voix domine, les autres laissent dire. Si la proposition ne fait pas accord, la mêlée reprend. Dans les premières minutes personne ne l’emporte, puis un homme lâche:
- Un voyage en avion en Amérique.
Consternation: les autres trouvent cela d’uen banalité.
- Nu.
Et il les coiffe au poteau:
- Embarquement immédiat!
Las Medulas
Las Medulas, dans la région de Ponferrada, une des plus importantes mines d’or à l’époque de Pline l’ancien. Nous dormons à l’abri d’une forêt de châtaigniers, dans une auberge construite en bois, en pierre et en ardoises. Avant que la nuit ne tombe, nous courons avec les enfants sur le sentier qui mènes aux grands effondrements, nommés cuevas, puis commandons de la bière en terrasse. Six motards hirsutes commentent la route de la journée, les kilomètre, les boucles et les cols tandis que le propriétaire grille les châtaignes dans un cylindre qu’il tourne à la manivelle au-dessus d’un feu. Dans une série de jardinets jonchés de pierre sèche, des oies, des palombes, des chiens, des dindons. Plus loin, dans le creux du talus, une cave naturelle où le paysan fait son vin, un liquide noir, passé, dans lequel maman trempe les lèvres. Béret sur le tête, flanqué de leur femme qui porte la jupe, des paysans passent sur des tracteurs miniatures. Ils montent dans les collines avec des seaux et récolent les châtaignes. Entre deux services de bière, la maîtresse de maison lave les vitres de la véranda. Puis elle propose de faire notre linge, grille de la viande, apporte des lamelles de jambon, une soupe à l’ail, siffle les chiens, les nourris, renseigne les motards et met la table pour les douze hôtes du soir. Face au téléviseur, dans l’entrée du bar, la grand-mère de 86 ans. Rencognée, une bouteille de vin rouge et un bol de pain sur la table, elle regarde des dessins animés. Sentiment d’avoir atteint un lieu vierge. Le comportement est changé. Plus de paroles oiseuses, plus de pose. Des silences, et l’aboiement des chiens, le bruits des animaux, les craquements du feu, les chutes de marrons. Comme la veille à la churasqueria, la patronne apporte alors un plateau de viande qui nourrirait une armée. Et le lendemain, au petit-déjeuner, même profusion. Le ventre plein, nous partons pour la marche. Une petite heure pour atteindre le mirador de Orellan qui offre une vue complète de la vallée et ses pics de terre rouge émergés des bois. L’entrée des mines en revanche est fermée. Les enfants regrettent. Nous rebroussons chemin et pénétrons au pied de la cordillère dans les effondrements: la voûte des cuevas est à 30 mètres, la terre éclairée par le soleil de midi flamboie, l’air embaume. J’essaie de me représenter la ville, la vie, l’extérieur. Impossible. Il semble qu’il n’y ait rien d’autre que ce lieu, Las Médulas, coupé du temps.
Machines
Et si le projet machiavélique consistait à multiplier les entraves à l’expression de l’énergie vitale afin de mettre à terme l’individu en situation de communiquer avec les machines? Si on prouvait les théories par les exceptions, on établirait facilement que l’individu nommé “terroriste” ou “tueur”, peut importe ici le lexique, est d’abord utile au système. Sa violence est captée par la propagande et sert le discours et l’imagerie de la répression. Sa violence, c’est-à-dire un phénomène d’expression unique porté à l’extrême du fait même de sa frustration continue, est immédiatement profitable si elle est mise au service de cette didactique de la contrainte qu’exerce le groupe social sur lui-même. Mais abattage de celui qui s’exprime dans un passage à l’acte ou sevrage méthodique de l’individu de modèle moyen, l’effet recherché, de théorique devient réel: la force qui dans l’individue individualise et produit de l’existence est niée puis réinscrite dans un projet où celui-ci s’entend exclusivement comme partie d’un tout; ce tout qui a pour vocation d’être géré par une rationalité aboutie, schéma que seules peuvent orchestrer sans erreur des machines.
Mygale
Monfrère me raconte qu’au début de sa relation avec Anaelle Jarbo emmenait toujours ses mygales. Il les emportait dans une caisse pour aller au restaurant, puis quand ils prenaient un hôtel pour la nuit il les plaçait sur son épaule. Au moment de dormir, il les laissait se promener dans la chambre. Jusqu’au jour où l’une d’entre elles a disparu. Un spécimen velu de dix centimètres.
Cours de nuit
Cours de Bernard Stiegler. La feuille devant moi, sur laquelle je prends mes notes, lui sert également d’aide-mémoire. Il parle, je note. Il tire, je tire. Je note. Et voici ce qu’il professe: je vais vous expliquer le principe d’inversion. Et Stiegler de dessiner à sa manière malhabile de philosophe pour qui les choses sont une facteur de handicap un sablier. Bien entendu, dit-il, seuls valent les concepts, mais afin de vous faciliter la tâche, je recours à l’illustration.
- Donc, un sablier. Ici en haut, la nuit; en bas, en miroir, le jour. Vous remarquerez que la nuit et le jour, nuit-jour, donnent le minou. Et de la même façon que la France, l’hexagone, légèrement esthétisé, évoque le flambeau de l’Action française, si vous placez notre pays face à un miroir (comme on dit que le point consiste sur le plan), vous aurez la France pleine ici, dans la réalité et la France vide en face, dans le miroir, la France riche ici, dans la réalité, qui est une illusion, et la France pauvre en face, dans le miroir, et ainsi de suite. Ce qu’il conviendrait de nommer, sans jeu de mots, un camp de contestation.
Ainsi entendais-je Bernard Stiegler discourir en rêve cette nuit et marchant vers les toilettes, je pensais: idées géniales d’un alcoolique de la lignée des Deleuze.
Monforte 2
Château médiéval de Monforte. La route d’accès s’enroule sur le mont, la forteresse est protégée par une tour de plan carré de quelque trente mètre. Ce soir, je partage la chambre avec Luv. Au crépuscule nous fixons la cordillère qui ferme l’horizon en direction de Saint-Jacques. La ville glisse dans le noir, les derniers papillons d’automne se brûlent sous les réverbères, un brouillard monte. Dans les souterrains, face à la salle du chapitre — le bâtiment faisait aussi monastère — coule une fontaine au bec de cuivre. En face, la direction du Parador a creusé les blocs de pierre hiératique pour inscrire dans la masse un jacuzzi de la taille d’un baignoire que les enfants font déborder pendant des heures. Monfrère et mois sommes à l’étage: seuls, nous tenons le bar. Dans le déambulatoire, parmi les gravures, celle qui montre en partie inférieure trois médaillons allégoriques. L’un d’entre eux est le Silence. Il est inscrit entre l’ Economie et la Divinité. Il montre: un poisson échoué sur un banc de sable portant dans la bouche un bague. Le poisson porte un cœur dans lequel une clef d’armoire ferme des lèvres.