Mois : janvier 2014

Artiste

Cette amie pho­tographe, pein­tre, sculp­teur ou encore l’un et l’autre, dont chaque parole et chaque geste étaient étudiés pour attester de sa per­son­nal­ité d’artiste. Elle se four­voy­ait au point de croire que le rôle d’un créa­teur est de mod­i­fi­er le quo­ti­di­en en y intro­duisant de la fan­taisie. Ain­si, elle com­pli­quait les actes les plus courants de la vie quo­ti­di­enne, plaçant ses fleurs à l’en­vers dans les vas­es, accrochant des rideaux verts où des rouges eussent été de bon goût, garant sa voiture de tra­vers et ser­vant la viande accom­pa­g­née d’une sauce au choco­lat “pour essayer”.

Intérêt

Dans ce que nous faisons et pen­sons, tous nous finis­sons par croire que nous avons rai­son. Rien de plus naturel: lorsqu’on con­sacre une vie à par­faire une posi­tion, l’in­térêt vaut raison.

Constat

Il sera ôté à ceux qui n’ont rien, n’est pas une énig­ma­tique volon­té divine qui en appellerait à l’é­clairage du théolo­gien, mais un constat.

Que fait-on toute la journée?

Que fait-on toute la journée? Mys­tère. On tra­vaille. Cela est vis­i­ble. Et pour peu qu’on creuse, ce tra­vail appa­raît pour ce qu’il est: absurde. L’ado­les­cent le sait, l’adulte veut l’ig­nor­er: son fatal­isme rejoint sur cette ques­tion l’idio­syn­crasie des hin­dous: il faut bien…
Imag­i­nons — et de fait, au rythme où vont les choses nous n’au­rons bien­tôt plus à imag­in­er, il suf­fi­ra de con­stater — imag­i­nons que le tra­vail vienne à dis­paraître. Cela impli­querait-il la fin de la lib­erté? Si je pense que le tra­vail, aus­si absurde soit-il, c’est la lib­erté, c’est selon la for­mule clas­sique qui veut que le tra­vail vaut indépen­dance, mais dans la ques­tion que je pose ce n’est pas cela qui est en jeu. Dans la mesure où je tiens pour impos­si­ble qu’une per­son­ne, aban­don­née à elle-même, se préoc­cupe de soi, il ne reste qu’une alter­na­tive: elle s’oc­cu­pera des autres. Or, à quoi aboutis­sons-nous dans une société sans tra­vail? A une société où cha­cun s’oc­cupe de tous les autres. C’est à dire à la fin de toute lib­erté indi­vidu­elle. Ce raison­nement par l’ab­surde a son util­ité. Posons dès main­tenant la ques­tion de la lim­i­ta­tion de nos lib­ertés indi­vidu­elles. Sans s’a­doss­er aux fig­ures mon­strueuses des régimes total­i­taires, il appa­raît évi­dent que le recul du tra­vail entraîne un con­trôle accrus des indi­vidus. L’aug­men­ta­tion inces­sante de la part des fonc­tion­naires dans la pop­u­la­tion active con­stitue à cet égard un pre­mier signal.

