Le cinéma en 3D réintroduit, du moins pour le regard habitué au déchiffrement traditionnel de l’image, cette perspective sémantique à laquelle obéissait la peinture médiévale: personnages et objets qui doivent attirer notre attention sont grossis et placés au premier plans, objets et personnages secondaires sont fluidifiés à l’arrière-plan. Exemple typique qui deviendra j’imagine moins notoire à mesure que la technique s’affinera, les larmes qui se détachent du visage de l’héroïne pour envahir notre œil. Nous pensons alors “pleurs” plutôt que “elle pleure”.
Mois : novembre 2013
Zone commerciale
A Sion, où j’ai un rendez-vous lié au marché de l’affichage. Gala attend dans la zone commerciale de Villeneuve depuis 11 heures. Il est 14h30. J’ai déjeuné avec la représentant des éditions Zoé et la libraire de La Liseuse. Une lecture d’easyJet est prévue. Le scepticisme est général: il n’y aura personne. Cela donne envie de rire. Ou de pleurer. Mieux vaut se retrancher derrière sa conviction d’écrivain: seul importe l’écriture.
- Vous savez, me dit la libraire, Arditi est venu…
Je ne suis pas sûr de savoir de qui elle parle — Metin Arditi ?- mais à en juger par la suite de l’anecdote, l’écrivain est connu ou devrait l’être.
- Eh bien j’ai acheté de la publicité, fais des envois, invité des amis, et le soir venu, rien, presque personne.
Je me garde de lui dire combien elle a raison. Je devrais. D’ailleurs, on la sent un peu lasse. Trente ans de librairie. Le paysage, à n’en pas douter, n’est plus le même; et la nuit est devant nous.
Par inertie peut-être, c’est le but de ce repas, nous tombons d’accord sur un projet de présentation du texte à paraître chez Allia, mais suggère la libraire, il vaut mieux faire venir deux ou trois sauteurs à la fois, cela permet d’élargir le public. Formidable règne de la quantité.
Sur ces entrefaites, je me précipite et rejoins le bureau où a lieu mon rendez-vous lié à l’affichage. D’emblée, je commets l’erreur de m’intéresser aux activités de mon interlocuteur ce qui, entre explications et annonces de projets, nous retient pendant trois quart d’heure. Lorsque je me libère enfin, il est trois heures et j’ai trois francs en poche.
- Peut-on payer le parking avec une carte de crédit?
Mon hôte ne sait pas, Il appelle l’Office du Tourisme. C’est impossible. Je cours à la gare, trouve la Poste, pianote sur le distributeur de billets, choisis l’option “coupures mélangées”, reçois une billet de Fr. 100.- Nouvelle opération de retrait. Cette fois l’option “coupures mélangées” n’apparaît plus. Je tape Fr. 300.- et reçois trois billets de Fr. 100.- J’entre dans un kiosque, achète un chocolat, ouvre mon portefeuille, y trouve une enveloppe remplie de Livres Sterling, des Euros et des billets de Fr. 100.- au nombre de sept. Le portefeuille contenait donc déjà des francs suisses. Je paie le chocolat, cours au parking: la machine me demande trois francs, ceux ‑là même que j’avais en poche avant de me rendre à la gare. Pour ne plus perdre de temps, je renonce à prendre de l’essence. Lorsque j’atteins la zone commerciale de Villeneuve, le réservoir indique une autonomie de 1 kilomètre. Gala dort sur un banc au milieu du centre commercial. Les boutiques affichent des Prix fabuleux. Au-dessus et sur le côté des cartons fluorescents annoncent: Prochaine fermeture.
- J’ai essayer de manger un pizza, à l’étage, mais c’est trop affreux.
En effet, il n’y a personne. Je passe la tête à l’intérieur d’une bijouterie. Aucune vendeuse. Il suffirait de se servir. Les municipalités qui ont autorisé la construction de ces hangars devraient être tenues, après faillite, de restituer les surface aux vaches et aux promeneurs. Nous visitons un magasin de meuble. Pas un seul que l’on souhaiterait mettre chez soi. Je propose d’en visiter un second. Il est à dix mètres. Gala est trop fatiguée. Je demande s’il est plus intéressant que le premier.
