Mois : octobre 2014

Aldeadávila

Paysage déser­tique de pier­res, de ronces, de prés, de cac­tus. J’ad­mire les murs de pierre sèche. Des années, des dizaines d’an­nées, des siè­cles de tra­vail pas­toral, de tra­di­tion, de patience pour dis­pos­er ces pier­res plates. Notre camion­nette emprunte des routes sin­ueuses, mon­tantes et descen­dantes. Les vil­lages sont rares, le kilo­mé­trage qui nous sépare de la fron­tière por­tu­gaise dimin­ue. En fin d’après-midi, nous atteignons Aldead­ávi­la, et par ma faute, faisons fausse route. Mon­frère plonge dans les gorges. Virages en épin­gle, long déclin et enfin, amar­ré sur l’eau plate d’un canyon, un bateau-mouche. Qua­tre madrilènes nous ont précédé. Sur l’ar­doise, un départ est annon­cé pour 12 heures.
- Il n’a pas eut lieu, m’ex­pliquent-ils, il n’y avait per­son­ne.
Nous croyions trou­vé l’hô­tel, nous aurons vu le bateau. Demi-tour. Nous voici au vil­lage. Immeu­ble de pierre avec sa façade gali­ci­enne: chaux blanch­es, pier­res rus­tiques. La patronne indique une bar-restau­rant, le Paraí­so. Saut qu’il n’y a pas de ser­vice. Instal­lés sur la ter­rasse, nous atten­dons. Les tables sont sur la route. Aucune voiture ne passe. Quand il en vient une, je dis à l’homme qui pénètre dans le bar:
- Il n’y a per­son­ne!
Peu après, une gamine s’ex­cuse:
- J’é­tais ailleurs.
Mais à dix-neuf heures, alors que maman et les enfants nous rejoignent, que la nuit tombe, que nous prenons place autour d’une table ronde, la salle se rem­plit brusque­ment. Dix, vingt, vingt-cinq hommes. La gamine saisit une télé­com­mande, un écran descend, les buveurs tour­nent leur chais­es. Tous regar­dent dans notre direc­tion. Notre table est sous l’écran. Le match com­mence, nous sor­tons. Et mer­veille de l’Es­pagne, dans ce vil­lage endor­mi, sans tra­vail, sans touristes, du moins en hiv­er, dans ce vil­lage de nuit, il y a un autre bar, celui de la piscine et une autre gamine, pas plus haute que Luv , fine comme un cure-dent, qui nous sert de la salade, du fro­mage de chèvre, du jam­bon, de la bois­son, des glaces en riant et virevoltant.

Faux-monnayeurs

La dureté des sanc­tions dont l’E­tat frappe les faux-mon­nayeurs ma tou­jours lais­sé inter­dit: je com­prends aujour­d’hui seule­ment que le crime porte sur la pos­si­ble décrédi­bil­i­sa­tion de la monnaie.

Fordetroit

Allia va pub­li­er Forde­troit. L’heureuse nou­velle! Easy­Jet, c’est une chose: un livre pro­gramme. Le sec­ond vol­ume de la trilo­gie com­mencé avec Ogro­rog, c’est ce que je sais faire en lit­téra­ture. Et, sat­is­fac­tion sup­plé­men­taire, la cri­tique que m’adresse Gérard Berré­by après la pre­mière lec­ture énumère une à une les idées que véhicule le texte telles que j’ai souhaité les com­mu­ni­quer. Excel­lent, excellent!

Rêve

Cli­mat de com­péti­tion, mêlée, cha­cun pousse sa propo­si­tion. Lorsqu’une voix domine, les autres lais­sent dire. Si la propo­si­tion ne fait pas accord, la mêlée reprend. Dans les pre­mières min­utes per­son­ne ne l’emporte, puis un homme lâche:
- Un voy­age en avion en Amérique.
Con­ster­na­tion: les autres trou­vent cela d’uen banal­ité.
- Nu.
Et il les coiffe au poteau:
- Embar­que­ment immédiat!

