Sur le quai, trente personnes — je viens de compter. Pas une ne parle. Un train de marchandises s’engouffre. Long effet. Pour le première fois — peut-être en raison de l’ambiance funèbre — je sens le poids d’un tel convoi. Je fixe la plateforme, puis remonte le long des piliers et regarde trembler le toit. La tenue du bâti m’étonne. Peu après, second transport. Un fracas considérable. Quelle précision pour aiguiller un aussi grand nombre de wagons pleins! Quelle maîtrise! Déjà, en arrivant en voiture dans ces faubourgs de Zurich, je me disais: voilà la richesse de la Suisse. Des hommes et des femmes qui travaillent. Le régional pour Lenzburg tarde vingt minutes à entrer en gare. Au même rythme, jeunes et vieux prennent place. Nous traversons une campagne déclassée. Hangars, bureaux, usines sont posés sur le plat comme autant de parallélépipèdes. Ici et là, sur la hauteur, un vieux château, une auberge où boire le vendredi. Des feux en grande quantité, les automobilistes attendent. Tout à l’heure, pour faire de la conversation, l’employé de chez Dodge qui me conduisait à la gare me dit: “Moi, c’est le moteur. Moto ou voiture. Quand je suis en forme, je roule d’une traite jusqu’au Portugal. Mais le train, jamais.”
Valais
Sion — Monami me surprend dans le grenier à livres d’Emmaüs. Il a un chien. Acheté pour son fils. Qui, cet après-midi, comme toutes les après-midi, est à l’école. “Il est vrai qu’il ne s’occupe pas beaucoup de Vréo”, me dit-il. Je m’attarde un peu: après avoir passé deux heures à parler avec l’armurier local — raison de ma visite — calibres, optique, canon et prise en main, je cherche l’étagère Philosophie.
-Il n’y en a pas, me dit Monami.
Nous prenons une eau minérale à la station-service, avant d’assister à un cours de Krav Maga dans un bâtiment industriel rose. L’échauffement fini, c’est le combat au sol. Pour moi, chose nouvelle, épuisante. Ces derniers jours, j’ai roulé 1500 kilomètres et bu près de trente litres de bière. Pour mesurer mon niveau, l’assistant me défie. Il m’enserre de ses jambes, puis écrase. Il est jeune, fort et convaincu. Une fille se blesse, il me relâche. Suivent des combats debout, moins fatigants. Après quoi, satisfaits et légers, nous remontons chez Monami à Verbanne. Il nourrit ses poules, le chien mange, nous visionnons des films. Au réveil, je roule en direction de Goppenstein. Là, je mets la voiture sur le train pour franchir le Lötschberg. Manoeuvre silencieuse. Drôle de peuple des montagnes. A bord des véhicules, des conducteurs isolés. Un clarté blafarde, des feux, rouges, puis verts. Nous avançons au pas, roulons sur les wagons. Le train s’enfonce dans la nuit. Seul repère, le téléphone portable à l’intérieur du véhicule qui me précède. En milieu de tunnel, le train qui arrive de Kandersteg. Sentiment de maîtrise, de froideur. De l’autre côté, il est midi. Deux par deux, les enfants gambadent le long de l’unique trottoir du village, s’arrêtent pour jouer avec les vaches.
Dentiste
Gala que j’ai persuadé de passer la nuit dans notre suite Las Vegas plutôt que d’aller dormir chez sa grande amie lausannoise en attente d’une intervention chez le dentiste, monte le ton au restaurant, à son habitude houspille ramenant dans la conversation des reproches vieux de cinq et dix ans puis, de retour à l’hôtel, s’habille sans un mot, claque la porte et s’en va, craignant si elle ne prend pas aussitôt le train de manquer ce rendez-vous programmé pour le lendemain à neuf heures.
Las Vegas
A Fribourg, nous occupons la suite de soixante mètres que le directeur de la tour-hôtel, mon ami boxeur, met à notre disposition. La chambre donne sur l’abbaye de la Maigrauge. A l’autre bout, le salon ouvre sur le salle Equilibre et le temple protestant. Au milieu, une salle d’eau avec un jacuzzi circulaire de la taille d’une piscine pour enfants. La faïence est rose et blanche, les robinets dorés. Sur la place, les Turcs font vrombir leur japonaises tunées. Ils m’expliquent où garer ma voiture surdimensionné, puis je rejoins les employés au Central. Le prisonnier est là, content, inquiet, plein d’anecdotes sur sa vie de trafiquant en Guinée-Bissau, pleurnichant soudain sur sont sort, convaincu que sa femme va le mettre à la porte le soir-même, se ressaisissant alors pour dire: “m’en fous! je vais me trouver un bateau et m’installer, ensuite je ferai du cabotinage à partir du Liberia” (le surlendemain j’apprends par Monpère qu’en effet, son amante l’a renvoyé et qu’il est à la rue). Gala nous rejoint après s’être reposée, habillée, maquillée. Longue nuit, puis buffet à midi moins cinq, juste avant l’heure de fermeture, servis par le cuisinier qui pour Gala cuit un oeuf quatre minutes.
