Initiation à la planche à voile. J’y emmène Aplo. Le maître est blond, grand, plein de cheveux, il parle allemand et anglais, plaisante et compte dans dix langues. A même le sable, il explique la manoeuvre.
- Voilà, c’est à votre tour! Approchez, formez un cercle! N’ayez pas peur, nous sommes tous débutants ici!
Une voile à la main, nous devons trouver le point d’équilibre. Puis il nous remet à chacun une planche, nous mettons les planches à l’eau, nous montons sur les planches, tombons à l’eau, tenons, et quand nous sommes prêts, il nous prie de ramener le matériel.
- Approchez!
Il donne les prix des cours.
Lorsque le groupe se disperse, je demande le prix de location à l’heure.
- Vous avez déjà fait de la planche?
- Je fais du surf.
- Oui, mais ici, il s’agit de planche à voile, ce n’est pas pareil? Vous avez une licence? Je peux la voir? Dans ce cas, je ne peux pas prendre le risque.
Aplo et moi fixons la mer. Un mètre d’eau claire, fond de sable, vent nul.
Il y a dix ans, à l’extrême sud de Bali, sur la presqu’île de Bukti, je loue un surf. Je demande au garçon de m’indiquer les récifs de coraux. Il gribouille dans sa main trois cercles et m’indique les couloirs à emprunter pour rejoindre la ligne des vagues. Je rame vingt minutes, atteins le courant, essaie de surfer, tombe, ne retrouve plus le couloir, passe sous les vagues, vois les requins. Plaqué sur la planche, nageant du bout des doigts, inondé d’écume, je reviens en catastrophe, priant pour ne pas basculer au-dessus du corail.
- Ah, vous avez vu les requins? Oui, ils viennent parfois chasser près de la plage, c’est des requins blancs, mais pas des adultes.
Mois : octobre 2013
Club III
Paradigme
Ce dont on a aujourd’hui l’intuition dans l’ordre de la pensée est déjà devenu architecture et parfois ville, ou gît sur le bas côté, délaissé par choix au profit d’une intuition plus forte. De ce fait, le travail d’élucidation auquel procède la libre pensée se confond avec une exploration des possibilités de l’esprit, en tant qu’individuel, c’est à dire, sur un plan universel, insuffisant. En héritiers fortunés d’une histoire des idées qui compte des cohortes de héros, si nous voulons valoriser nos efforts, il ne reste qu’à parfaire des angles morts, ajuster des composantes, huiler des sections de machines, consolider les architectures. La plupart des esprits tombent ainsi dans le maniérisme ou dans la résignation, preuve que le paradigme selon lequel notre histoire s’est construite attend sa révolution.
Club II
Le bus municipal stationne devant les murailles d’Alcudia. Les enfants se réveillent en sursaut.
C’est jour de marché, le trafic est important, le spectacle prometteur: des calèches promènent les touristes entre les stands de fruits, sur les terrasses des retraités bronzent leur ventre. Je tire de la soute nos valises, le bus redémarre. Nous montons dans un autre bus lorsque Luv constate qu’elle charrie une valise inconnue. Au même moment, une blonde affolée et nordique la lui arrache des mains. Valises de même taille, de même tissu, également noires. Luv récupère sa valise, notre nouveau bus longe la baie. A bord un père de famille inquiet. Debout à côté du conducteur, la main en visière, il marmonne des phrases et sue. Il répète sa destination. Notre hôtel. Le Club Pollentia. Encore un club. Débarqués sur la piste cyclable, nous attendons une trouée pour traverser la route. Vaste réception, personnel débordé, petits problèmes. Gala me fait signe de ne rien laisser paraître; pour les enfants. Chambre à l’écart, piscine, palmiers (authentiques), femmes de ménages du monde entier, à moins que ce soit des clientes. Pour encaisser le coup, nous buvons. Gala ivre, se couche dans l’herbe, oublie tout, perd ses lunettes. La carte magnétique n’ouvre pas notre porte, la réception est à un kilomètre. J’assène des coups de pied, le service accourt: nous sommes bien devant le 17, mais pas à la bonne lettre. Les bâtiments, nous explique le gardien, sont identiques et donc numérotés. Plus tard, au buffet, entre des monceaux de nourriture, j’aperçois une bouteille de Carlos V. Je vais la rafler. Au dernier moment je vois que les mangeurs sont allés se ravitailler.
