Détour de cent kilomètres pour me promener sur les aires d’atterrissage de l’aéroport de Ciudad Real. Construit aussitôt abandonné. Il n’a jamais servi. Si je me souviens bien, il y a quelques années, il a été mis aux enchères par l’Etat. Des Chinois l’auraient acquis pour 1 Euro. Une dizaine d’avions sont garés sur la tarmac. Du stockage. Halles des départs, tour de contrôle, halles de fret, parkings, pistes tout est silencieux. J’essaie de pénétrer dans l’un des terminaux, mais il y a des flics qui s’entraînent à je ne sais quoi. Je remonte dans le bus, vais voir le Centre des visites, un bâtiment circulaire posé sur la colline. Forme babélique, forme d’un pâté. Le vent fait trembler les panneaux de couverture. Il en a emporté la moitié. De l’esplanade du Centre on voit une passerelle géante qui émerge du terminal passagers et barre l’horizon. Elle devait rejoindre la future gare TGV. Je m’en vais, un train passe.
Route 2
La gardienne de la “Tour du vin” ne me lâche plus. Elle aussi écrit. Elle a étudié la sociologie. “Intéressant”, lui dis-je. “Vous trouvez?”, me répond-elle. Je vais partir. “Vraiment? Est-ce que j’ai vu toutes les salles du musée? La laboratoire par exemple?”. Car il y a au pied de la Tour une exposition didactique sur la vinification. Des panneaux écrits, des photographies d’archive, une chronologie. J’entre, je ressors: trop fatigué pour lire. La gardienne me dit qu’elle a écrit un essai sur les attentats du 11M (attaque terroriste de la gare d’Atocha-Madrid le 11 mai 2004). Pas un livre, une enquête: “et j’ai trouvé la vérité, le gouvernement à menti”. Au hasard, je fais: “ce ne sont pas les Arabes?”. “Non, bien entendu”, fait la gardienne. Nous échangeons nos adresses mails. Au supermarché j’achète des glaçons et de la Skol. Dans une épicerie à l’ancienne, deux pains. Le bus est maintenant rangé sur un vaste terrain adossé la vigne, derrière une chapelle, l’Ermita San Cristobal. Je lave une salade, je bois la bière, je fais mon lit à bord du bus, drape safran, oreiller safran, duvet de plumes hongrois. Il n’y a pas un bruit, juste un chien qui aboie au loin. La chapelle reste éclairée toute la nuit. Au réveil, j’ai un message de la gardienne sur mon téléphone: “comment as-tu trouvé mon village?”.
Route
Déposé ce matin Gala à l’aéroport d’Alicante. Couché de bonne heure, réveillé de bonne heure. Pas dormi. A bord de la camionnette, je roule à travers les amandiers en fleurs. Plus loin, ce sont les mines de souffre, puis les reliefs volcaniques. L’œil a demi-fermé je vais lentement, j’évite l’autoroute, je traverse des hameaux, bois un café, parle avec les vieillards assis sur les places et devant les églises. Les amandiers sont roses, la terre est rouge. J’écoute Manchester Orchestra et REM. En début d’après-midi, après un menu dans un restaurant pour camionneurs, j’engage le bus sur une route abandonnée (en attente d’immeubles qui ne seront jamais construits) et dors. Le soir, j’atteins Socuéllamos, l’un des chefs-lieux de la région viticole de Valdepeñas, bourgade de maisons d’un étage sur un plateau. Au milieu de ses quartiers tracés au cordeau, une “Tour du vin”. Etroit mirador métallique de dix étages auquel le visiteur accède au moyen d’un ascenseur. C’est un musée. Qu’y a‑t-il à voir? La ville de Socuéllamos et ses vignobles. J’acquitte le prix du billet, trois Euros. Je monte. Voici la première “curiosité” de mon livre des “Curiosités espagnoles”.
Urbanización Eden
En fin de compte, le quartier satellitaire et ses façades de villas mitoyennes en sucre est le meilleur endroit. Il est silencieux, arboré, confortable, inhabité en cette saison. Maintenant que le vent est tombé, la température est constante: entre vingt-cinq et trente degrés. Après le petit-déjeuner et la consultation des journaux, je vais à la piscine où je suis seul. Nous mangeons, je fais la sieste. Si Gala ne veut pas sortir, je m’occupe des achats. Il y a un supermarché sur un terrain vague à un kilomètre de l’urbanización. Puis je me mets à la bière. La nuit venue, Gala regarde une série au salon, je lis de la philosophie au lit.
