Rue

Enfer­mé par choix une année de suite à Chapelle dans la mai­son famil­iale alors que mes par­ents achevaient leur poste à Mex­i­co, je me con­cen­trais sur la seule activ­ité qui me sem­blait mérité qu’on s’y attardât: la pein­ture, mais per­suadé par mes vis­ites en musée et mes con­sul­ta­tions de beaux livres que l’ex­pres­sion­nisme abstrait était la voie, j’avais instal­lé mon ate­lier dans le garage de façon à badi­geon­ner mes couleurs debout ou encore en me ten­ant au-dessus de la toile, comme fai­sait Pol­lock pour le série des drip­pings. C’é­tait d’ailleurs les seule com­posantes mod­ernes de la démarche car pour le train de vie, il s’ap­parentait à celui d’un moine ana­chorète: habit unique, platées de pâtes, ni musique ni télévi­sion, peu de ren­con­tres, quelques prom­e­nades. De plus je ne buvais pas d’al­cool et fumais rarement. Mes journées étaient découpées de façon rigoureuse selon un horaire indif­férent. Je peignais, je mangeais, j’é­coutais la radio. Cela pou­vait se faire le matin, le soir, de jour, de nuit; en fin de compte, tout dépendait du temps que pre­nait la réal­i­sa­tion d’une toile. N’ayant aucune oblig­a­tion, je ne décrochais pas avant d’achev­er le tra­vail. Au print­emps, je reçus une invi­ta­tion à me ren­dre à Rue où dans une mai­son bâtie con­tre la muraille un sculp­teur mon­trait son œuvre. J’en­trais dans le salon de la famille, on me fit asseoir à la cui­sine, on me servit du café, du vin, de la bière, encore du café puis on m’emmena dans l’ate­lier où l’artiste finis­sait un corps. D’autres per­son­nes se tenaient là, fumaient, écoutaient de la musique. Cer­taines saluèrent, d’autres pas, ce qui me mit mal à l’aise. L’artiste pour­suiv­it son tra­vail, se reti­ra, jugea de l’ef­fet, revint vers le corps qu’il moulait, puis vint à moi, me ten­dit le bras sans lâch­er ses out­ils. Il me deman­da mon nom. Repris son tra­vail. Une femme vautrée dans un canapé enton­na un chant, une autre me rame­na dans la cui­sine et me ver­sa du vin. Per­son­ne ne deman­da d’où je venais, pourquoi j’é­tais venu. Nul ne par­lait d’art. De plus, il y avait là une belle ado­les­cente, silen­cieuse et indif­férente aux per­son­nes qui entouraient l’artiste. Elle annonça à la volée qu’elle sor­tait et j’en con­clus qu’elle était la fille du sculp­teur. J’imag­i­nais qu’elle devait faire quelque chose de nor­mal, rejoin­dre des maies, aller en dis­cothèque ou descen­dre à Lau­sanne, et je l’en­vi­ais aus­sitôt. Vint le moment de par­tir, et je me demandais com­ment j’al­lais faire. Je ne pou­vais pas, à la manière de l’ado­les­cente, l’an­non­cer de vive voix, mais d’autre part, à qui s’adress­er dans cette assem­blée hétéro­clite? De mes par­ents, j’avais appris à respecter un ordre: on salue en ten­dant la main, et les yeux dans ceux de son inter­locu­teur, on énonce dis­tincte­ment ses prénoms et noms. Au moment de sor­tir, de même. Je repris du vin pour me don­ner un con­te­nance et feignant de m’in­téress­er au tra­vail en cours dans l’ate­lier, cher­chait à démêler les codes étranges qui rég­naient dans la mai­son. J’ig­nore com­ment j’obtins de sor­tir. Vraisem­blable­ment en bal­bu­tiant une excuse et un mis­érable au revoir à une per­son­ne choisie au hasard dans le groupe. Je crois me sou­venir que mon départ n’en­traî­na pas plus de réac­tion que mon arrivée. Là-dessus je ren­trai à Chapelle, et pas­sai une heure à marcher sur les sen­tiers, ou plutôt à fuir, com­posant des lignes et des vers qui dis­aient assez le sen­ti­ment d’as­phyx­ie ressen­ti dans cet antre de Rue.