Cette voiture était à usage unique. Ses portières ouvraient et ne fermaient que deux fois de sorte qu’installé à son bord on pouvait rouler, mais la quittant il fallait la jeter. Les chefs d’entreprise ne tarissaient pas d’éloge sur le modèle.
Mois : janvier 2014
Energumènes
Hier, tenu de défendre devant des représentants de l’Instruction publique un projet d’argent lié à l’entreprise. J’étais averti: l’un des interlocuteur m’attendait de pied ferme. Le voici, énergumène de vert vêtu, portant un maillot sur lequel figure une citation de Nicolas Bouvier, cheveux longs de hippie sur le retour, barbe étudiée de deux jours, petites lunettes, me coupant la parole avant que j’ai eu le temps de la prendre:
- … non, pas du tout!
Et le reste de l’échange, à l’avenant. Désireux me faire savoir ce qu’il sait, de me montrer que j’ignore ce que je crois savoir, prenant note, lorsqu’il veut bien m’écouter (ce qu’il prouve qu’il n’écoute pas), de ce qu’il aura à m’opposer dès que viendra son tour de parler… il apporte ses réponses à un problème qui ne saurait être posé sinon dans ses termes.
Figure étrange de fonctionnaire. Ou alors figure héroïque? Parangon? De ceux qui font du bien public une religion faute d’en posséder une autre?
Afin de détendre l’atmosphère — et pour dire mieux, de le détendre lui — alors que nous prenons place, je fais une remarque sur son T‑shirt (pas sur son accoutrement, n’est-ce pas, ce pyjama).
- Amusant, cette citation de Bouvier. Il se trouve que je lis avec son fils la semaine prochaine.
- Je le connais bien.
Par la suite, chaque fois qu’une nom surgira dans la conversation, il dira:
- Je le connais bien.
Surprenant que personne ne le connaisse, lui.
En somme, personnage pathétique, qui par ailleurs doit bien faire son travail, celui d’enseigner, si j’ai compris, mais dont l’agacement, pour ne pas dire la frustration, indique un statut absolument moyen.
Une de ses collègues, dame généreuse, en fin de séance, me demande si je n’ai pas été trop secoué. Je me garde de lui dire que, fuyant autant qu’il est possible le monde du travail, je dois à l’occasion, pour garantir cet avantage, me taire. Dont acte. Aux énergumènes je laisse le soin de gérer avec hargne leur carré de compétences.
Brouet
Bonheur de parler la langue espagnole. Et ce pourrait être toute langue pour autant que la population sache la parler, la parle, veuille bien la parler et ne parle qu’elle pour régler les affaires quotidiennes, celles du besoin comme celles du plaisir. Or qu’avons-nous, ici, en Suisse, maintenant qu’une équipe d’imbéciles, ignorant du monde, a ouvert grand les portes? Un sabir général? Les deux cent mots de l’idiot? Les patois d’Afrique? L’anglais de bureau? La langue des signes? Celle des attitudes? Ce précipité de langues venues de tout horizon corrompt toute possibilité fine d’entendement.
Zombies
Ma fille de retour du camp de ski.
- Comment était-ce?
- Formidable.
- La neige?
- Oui, mais pas les camarades de chambre.
- Ah?
- … je ne sais pas. On avait pas grand chose à se dire.
- Ce ne sont pas les mêmes filles que l’an dernier?
- Si… mais…
- Mais?
- Nous n’avons pas tellement joué.
- Tu sais pourquoi?
- Pourquoi?
- Parce que vous êtes des zombies.
- Hi, hi, hi!
- Je ne plaisante pas.
-…
-Et tu sais pourquoi vous êtes des zombies?
- .. parce qu’on passe notre temps sur nos téléphones?
- Exactement.
Préau
Excellents enfants. Ils sautent, crient, s’élancent à travers le préau, se bousculent, rient. Pour rien au monde je n’échangerais la situation de cet appartement. Ou alors un paysage tranquille, sans hommes. Ce qui revient au même. Le plaisir de l’innocence. Cette philosophie première et ravie.
Niveau de vie
Le recours incessant au mot “crise” permet aux politiciens de conforter le peuple dans l’idée que leur action vaut remède. La crise est passagère, il n’est que de trouver les solutions pour y mettre fin. Remplaçons maintenant ce mot par l’expression “rééquilibrage économique”. Alors le rôle des politiciens est discrédité. Il n’est aucun moyen de lutter contre les effets d’une compétition entre pays engagés sur le marché international sinon le travail. En d’autres termes, eu égard aux avantages comparatifs de l’Europe, tout porte à croire que dans les prochaines années (et j’excepte ici les expédients que seraient la guerre, la colonisation, un changement de régime…) le niveau de vie sera divisé par quatre. Si l’on s’en tient à l’analyse de la décision politique que fait Habermas dans La technique et la science comme idéologie, la classe politique ayant renoncé, faute de valeurs sur lesquelles la fonder, à toute pratique autonome de la décision, et après s’en être tenu à l’application de solutions technique mises en évidence par le travail des experts, dupe éhontément le peuple en usant d’un mot, le mot “crise”, qui lui permettra, espère-t-elle, de se maintenir au pouvoir (alors que celui-ci, logiquement, devrait revenir aux techniciens — principe d’action évident de la technocratie bruxelloise).