Valence-Time Square
Hier soir, je vantais à Gala les mérites de Valencia. Ce matin, nous avons roulé quatre cent kilomètres aller-retour pour visiter la ville. D’après ce que j’en disais, Gala jugeait qu’elle pourrait y trouver de quoi vivre: le parc dans le lit asséché du río Turia pour aller à vélo, les vieux quartiers, l’Université. Ce que nous avons trouvé, c’est une ville-aéroport, de jeunes idiots low-cost leur boisson à la main et à chaque coin de rue les enseignes commerciales de l’Empire. Cinq heures d’autoroute, une demi-heure à pester sur place.
Dunes
Promenade sur le bord de mer de Guardamar del Segura, entre la ligne des palmiers et la plage. Avec Monfrère, il y a trente ans, nous venions dormir le samedi dans les dunes pour échapper au train d’enfer que menaient les fêtards de la movida autour de la place Xuquer de Valence. De ma chambre, je comptais vingt bars à musique ouverts tous les soirs, ouverts toute la nuit. Nous venions et repartions en train. Guardamar était alors un village pour touristes espagnols. Le décor est le même aujourd’hui, mais il n’y a plus que des faux réfugiés ukrainiens, des ouvriers sud-Américains et des Scandinaves retraités qui dînent à l’heure de la sieste dans les Woks chinois. Les dunes n’ont pas bougé.
Eté avancé
Des oiseaux dans les eucalyptus, une terre jaune dressée au-dessus des cactus et la chaleur qui fige les palmiers. Au bout de l’allée la piscine a la forme d’une soucoupe. L’eau est claire, le silence complet. Je m’entraîne, puis sors la bière et profite d’entendre les chants. Un couple hollandais parle en coulisse, comme sur la scène d’un théâtre. Parfois un voiture démarre.
Eden
Les Espagnols appellent “urbanización” ces quartiers résidentiels conçus par les architectes pour êtres déposés sur un terrain vague à la périphérie des villes. Depuis que je suis enfant, je connais ceux qui servent de cités-repos aux travailleurs des capitales avec leurs vastes parkings à l’air libre, leurs bars de voisinage, leurs piscines communautaires et leurs terrains de sport, mais je n’avais jamais fréquenté leur équivalent touristique en bord de mer. L’ ”urbanización” Eden est bâtie sur les hauteurs de Guardamar del Segura, une station balnéaire de la Costa del Sol située entre Alicante et Carthagène. Composée d’un millier de villas contiguës blanchies à la chaux, elle est séparée de la mer par une semi-autoroute. Chaque maisonnette a deux étages. Le propriétaire qui vit dans l’appartement du premier accède à son logement par un escalier intérieur. C’est notre cas. L’appartement fait soixante mètres au sol, les meubles sont en aggloméré, les terrasses vitrées et chaudes, la cuisine bas de gamme mais pratique. La chambre à coucher donne sur la buanderie laquelle donne chez le voisin. A la signature du contrat, le futur propriétaire peut faire apposer sans supplément la faïence de son choix. L’on voit en façade des “José y María”, “Keppler haus”, Peer Gynt” ou encore “Sweet love”. D’après mes calculs que confirment les annonces des agences qui vendent le produit à Guardamar, un appartement de ce type coûte soixante mille francs. Un luxe accessible. L’ ”urbanización” se vide et se remplit selon les périodes de vacances des différents calendriers européens. L’aéroport d’Alicante débarque les habitants par vagues. En ce mois de mars, seuls vivent dans les maisonnettes des couples de retraités. Le soleil brille sur les toits. Les voitures sont alignées sous les palmiers. Au bout de la rue privative, accessible au moyen d’une clef, la piscine. Autour de cette cité qui doit ressembler du ciel à une navette spatiale garée dans le désert, des parcs de jeux pour enfants et des parcs de jeux pour les chiens. Nos voisins sont lituaniens, français, polonais, allemands, écossais.