Las Medulas

Las Medu­las, dans la région de Pon­fer­ra­da, une des plus impor­tantes mines d’or à l’époque de Pline l’an­cien. Nous dor­mons à l’abri d’une forêt de châ­taig­niers, dans une auberge con­stru­ite en bois, en pierre et en ardois­es. Avant que la nuit ne tombe, nous courons avec les enfants sur le sen­tier qui mènes aux grands effon­drements, nom­més cuevas, puis com­man­dons de la bière en ter­rasse. Six motards hir­sutes com­mentent la route de la journée, les kilo­mètre, les boucles et les cols tan­dis que le pro­prié­taire grille les châ­taignes dans un cylin­dre qu’il tourne à la maniv­elle au-dessus d’un feu. Dans une série de jar­dinets jonchés de pierre sèche, des oies, des palombes, des chiens, des din­dons. Plus loin, dans le creux du talus, une cave naturelle où le paysan fait son vin, un liq­uide noir, passé, dans lequel maman trempe les lèvres.  Béret sur le tête, flan­qué de leur femme qui porte la jupe, des paysans passent sur des tracteurs minia­tures. Ils mon­tent dans les collines avec des seaux et réco­lent les châ­taignes. Entre deux ser­vices de bière, la maîtresse de mai­son lave les vit­res de la véran­da. Puis elle pro­pose de faire notre linge, grille de la viande, apporte des lamelles de jam­bon, une soupe à l’ail, sif­fle les chiens, les nour­ris, ren­seigne les motards et met la table pour les douze hôtes du soir. Face au téléviseur, dans l’en­trée du bar, la grand-mère de 86 ans. Rencognée, une bouteille de vin rouge et un bol de pain sur la table, elle regarde des dessins ani­més. Sen­ti­ment d’avoir atteint un lieu vierge. Le com­porte­ment est changé. Plus de paroles oiseuses, plus de pose. Des silences, et l’aboiement des chiens, le bruits des ani­maux, les craque­ments du feu, les chutes de mar­rons. Comme la veille à la churas­que­ria, la patronne apporte alors un plateau de viande qui nour­ri­rait une armée. Et le lende­main, au petit-déje­uner, même pro­fu­sion. Le ven­tre plein, nous par­tons pour la marche. Une petite heure pour attein­dre le mirador de Orel­lan qui offre une vue com­plète de la val­lée et ses pics de terre rouge émergés des bois. L’en­trée des mines en revanche est fer­mée. Les enfants regret­tent. Nous rebrous­sons chemin et pénétrons au pied de la cordil­lère dans les effon­drements: la voûte des cuevas est à 30 mètres, la terre éclairée par le soleil de midi flam­boie, l’air embaume. J’es­saie de me représen­ter la ville, la vie, l’ex­térieur. Impos­si­ble. Il sem­ble qu’il n’y ait rien d’autre que ce lieu, Las Médu­las, coupé du temps.

Machines

Et si le pro­jet machi­avélique con­sis­tait à mul­ti­pli­er les entrav­es à l’ex­pres­sion de l’én­ergie vitale afin de met­tre à terme l’in­di­vidu en sit­u­a­tion de com­mu­ni­quer avec les machines? Si on prou­vait les théories par les excep­tions, on établi­rait facile­ment que l’in­di­vidu nom­mé “ter­ror­iste” ou “tueur”, peut importe ici le lex­ique, est d’abord utile au sys­tème. Sa vio­lence est cap­tée par la pro­pa­gande et sert le dis­cours et l’im­agerie de la répres­sion. Sa vio­lence, c’est-à-dire un phénomène d’ex­pres­sion unique porté à l’ex­trême du fait même de sa frus­tra­tion con­tin­ue, est immé­di­ate­ment prof­itable si elle est mise au ser­vice de cette didac­tique de la con­trainte qu’ex­erce le groupe social sur lui-même. Mais abattage de celui qui s’ex­prime dans un pas­sage à l’acte ou sevrage méthodique de l’in­di­vidu de mod­èle moyen, l’ef­fet recher­ché, de théorique devient réel: la force qui dans l’in­di­vidue indi­vid­u­alise et pro­duit de l’ex­is­tence est niée puis réin­scrite dans un pro­jet où celui-ci s’en­tend exclu­sive­ment comme par­tie d’un tout; ce tout qui a pour voca­tion d’être géré par une ratio­nal­ité aboutie, sché­ma que seules peu­vent orchestr­er sans erreur des machines.

