Hier j’envoie le Triptyque à un ami ancien. Dans la nuit, m’apparaît sa femme, que je connais de même, depuis de longues années, incarnation de cette bourgeoisie qui privilégie la forme sur le fond et préfère la réussite à la vie. Or, je tombe. Est-ce d’un avion ou à travers une trappe, j’ai dans tous les cas, un sentiment d’aspiration comme on en ressent dans les rêves qui tournent au cauchemar. Je tire alors de ma poche un sac de supermarché, le saisis par le poignées et le place au-dessus de ma tête pour en faire un parachute. Quelque peu ralenti, je me pose dans le salon de mes amis. La femme est là. Son premier geste est de s’assure par un regard circulaire qu’elle veut discret que personne n’a remarqué mon intrusion, puis sans un mot, elle lève le bras et m’indique la sortie.
Mois : janvier 2014
Electricité
Quand on songe que le savoir a d’abord pour utilité d’orienter l’action, on se demande comment des personnes aux intérêts aussi contraires qu’un voyou, une soeur, un grand patron, un pacifiste, un bâtonnier, un clochard, un violoniste, un guru, un syndicaliste, un militaire parviennent par l’affrontement et la médiation à construire un monde dont l’air ne soit que partiellement saturé d’électricité.
Lukàcs
A Budapest, pendant les trois années où je passais du temps dans cette ville, une vitrine exhibait face à la gare un volume poussiéreux de l’Esthétique de György Lukàcs. Le quartier n’est pas touristique. Le Danube est loin, nous sommes près d’un carrefour encombré de bus, de camions etau-dessus d’un trottoir serré où les passants ne s’attardent pas. D’ailleurs je n’ai jamais su si une librairie se cachait derrière cette vitrine. Je ne me le suis pas demandé. M’interroger sur la présence d’un volume de Lukàcs en ce lieu me suffisait. Qui l’avait mis là? A en juger par son état, il reposait dans cette vitrine depuis des années. Et pourquoi seul? En face, les trains à l’arrêt, derrière la façade de la gare, tout en verre opaque et poutrelles métalliques. Je me souviens de la communication la même année de la statistique des suicides. La Hongrie était le pays où l’on se suicidait le plus au monde. A cet endroit, entre la vitrine et la gare, cela me paraissait évident.
Variations
Variations sur un thème. Au bout de combien de variations le thème est-il complet? Le devient-il jamais? Mais alors pourquoi l’œuvre meurt-elle? Pourquoi les variations s’effaceraient-elles au profit du thème si ce n’est parce qu’elles on permis d’y aboutir et qu’il s’exprime franchement. Etan me faisait remarquer que le cœur des hommes bat chez chaque individu un nombre identique de coups. C’est ce qu’on dit. Et quand l’homme a trouvé son thème, il disparaît.
Qualité et défaut
La rage est une qualité. Elle est aussi une forme du désespoir. Tout argument, toute discussion, échouant devant le mur du réel, survient la rage. Ici, rage secondaire, tout sauf primitive. Que s’ensuit-il? Les jugements qui demeurent sains sont contagiés. La rage les pervertit, les emporte, les simplifie, en fait de la rage. Ainsi, qui veut bien s’accorder avec sa rage, ou du moins la tolérer en soi, trouve bientôt son esprit négativement disposé, délivrant des jugements qui tirent au noir. Inversons la donne; ce mal qui ronge et phagocyte, remplaçons-le par la bienveillance. Le même phénomène se produit. Les jugements se distendent sous son effet, leurs éléments perdent tout rapport au réel, entre soi tout rapport mécanique. Dans un cas comme dans l’autre, le sentiment produit la déraison.
Libéralisme
Que le libéralisme le plus intransigeant s’accompagne de la promotion de la famille m’était en quelque sorte évident, mais je n’avais pas su le voir. Je dois au bénéfice d’une de mes lectures d’avoir attiré mon attention sur ce paradoxe riche d’enseignements. Car c’est une chose de prendre le libéralisme dans son acception traditionnelle de système de promotion de l’entreprise, avec tout ce que cela comporte de défense du spontanéisme et de la responsabilité, et une autre de considérer ce qu’on en fait les théoriciens nihilistes qui emboîtent les pas de Friedrich Hayek. Dans le premier cas, la famille est à la fois la source et le destinataire des bénéfices de la libre entreprise qu’elle conçoit comme organiquement lié à son bien-être et à celui de la société tandis que dans le second cas, une minorité amorale, monopolistique et anti-démocratique, détruisant par son action les prérogatives de l’Etat, propose la famille comme modèle de solidarité naturel et a minima aux victimes du système qu’elle met en place. C’est le modèle pervers que l’Amérique actuelle défend et dont elle fait propagande à travers le monde.
