Mois : novembre 2013

Gravity

Le mod­èle améri­cain, fondé sur une sol­i­dar­ité économique qui tran­scende les valeurs per­son­nelles et com­mu­nau­taires, s’est servi de la machine hol­ly­woo­d­i­enne comme d’un vecteur de réus­site, en pro­duisant à l’usage de la col­lec­tiv­ité des images qui ori­en­taient son ambi­tion. Aujour­d’hui, dans une société en décom­po­si­tion, ces images ont changé de fonc­tion. Elles par­ticipent à l’au­to-intox­i­ca­tion: elles flat­tent sur le mode fan­tas­ma­tique l’orgueil d’un peu­ple dont le mod­èle est en péril. L’his­toire tech­nique et morale de l’Amérique se pro­longe sur le mode de la fiction.

Intérêt

L’in­térêt de l’écri­t­ure, c’est l’écri­t­ure; le décen­trement du monde. Toute per­son­ne qui escompte des résul­tats autres sera malheureuse.

Friederich

Pre­mière nuit rue Jean-Gam­bach 13. Mus­cles bandés, dos raide, mau­vaise fatigue. D’ailleurs je ne dors pas. A trois heures, je suis assis dans le lit, je me promène dans les pièces. A la médiathèque, j’ai emprun­té deux DVDs. Un doc­u­men­taire sur les vach­es et un film de Peter Liechti sur les per­for­mances de Roman Sign­er.
Le cou­ple de locataire qui vivait dans l’ap­parte­ment est par­ti en mat­inée. Son nom, les Burns. Je me ren­dors, me réveille. Marche un peu, me recouche.
La salle de lec­tures du monastère est vaste, silen­cieuse, mal éclairée. Nos pupitres sont ordon­nés devant des stalles. Les accoudoirs sont pom­melés, le bois sculp­té de motifs.
Arrive le frère. Mains croisées sur la poitrine, capu­chon bas, vis­age clair, il s’a­vance à pas mesurés dans les couloirs, jette un œil aux travaux des étu­di­ants. J’éprou­ve à l’idée de le saluer une grande sat­is­fac­tion, mais au moment où il se campe devant mon pupitre ne sais plus si je dois lui don­ner du “père” ou du “frère”. Assuré que per­son­ne ne l’en­tend, il se penche vers moi et chu­chote:
- Vous ne pou­vez pas porter un tel habit en ce lieu.
Je m’aperçois en effet que je porte le T‑shirt noir bar­ré du nom Friederich en car­ac­tères goth­iques avec sa tête de bouc et son cru­ci­fix ren­ver­sé. A l’o­rig­ine de cet impair, mes insom­nies: comme je me lève et me couche à tout heure, je me trompe sur le choix de habits et nég­lige les règles de la bien­séance. Sous les yeux du frère, je retire le T‑shirt et con­sid­ère mon nom en blanc sur fond noir: pour la pre­mière fois, je remar­que que les trois extrémités du cru­ci­fix inver­sé évo­quent un sexe et deux couilles. Ce sont des Burnes.
Hon­teux, je quitte la salle de lec­ture. Une fois tra­ver­sé le cloître, j’at­teins la salle de ciné­ma. A l’écran, le générique de fin. L’é­clairage revient. Le frère pro­jec­tion­niste me félicite.
- Le scé­nario est excel­lent.
- Je vais vous dire, je n’ai jamais écrit ce film.
Le frère est per­plexe. Il rem­bobine le film. Je ne peux que con­stater: mon nom fig­ure en toutes let­tres dans le générique de début. Friederich, en let­tres blanch­es sur fond noir.
- Oui, mais c’est un erreur, Je vous assure que ce n’est pas mon texte.
- D’après vous, aui aurait pu met­tre votre nom au générique?
-… Liechti et Sign­er? Pour me piéger?

Fin

Sen­ti­ment que je n’au­rai pas le temps de finir l’écri­t­ure des livres en chantier, que le temps va man­quer, que la fin est proche.

Propriétaires d’immeubles

Au télé­phone, la pro­prié­taire du Criblet regrette que nous ayons choisi de tels locataires. Vous auriez atten­du une quin­zaine de plus, dit-elle, j’avais une dame qui… enfin, oui, une dame plus facile. Tous les meubles posés par votre prédécesseur, et que vous avez gardés, seraient restés en place, alors que ces Ital­iens, eh bien, ils exi­gent que les parois soient peintes à neuf, non, toutes les parois!
Je remâche cette mau­vais nou­velle, sur­pris, plus que cela, fâché d’être traité de la sorte par des gens à qui j’ai fait con­fi­ance, que j’ai aidé dans leurs démarch­es, à qui j’ai offert à boire, et comme nous descen­dons le Guintzet, en ce jour férié, habil­lés en femme de ménage, seau et bal­ai à la main, je grom­melle et fustige la mani­a­que­rie de ce cou­ple, jeune et déjà vieux, qui demande que nous grat­tions le four, net­toyions les lamelles de stores, la pous­sière des ampoules et que sais-je encore? Or, une fois sur place, si les petites exi­gences sont bien de leur fait et nous coû­tent qua­tre heures de tra­vail intense, il appa­raît que la pro­prié­taire a men­ti en leur imputant une demande de mise à neuf des pein­tures. Désireux de s’in­staller au plus vite dans leurs meubles, ils pren­nent dans l’é­tat. Gala empoigne le télé­phone, et sur ce ton mielleux et com­plaisant dont elle a le secret, explique à la pro­prié­taire que tout est réglé, que l’é­tat des lieux pour­ra avoir lieu en fin de journée, qu’au­cune pein­ture n’est exigée. La pro­prié­taire acqui­esce.
Vient la fin de journée et la pro­prié­taire. Une femme au vis­age ridé, vieille pomme de garde, voix aiguë, ton cas­sant, habits mous: devant laque­lle l’I­tal­i­enne réitère sa con­vic­tion, nous prenons dans l’é­tat, pas al peine de pein­dre. Or voici que la pro­prié­taire, n’é­coutant rien, lui fait dire qu’elle exige des pein­tures sur toutes les sur­faces et cela, devant moi.
- Madame, la locataire vous dit qu’elle n’en veut pas.
La vielle femme trot­tine, se pousse dans un coin, note dans unrap­port des tach­es, grif­fures, salis­sures qu’elle invente plus qu’elle ne voit et, par sécu­rité, ne sachant plus son rôle, l’I­tal­i­enne pho­togra­phie ces tach­es, salis­sures et grif­fures leur don­nant ain­si réal­ité. 
Je m’a­vance.
- Vous avez enten­du comme moi, n’est-ce pas? La locataire prend l’ap­parte­ment dans l’é­tat.
Alors la vielle femme, prenant la locataire par le bras, passe dans la cham­bre voi­sine et pour­suit sa prise de notes.
Puis elle réap­pa­raît et me place sous le nez un rap­port illis­i­ble para­phé d’une somme arbi­traire, Fr. 1600.-
Comme je refuse de sign­er, elle a ce mot:
- Vous êtes Français vous, n’est-ce pas?
Ce qu’elle entend alors, ce que je lui dis, la laisse aba­sour­die.
- C’est la pre­mière fois en trente ans de car­rière, dit-elle cachée der­rière le buf­fet, que quelqu’un me par­le ainsi!