- Je n’en sais rien, il est trop loin, je n’y suis pas allée.
Poussière
Installation des bibliothèques dans le bureau de la rue Jean-Gambach. Il y a urgence à faire disparaître derrière des livres les montants de ces meubles en panneaux de particules, seulement les livres qui ont quitté Gimbrède il y a quatre ans sont toujours dans leurs cartons, à Lhôpital. Je me contente donc d’occulter au mieux mes meubles de poussière en distribuant les volumes acquis depuis mon arrivée à Fribourg, ce qui m’oblige à conserver des textes qui, après lecture, mériteraient de finir au dévaloir; je les regarde, les pose, épuise le stock majeur, reprend en main les recalés, me décide à les placer derrière les rangées exposées, puis, mal à l’aise, me surprend à penser qu’ils vont contaminer les autres, à la traître, par derrière. Alors je les jette.
Marché
Au marché, où Gala m’envoie chercher de la salade, j’ai le malheur de tomber sur Tarbe. Maigre, quelque peu aérien, mais on pourrait aussi dire, un manche à balai dans le cul, il avance à la même hauteur que sa femme, en silence, tandis que de part et d’autre, ses deux enfants jouent. Et je ne peux m’empêcher de songer à la frustration rentrée qui lui tient lieu de personnalité et qui n’est que la rançon d’une confusion, faite dès l’adolescence, entre l’ambition et la prétention. Sans doute croyons-nous tous, à cet âge naïf, être porteur d’une énergie sans pareil, ce qui nous fait annoncer dans l’entourage, avec outrecuidance, des réalisations prochaines et entre toutes estimables. Et puis le temps amende les espoirs, corrige la donne, situe les capacités. Sauf à être dans l’échec patent — et ce n’est aucunement le cas de Tarbe — il me semble alors médiocre et même rédhibitoire de cacher ces échecs, somme toute naturels, derrière des idéologies, ici le communisme (je m’en voudrais de me distinguer du commun), qui permettent en toute mauvaise foi, de les présenter comme des choix étudiés.
Moyens
Inquiet à l’idée de reprendre l’écriture d’Acablar. Sentiment de creuser à la cuillère un tunnel à travers les Alpes. Je tente d’expliquer à Etan mes complications. Pour y parvenir, il faudrait lui faire voir la multiplicité des pistes qui se proposent à chaque détour de phrase. Ne serait-ce que les avoir en tête dans le cours du travail est déjà une gageure. Etan suggère alors une forme à plusieurs dimensions, où des mots passerelles, sur le principe de l’hypertexte, baladeraient le lecteur selon des cheminements aléatoires. Inutile de dire que tout l’intérêt de l’entreprise réside dans le recours aux moyens limités de l’écriture de fiction et cela, sans compromis aucun. C’est, transposé, le problème du Grand verre de Duchamp, et de toute la peinture occidentale: la représentation des trois dimensions sur un plan à deux dimensions.
Krav Maga II
Je ne sais plus l’heure. D’ailleurs je ne trouve pas mes montres. Toutes se ressemblent. Ce sont des Casio. Elles sont noires. Il fait nuit. Je cherche l’interrupteur. Pas d’électricité. J’oubliais, c’est le nouvel appartement. Je vais manquer le cours de Krav Maga. Enfin je me réveille. Je suis assis sur une couverture, la tête lourde, le corps entouré de nourriture: tranches de jambon, fromages, pains, carottes. Surtout des fromages. Des écoliers, suisse-allemands et désargentés, attendaient mon signal pour se précipiter sur le pique-nique. Ils mangent, puis se reposent. Ensemble nous regardons une vidéo. Elle porte le sceau de l’Etat. Celui-ci met en garde les jeunes: ne communiquez jamais les codes d’accès de vos cartes de crédit à un inconnu, donnez-les à l’Etat, il vous protégera. Ce qu’ils font aussitôt. Leur naïveté me laisse perplexe. Ainsi vont les choses: les imbéciles obtempèrent aux ordres les plus absurdes. J’ajoute à part moi: c’est fou ce que peut une modeste séquence de dessin animé! Quand bien même on parlerait à ces jeunes de mécanique des fluides ou de statistiques, ils regarderaient sans perdre une miette du discours tant les fascine le dessin animé! Un peu dégoûté, je les abandonne et me rend dans une librairie d’ancien. J’entre. Un homme est assis dans la boutique. Je me penche sur un rayonnage à mi-hauteur, lis la tranche des livres. Kerouac. Bien. Kerouac. Encore? Et ceci? Manuel… Je me penche. Mais une petite lampe s’allume, m’éblouit, m’empêche de lire. Je protège mes yeux. Manuel d’érotisme ésotérique. Ah! Je m’empare du livre couvert de poussière, mais ne peut l’amener jusqu’à moi: la toile d’araignée qui l’enserre le retient. Je tire, la toile remue et me le reprend des mains. Et le Manuel retrouve sa place, sur le rayonnage.