Intériorité

Dans Apaise­ment, Charles Juli­et évoque une ren­con­tre avec Georges Hal­das. Le Genevois exprime son scep­ti­cisme envers la notion d’in­téri­or­ité.  S’ob­serv­er est impos­si­ble, dit-il au Français. Et il use de cette apor­ie: je ne peux pas me voir pass­er dans la rue. Juli­et lui fait remar­quer que la réal­ité psy­chique ne souf­fre pas la com­para­i­son avec le monde physique. Cela me sem­ble évi­dent. Je ne serais pas sur­pris qu’Hal­das fasse ici preuve de mau­vaise foi. De fait, dans le long tra­vail d’ex­plo­ration de soi qui four­nit la matière de L’E­tat de Poésie, Hal­das ne fait que scruter son être. Au-delà de cette querelle qui n’est pas exempte d’orgueil, débat­tre entre diaristes de l’in­téri­or­ité sur un plan philosophique comme le voudrait Juli­et, est insen­sé. Cette intéri­or­ité dont l’au­teur français racon­te à longueur de pages la décou­verte, et qui lui appa­raît comme un réal­ité sub­stantielle promise à un dévoile­ment par le tra­vail d’ascèse, me sem­ble fan­tas­ma­tique. Le refus d’Hal­das d’en­tr­er en matière n’en demeure pas moins étrange. En effet, chez les deux écrivains et chez bien d’autres (citons Jouhan­deau) les ter­mes qui sur­gis­sent sous la plume afin d’at­tester de la con­nais­sance de soi sont sou­vent iden­tiques: ascèse, inspi­ra­tion, musique, aven­ture. Il est vrai que les deux auteurs dévelop­pent une vision chré­ti­enne du monde. Chez Juli­et, cet engage­ment s’ex­prime par une voca­tion à la char­ité et à l’hu­mil­ité; chez Hal­das, par une ado­ra­tion ambiguë de la fig­ure du Christ: ambiguë, car autant pour avoir lu les derniers essais de l’au­teur que pour avoir échangé avec lui, j’ai la con­vic­tion qu’il se rete­nait de con­fess­er une foi pleine pour n’avoir pas à aban­don­ner cette posi­tion d’esthète qui le ravis­sait. Pour moi, j’es­time que l’in­téri­or­ité est pro­duite. L’acte con­tin­ué — comme dirait Male­branche — d’écrire crée un sen­ti­ment de dévoile­ment de l’être, mais celui-ci ne préex­iste pas au dévoile­ment ni ne lui survit. Il est iden­tique au moment. La notion d’E­tat de poésie chez Hal­das exprime ce tra­vail de forge. La créa­tion con­tin­uée de cet état enjoint à l’au­teur de se tenir non pas à dis­tance de lui-même, mais à dis­tance du monde. Cela s’ob­tient par une pra­tique obses­sion­nelle de scribe (mot récur­rent chez Hal­das). Chez Juli­et, j’aime cette idée que “Les ermites reve­naient auprès des hommes pour leur don­ner ce qu’ils avaient vécu et com­pris dans la soli­tude”. Mais l’aven­ture spir­ituelle ne con­siste aucune­ment à se porter au-devant de cette intéri­or­ité comme on se porterait au devant d’une chose cachée. Cette chose à laque­lle pense Juli­et, à l’ex­is­tence indépen­dante, placée en attente de dévoile­ment, est l’il­lu­sion que crée un per­son­ne de peu d’as­sur­ance pour éviter d’avoir à admet­tre notre soli­tude orig­inelle. Pareille­ment, je crois qu’en cri­ti­quant Juli­et, Hal­das ne fait que déplac­er cette chose en l’in­scrivant su un plan méta­physique, et en l’in­car­nant dans la fig­ure sym­bol­ique du Christ (notam­ment dans Le Christ à ciel ouvert). Que nous soyons capa­bles de par­venir  à un état de ravisse­ment par l’ascèse spir­ituelle, je n’en doute pas, mais celui-ci ne per­met d’établir qu’une cer­ti­tude: pro­vi­soire­ment extraits des con­tin­gences du monde nous accé­dons à une vie meilleure. Et s’il faut rester du côté de l’in­ter­pré­ta­tion chré­ti­enne, je préfère encore l’a­n­ar­chisme mys­tique du Louis Calaferte des Car­nets: sa quête intérieure vise à la sim­plic­ité morale pour ce qui est du quo­ti­di­en et au génie de la ful­gu­rance dans le domaine de l’art.

Savants

Effrayante lucid­ité de la philoso­phie de l’e­sprit. Effrayante, parce que mon intu­ition me dit que les représen­tants les plus rad­i­caux de cette école, ne sup­por­t­ant pas de se voir piégés par le trag­ique de l’ex­is­tence, visent par leur méth­ode à dépass­er les con­tra­dic­tions humaines. Ou faut-il dire l’homme?