Zoo

Au cen­tre de Ham­bourg, huit cent man­i­fes­tants musul­mans armés de pics à kepab et de machettes se bat­tent au nom d’idéolo­gies primitives. 

Mygale

Mon­frère me racon­te qu’au début de sa rela­tion avec Anaelle Jar­bo emme­nait tou­jours ses mygales. Il les empor­tait dans une caisse pour aller au restau­rant, puis quand ils pre­naient un hôtel pour la nuit il les plaçait sur son épaule. Au moment de dormir, il les lais­sait se promen­er dans la cham­bre. Jusqu’au jour où l’une d’en­tre elles a dis­paru. Un spéci­men velu de dix centimètres.

Cours de nuit

Cours de Bernard Stiegler. La feuille devant moi, sur laque­lle je prends mes notes, lui sert égale­ment d’aide-mémoire. Il par­le, je note. Il tire, je tire. Je note. Et voici ce qu’il pro­fesse: je vais vous expli­quer le principe d’in­ver­sion. Et Stiegler de dessin­er à sa manière mal­ha­bile de philosophe pour qui les choses sont une fac­teur de hand­i­cap un sabli­er. Bien enten­du, dit-il, seuls valent les con­cepts, mais afin de vous faciliter la tâche, je recours à l’il­lus­tra­tion.
- Donc, un sabli­er. Ici en haut, la nuit; en bas, en miroir, le jour. Vous remar­querez que la nuit et le jour, nuit-jour, don­nent le minou. Et de la même façon que la France, l’hexa­gone, légère­ment esthétisé, évoque le flam­beau de l’Ac­tion française, si vous placez notre pays face à un miroir (comme on dit que le point con­siste sur le plan), vous aurez la France pleine ici, dans la réal­ité et la France vide en face, dans le miroir, la France riche ici, dans la réal­ité, qui est une illu­sion, et la France pau­vre en face, dans le miroir, et ain­si de suite. Ce qu’il con­viendrait de nom­mer, sans jeu de mots, un camp de con­tes­ta­tion.
Ain­si entendais-je Bernard Stiegler dis­courir en rêve cette nuit et marchant vers les toi­lettes, je pen­sais: idées géniales d’un alcoolique de la lignée des Deleuze.

Monforte 2

Château médié­val de Mon­forte. La route d’ac­cès s’en­roule sur le mont, la forter­esse est pro­tégée par une tour de plan car­ré de quelque trente mètre. Ce soir, je partage la cham­bre avec Luv. Au cré­pus­cule nous fixons la cordil­lère qui ferme l’hori­zon en direc­tion de Saint-Jacques. La ville glisse dans le noir, les derniers papil­lons d’au­tomne se brû­lent sous les réver­bères, un brouil­lard monte. Dans les souter­rains, face à la salle du chapitre — le bâti­ment fai­sait aus­si monastère — coule une fontaine au bec de cuiv­re. En face, la direc­tion du Parador a creusé les blocs de pierre hiéra­tique pour inscrire dans la masse un jacuzzi de la taille d’un baig­noire que les enfants font débor­der pen­dant des heures. Mon­frère et mois sommes à l’é­tage: seuls, nous tenons le bar. Dans le déam­bu­la­toire, par­mi les gravures, celle qui mon­tre en par­tie inférieure trois médail­lons allé­goriques. L’un d’en­tre eux est le Silence. Il est inscrit entre l’ Economie et la Divinité. Il mon­tre: un pois­son échoué sur un banc de sable por­tant dans la bouche un bague. Le pois­son porte un cœur dans lequel une clef d’ar­moire ferme des lèvres.