Hampe
Dans le jardin de notre immeuble de la rue de Jean-Gambach se trouve une hampe de drapeau. Elle culmine à quinze mètres et si sa base n’était pas déportée sur le côté, elle barrait la fenêtre de mon bureau. Au vu de son importance on se doute que seuls quelques bâtiments officiels de la Ville comportent de telles installations d’où la question: à quoi peut-elle bien servir dans un jardin privatif? Plus avant, je me demandais quel drapeau faisant consensus pourrait être hissé sur cette hampe. A la date de la fête nationale, le drapeau suisse. Et puis? Aucun signe politique. D’abord parce qu’il est improbable que les autres locataires de l’immeuble, au nombre de trois, tous cependant de profession libérale, ne partagent les mêmes vues, ensuite parce qu’il est impossible qu’ils partagent les miennes, lesquelles feraient porter à cette hampe un drapeau noir ou encore une croix celte. Ensuite parce que l’exhibition de signes politiques, idéologiques ou commerciaux — chacun de ces cas nécessitant une traitement différencié — de la part de privés est réglementée, si ce n’est par l’Etat par le propriétaire ou la régie. Et au-delà? Si on hissait un drapeau de couleur unie ? Oui, mais à quoi bon hisser une drapeau qui ne fait pas sens, est-ce encore un drapeau?
Rue
Enfermé par choix une année de suite à Chapelle dans la maison familiale alors que mes parents achevaient leur poste à Mexico, je me concentrais sur la seule activité qui me semblait mérité qu’on s’y attardât: la peinture, mais persuadé par mes visites en musée et mes consultations de beaux livres que l’expressionnisme abstrait était la voie, j’avais installé mon atelier dans le garage de façon à badigeonner mes couleurs debout ou encore en me tenant au-dessus de la toile, comme faisait Pollock pour le série des drippings. C’était d’ailleurs les seule composantes modernes de la démarche car pour le train de vie, il s’apparentait à celui d’un moine anachorète: habit unique, platées de pâtes, ni musique ni télévision, peu de rencontres, quelques promenades. De plus je ne buvais pas d’alcool et fumais rarement. Mes journées étaient découpées de façon rigoureuse selon un horaire indifférent. Je peignais, je mangeais, j’écoutais la radio. Cela pouvait se faire le matin, le soir, de jour, de nuit; en fin de compte, tout dépendait du temps que prenait la réalisation d’une toile. N’ayant aucune obligation, je ne décrochais pas avant d’achever le travail. Au printemps, je reçus une invitation à me rendre à Rue où dans une maison bâtie contre la muraille un sculpteur montrait son œuvre. J’entrais dans le salon de la famille, on me fit asseoir à la cuisine, on me servit du café, du vin, de la bière, encore du café puis on m’emmena dans l’atelier où l’artiste finissait un corps. D’autres personnes se tenaient là, fumaient, écoutaient de la musique. Certaines saluèrent, d’autres pas, ce qui me mit mal à l’aise. L’artiste poursuivit son travail, se retira, jugea de l’effet, revint vers le corps qu’il moulait, puis vint à moi, me tendit le bras sans lâcher ses outils. Il me demanda mon nom. Repris son travail. Une femme vautrée dans un canapé entonna un chant, une autre me ramena dans la cuisine et me versa du vin. Personne ne demanda d’où je venais, pourquoi j’étais venu. Nul ne parlait d’art. De plus, il y avait là une belle adolescente, silencieuse et indifférente aux personnes qui entouraient l’artiste. Elle annonça à la volée qu’elle sortait et j’en conclus qu’elle était la fille du sculpteur. J’imaginais qu’elle devait faire quelque chose de normal, rejoindre des maies, aller en discothèque ou descendre à Lausanne, et je l’enviais aussitôt. Vint le moment de partir, et je me demandais comment j’allais faire. Je ne pouvais pas, à la manière de l’adolescente, l’annoncer de vive voix, mais d’autre part, à qui s’adresser dans cette assemblée hétéroclite? De mes parents, j’avais appris à respecter un ordre: on salue en tendant la main, et les yeux dans ceux de son interlocuteur, on énonce distinctement ses prénoms et noms. Au moment de sortir, de même. Je repris du vin pour me donner un contenance et feignant de m’intéresser au travail en cours dans l’atelier, cherchait à démêler les codes étranges qui régnaient dans la maison. J’ignore comment j’obtins de sortir. Vraisemblablement en balbutiant une excuse et un misérable au revoir à une personne choisie au hasard dans le groupe. Je crois me souvenir que mon départ n’entraîna pas plus de réaction que mon arrivée. Là-dessus je rentrai à Chapelle, et passai une heure à marcher sur les sentiers, ou plutôt à fuir, composant des lignes et des vers qui disaient assez le sentiment d’asphyxie ressenti dans cet antre de Rue.