Krav Maga I
Il y a quinze jours, je fais mon sac et me rend au cours de Krav Maga. L’adresse qui m’a été indiquée correspond au bord du plateau de l’Alt. Une dizaine de bâtiments scolaires sont regroupés là. C’est le soir, les couloirs et salles de classe sont éclairés de l’intérieur. Je pousse la première porte que je rencontre, ne doutant pas de trouver la salle d’entraînement. Elle est en face de la salle de lecture de l’Université, m’a dit la veille un habitué du club. Je croise des gamines, des gamins, j’actionne des poignées, déchiffre des numéros, descends un étage, un second étage, remonte et me retrouve à l’air libre. Je me tourne vers la bibliothèque: pourtant je suis bien en face de la salle de lecture.
Une deuxième tentative m’amène à parcourir l’un après l’autre tous les couloirs du bâtiment. En vain. Me voici au point de départ, sur le plateau de l’Alt. Je pénètre dans le bâtiment voisin, hèle une enseignante qui file un classeur sous le bras. Elle me fait répéter; Krav, comment ?
- Vous dîtes, une sorte de sport? Avec ballon? Oh, du combat! Comme le judo? Cela ne me dit rien, mais venez seulement!
Elle passe devant moi. Je la suis, nous marchons, nous empruntons un escalier, elle ouvre une porte, allume une salle, frappe contre une loge, s’excuse: elle espérait trouver là un concierge, mais, n’est-ce pas, il a dû rentrer chez lui?
L’heure tourne. J’ai pris une demi-heure d’avance. Celle-ci sera bientôt épuisée. La dame est pleine de bonne volonté.
- Vous pouvez me répéter ce que vous cherchez…?
Elle me dirige alors sur les gymnases. Il s’agit de contourner les bâtiments que nous avons visités et de dévaler la rue de Morat pour remonter à flanc de colline. Je file, trop heureux de me débarrasser d’elle. Au bout de quelques minutes, je fais irruption sur un terrain de basket. L’arbitre fait preuve de sollicitude. Lui aussi essaie de comprendre ce que je cherche. Je ressors. J’aperçois un noir encapuchonné, le hèle. Il ne parle pas français. Quatre à quatre, je monte les marches de l’escalier qui mène aux remparts, dans le quartier de l’Alt, et me voici devant la porte d’où je suis parti vingt minutes plus tôt. La bibliothèque est toujours là, avec sa salle de lecture éclairée qui donne sur la rue Joseph-Piller, et en face, le bâtiment scolaire est celui que j’ai exploré avec conviction au début de ma recherche. Mon jeans est moite, mon T‑shirt mouillé, le cours vient de commencer. Je souffle sur un banc. Soudain la dame sort à reculons du bâtiment, tourne la clef dans la serrure.
- Alors, vous avez trouvé votre leçon de judo?
- Oui, merci.
- Tant mieux, tant mieux… Bonne soirée!
Sir Paul
Dans New, son album paru ces jours, McCartney chante: “On my way to work, I road a big green bus…” Lui qui ne se rend pas et jamais ne s’est rendu à son travail à l’heure de pointe, lui l’homme le plus riche d’Angleterre, désormais septuagénaire, parce qu’il joue de la pop, demeure captif de son public et faute de s’identifier à celui-ci, ne saurait l’enchanter.