Club
Atterri à Majorque en matinée. Tandis que nous attendons dans un café de la Plaza de España le bus qui nous emmènera de l’autre côté de l’île survient une trentaine d’anglais patibulaires. Hommes et femmes portent un T‑shirt bleu barré d’inscriptions expliquant les relations à l’intérieur du groupe: qui mange quoi, aime ceci, n’aime pas cela, est célibataire, baise ou ne baise pas tel autre. Il est huit heures, chacun avale plusieurs canettes de bière. Aplo est interloqué. Je cherche les mots pour expliquer.
- Inutile d’en faire toute une histoire, me dit Gala.
Sous-enchère
N’avoir au-dessus de soi que du médiocre pour justifier son indigence et sa paresse intellectuelles, trait de caractère du peuple en démocratie que flatte le personnel politique; mais ce n’est pas tout — j’ai été frappé de constaté hier avec quelle arrogance, alors que je présentais une demande dans un bureau de Fribourg, une secrétaire à tête de linotte s’est soudain plu à répondre à l’homme qui me précédait, un cinquantenaire, dont tout le défaut était d’avoir la langue difficile et de l’accent. Ce type de rapports abusifs, tient lieu, pour les médiocres, de compensation et encourage une sous-enchère générale.
Liaisons
Projet d’un texte intitulé Liaisons qui traiterait du rapport être-apparence à travers la mise à nu d’un petit nombre d’activités clefs de notre vie urbaine, restaurants, magasins, bureaux, ceux-ci se proposant au lecteur sur le double aspect du décor (ce qu’on nous montre) et de la coulisse (ce qui sert à fabriquer ce qui est montré).
Inspiration
Pris des notes il y a quelques mois pour un Monsieur Contact, récit absurde où un homme, chauffeur de locomotive sur une voie désaffectée tient tous les rôles et fait le déroulé de l’histoire (il est à la fois le passager, le chef de gare, lui-même et sa femme). Je pars demain pour Majorque et me proposais en guise de divertissement, d’écrire le texte pendant la semaine de vacances. Or, je constate à la relecture de ces notes qu’il n’y a absolument rien. Trois phrases insensées, que j’ai bien du mal à relire, dont je me demande comment j’ai pu imaginer qu’elles permettraient à coup sûr de guider tout l’effort d’écriture. Ce qui témoignerait de l’illusion que peut produire sur l’esprit un moment d’inspiration: parce qu’on voit tout le texte, on croit qu’une poignée de notes suffira à en garder l’idée.
Matière
Etrange matière des rêves qui s’offrent avec une telle évidence pendant la nuit que je ne doute pas de pouvoir, moyennant de leur conférer par quelques phrases mnémotechniques, dans le demi-sommeil, une architecture qui les transportera jusqu’au jour, les conserver et me les répéter et qui, le matin, se délitent si bien, que je ne me souviens avoir prévu de me les redire que par hasard et au moment de le tenter apparaissent sans prise et son irrécupérables. Là où ils devraient être, ne se trouve plus qu’une sensation, un lieu vide.
Enfants
Rien ne m’émeut comme la vie de ces enfants contraints par la maladie à garder le lit, pensionnaires à long terme dans une service d’hôpital, soumis à des soins constants et compliqués. Je me représente l’entourage, la famille, les médecins, offrant avec courage leur réconfort, mais qui doutent, ce dont l’enfant, grandi par le danger qui le menace, n’est pas dupe.