Quatre étoiles
Banlieue de Viñaros onze heures le soir. Devantures closes, promeneurs de chiens, réverbères jaunes. Gala a faim. Trois heures que nous roulons dans la nuit. Après avoir abattu 220 kilomètres, l’ordinateur de bord nous perd. Une chance puisqu’il y a près d’une pharmacie de garde un restaurant tenu par des Colombiens. Ils fermaient, il rouvrent. Nous mangeons de la viande et des tomates. J’en profite pour demander la direction de l’hôtel. Je pariais sur l’est, le patron indique l’Ouest et affiche un plan sur son téléphone: à l’évidence l’adresse communiquée par le site de réservation est fausse. Lorsque nous aboutissons à la réception, un adolescent en costume nous dit: “vous êtes bien à l’hôtel Aura, mais il y en a deux, votre chambre est dans l’autre hôtel”. Je fais remarquer que l’adresse était fausse. Désinvolte il répond : “oui, il faudra changer ça”. L’autre hôtel Aura, ou plutôt le second bâtiment du même hôtel, est “à côté”. L’adolescent fait un geste par dessus l’épaule: “juste là!”. Je redémarre la camionnette, fais le tour du quartier, m’éloigne. Un promeneur de chien nous renseigne: il montre l’enseigne de l’hôtel Aura éclairée dans la nuit. Nous voici de retour devant le même bâtiment. J’attrape l’adolescent, l’amène dans la rue, exige qu’il montre le bâtiment. En effet, l’hôtel est “juste là”. Mais il est dans une impasse, inaccessible en voiture, invisible au regard; après vérification l’impasse n’a pas de nom.
El Prat
Aéroport de Barcelone. Le vol de Genève est annoncé au terminal B. En dernière minute, les moniteurs avertissent d’un changement de porte. Au lieu de déplacer la camionnette, je vais à pied. Malgré le retard à l’atterrissage, la salle d’accueil est à moitié vide. Je discute avec un père et son fils qui tiennent une agence de snowboard dans les Pyrénées. Ils attendent un client. Devant la porte coulissante des “arribades”, une Andine; au seul guichet ouvert une autre Andine. Quand un homme à la mine patibulaire jette son sac à la volée et s’allonge sur le sol. Chacun à vu. Personne ne veut voir. L’homme gît sur le dos. Le T‑shirt remonté sur le ventre, le pantalon tombé, il est à demi-nu. Peut-être est-il mort? Une troisième Andine, haute comme trois pommes, se place à son côté l’air démuni. Je m’approche du géant étalé au sol : “you are drunk or you are about to die?”. Des borborygmes, des signes de dénégation — il ne meurt pas. Mais rien n’y fait, l’Andine n’arrive pas à le faire partir. Elle est effrayée. Elle ne peut abandonner la partie, elle n’ose pas intervenir, il n’y a ni policier ni garde. L’homme gît au milieu du terminal. Les moniteurs affichent de nouvelles informations. Un retard supplémentaire est annoncé pour l’avion de Genève. Au bout d’une demi-heure, je constate que des passagers venus de l’esplanade extérieure demandent à l’Andine responsable des “arribades” à récupérer leurs valises. J’en fais la remarque au père et à son fils qui répondent “c’est impossible”. Ils n’ont pas tort, car on a jamais vu des passagers sans billets entrer dans la partie sécurisée d’un aéroport. Pourtant l’Andine se laisse persuader. Elle fait passer. Arrivent d’autres passagers. Eux aussi réclament leur bagage. L’Andine ne sait plus où donner de la tête. Elle regarde l’homme qui gît sur le dos, elle est assaillie par des passagers furieux. Survient Gala au bras d’un jeune Américain qui explique que les Genevois ont été poussés vers le terminal B alors que les valises étaient débarquées au terminal A. Distance entre les terminaux, un kilomètre. Sa valise récupérée, je pars chercher la camionnette. Aux caisses automatiques du parking, une hôtesse de l’air se précipite sur moi: “vous avez réussi à payer, vous?”. Je n’ai pas encore essayé. J’essaie. Refus de la machine. Qui s’éteint. Devant la barrière de sortie, je négocie. Un employé arrange l’affaire. Je cherche le terminal A. Le géant est couché en travers du quai de chargement des taxis. Le trottoir où m’attend Gala est en vue. La piste de sortie du parking n’y conduit pas. Elle me guide hors de la l’aéroport, me met sur l’autoroute de Valence.