Juliet

Lec­ture du dernier vol­ume paru du jour­nal de Charles Juli­et, Apaise­ment. Voilà dix ans que je fréquente l’au­teur. Il demeure pour moi un mys­tère. La trans­parence de la voix dans L’an­née de l’éveil m’avait intriguée. Ce que racon­tait le texte était sans intérêt. Sorte de Bil­dungsro­man, dans une forme  désuète. Puis les notes du jour­nal, pris­es de la même plume, m’avaient retenu. Au pays du long nuage blanc, recueil de notes liées à une rési­dence à Weel­ing­ton m’avait paru vain, d’au­tant plus que la Nou­velle-Zélande est à mes yeux le pays vain entre tous. Je retrou­ve mes doutes à la lec­ture de ce nou­veau vol­ume du jour­nal. Ecri­t­ure d’un écol­i­er, pro­pos naïfs qui ne le sont pas qu’à moitié puisque l’au­teur, plus d’une fois, remar­que: on va dire que je suis naïf… et ici et là, notes niais­es. A la lim­ite, le lecteur se demande si Juli­et, âgé, porté par un cer­tain suc­cès de librairie, ne fait pas son pen­sum sur la demande de l’édi­teur P.O.L., s’as­treignant à couch­er sur le papi­er quelques lignes chaque jour. Puis une note relance la lec­ture et on se prend à vouloir con­naître la suite. Ou alors, ce que je juge niais est l’empreinte sur cet esprit d’un chris­tian­isme fonci­er, un peu moral­isant mais sincère? Il y a égale­ment cette intéri­or­ité dont ne cesse de par­ler Juli­et, et ce depuis le début de l’oeu­vre. Elle ne devient jamais sub­stance, rap­port plein, elle flotte, crée des états, un peu comme les ros­es de Berthe Morisot. Or, Juli­et s’en fait toute une reli­gion. Qui, si cela se trou­ve, n’indique qu’un seul dieu, l’écriture.

Larsen

L’au­tomne dernier, je lisais Larsen de Jean-jacques Bon­vin, réc­it d’un séjour chez des amis vivant d’ex­pé­di­ents, de drogue et d’idées quelque part en Cal­i­fornie. Texte dur, à la syn­taxe ser­rée, comme il est cou­tume chez Bon­vin, et qui m’a lais­sé un goût amer, ou plutôt, inqui­et. Or cette nuit, toute la vérité de cet univers m’est apparue dans un rêve où, par delà l’oeu­vre lit­téraire, m’é­tait révélée la justesse pro­fonde de cette entre­prise de vie com­mu­nau­taire. D’ailleurs, je voy­ais le livre, et je voy­ais la com­mu­nauté, et  ils for­maient à eux deux une sorte de matrice, un habita­cle sou­ple, à chaleur con­stante, où cir­cu­laient les per­son­nages et le esprits, le tout s’of­frant comme un remède évi­dent à la civil­i­sa­tion mécanique et proche de l’a­bat­toir qu’or­gan­isent les sec­ta­teurs de l’ar­gent. Et je crois com­pren­dre que si telle per­cep­tion, en quelque sorte explica­tive, a pu avoir lieu, c’est qu’a­vant de me couch­er, j’ai regardé ce film excep­tion­nel de l’Aus­tralien Ray Lawrence, Jind­abyne, qui mon­tre de la façon la plus réal­iste qu’il se peut la vie d’une com­mu­nauté de quelques indi­vidus dans la Nou­velle Galle du Sud, aux envi­rons des années 1990. De même que les ambiances des films de Cas­savestes, par leur intim­ité et la prox­im­ité qu’ils étab­lis­sent entre le spec­ta­teur et les per­son­nages de la fic­tion, per­me­t­tent de retrou­ver les traces de ce par­adis per­du que devait être la société partagée ou, pour le nom­mer ain­si, de la société de amis, Jind­abyen sus­cite chez le spec­ta­teur une empathie qui vaut com­préhen­sion du monde. C’est prob­a­ble­ment cette alchimie qui m’a per­mis de réin­ter­prété de façon pos­i­tive Larsen que je n’avais d’abord perçu que d’un point de vue extérieur. 

Assurance

Y a‑t-il un rap­port entre l’as­sur­ance, j’en­tends la con­fi­ance en soi, et l’in­sécu­rité? J’en suis per­suadé. L’in­di­vid­u­al­isme out­ranci­er, qui met en avant un lib­erté toute hypothé­tique et au vrai, la conçoit comme un efface­ment des repères tra­di­tion­nels et un déni des valeurs est une morale pour les forts qui crée chez la plu­part des indi­vidus un sen­ti­ment de vide et de désori­en­ta­tion dont le symp­tôme est l’in­sécu­rité (et qui, par là-même, con­tribue à l’insécurité).

Tempête

Mon­a­mi me trans­met une alerte de tem­pête solaire, ce qui veut dire: ne pas pren­dre d’avion, s’at­ten­dre au pire en cas de dérè­gle­ment des dis­posi­tifs nucléaires. Il pré­cise: pru­dence jusqu’à lun­di, au moins. Relié à un cen­tre d’ob­ser­va­tion, il suit l’évo­lu­tion des tem­pêtes solaires minute après minute, toute l’année.