easyJet
Entretien en public à l’Université de Genève autour d’easyJet. J’aime ces exercices. Ce côté échafaudage des propos et recherche à voix haute. D’ailleurs mon projet est bien ancré: une fois remis à Allia la nouvelle version de l’essai, se concentrer sur ces oraux, sans appui sur l’écriture immédiate. Ce matin, il ne s’agit que d’extrapoler à partir du livre publié il y a cinq ans pour discuter — tel est le thème du festival Histoire et cité — des enjeux de la liberté; à l’avenir, j’imagine plutôt une sorte de conférence sans notes qui permettrait d’assembler dans une forme éphémère les théories lues pour défendre les thèses de l’essai. Après les questions du public, cinq au total, signature du livre sur le stand Payot. Au bout de la table, le bonimenteur Jean Ziegler.
Première nuit
Chez Olofso, à la périphérie de Genève. Je loue une place de stationnement à Lausanne — trop petite. Une autre à Genève — trop petite. Ainsi, après avoir introduit entre lignes et butoirs, ma voiture sur la place Visiteurs, devant le bâtiment d’Olofso, je pars prendre le train ma valise sous le bras. Une heure plus tard, je suis avec Gala, dans un restaurant près de la gare, à Lausanne. Retrouvailles survoltées. Nous parlons, nous buvons, nous ne mangeons pas. Aplo passe nous voir, s’en retourne. Nous poursuivons, puis la nuit bien entamée, nous gagnons l’arrière-boutique (nous ne savons plus nos noms). A l’aube, je m’endors. Peu après Monfrère frappe à la porte. C’est le matin.
-Réunion avec les courtiers en assurance dans cinq minutes!
Comme il se doit: j’oubliais. De plus, la rencontre a lieu dans leur bureau. Moquette, vue sur le lac, plantes, tableaux à courbes. Ces messieurs, émoulus des meilleures écoles de chiffrage, assis de part et d’autre d’une table ovale sur laquelle la secrétaire à déposé des dossiers et de petites tasses de café, m’expliquent combien de centaines et de milliers de francs ils nous ont fait économiser cette année.
Points
Avant de mettre la voiture en position sur l’autoroute, nous faisons de l’essence. Visualisant mon arrière-boutique de Lausanne, j’annonce à Evola que je veux faire des provisions. La régime est ainsi établi: une fois arrivé en Suisse, je me réfugie et sors le moins possible. Il faut des sandwichs pour tenir. Etant donné l’équivalence des produits de supermarché entre la France et la Suisse et la différence des prix, mieux vaut prévoir. Je prends d’ailleurs un grand plaisir à cette radinerie calculée: ne pas laisser un franc au double monopole de nourriture suisse me ravit (je m’abstiens de penser que mon franc va au quadruple monopole de nourriture français). La chance est avec nous, il y a un Intermarché derrière la station-service. J’achète vite et sans apprécier du jambon sec, du jambon rose, un camembert, un chaussée-aux-moines, du yoghurt grec et de la baguette. Arrivé aux caisses, toutes les conversations portent sur les points. Un monsieur fait vérifier sa carte de points pour savoir quels achats il pourra se permettre, une mère fait scanner les pots de bébés à deux reprises pour s’assurer que la caissière à bien “enregistré les points”, la dame qui nous précède (elle achète une demi-bouteille de champagne et de la viande pour chat) demande quand elle pourra obtenir le rabais sur la vaisselle d’été. J’évoque pour Evola Budapest et le désespoir des ménagères à la fin du régime.
Retour d’Aragon
Avec Evola sur le bassin de Thau. Au départ d’Agrabuey, dans la matinée, une croûte de glace enserrait la voiture. J’ai dégagé au racloir. Le toit de neige s’est envolé plus tard, après le passage du tunnel sur la France, dans la descente des Pyrénées. L’Aude était battu par un vent de travers. Il m’a fallut renoncer à doubler les semi-remorques sur les sections à piste double: bien qu’ils crispassent leurs mains sur les volants, les chauffeurs perdaient le cap. Dans le siège passager, Evola maugréait. Il avait oublié son tabac. Au restoroute de Carcassonne, il demande une pochette. Avant de la lui tendre, le caissier annonce le prix. A distance, je vois les gestes d’étonnement. J’approche. Comme Evola, je fais répéter au caissier. Qui confirme. Puis la bouche en cornet, il se solidarise : “n’achetez pas! c’est scandaleux! voilà notre pays! l’Etat nous étrangle!”. Nous repartons sans le tabac. Plus tard, nous marchons dans Balaruc, près de Sète, la ville où j’ai mes habitudes d’étape. Le vent pousse et tire. Devant les boutiques les victuailles pour touristes (il n’y en a pas) sont lestées de poids. Le gérant d’hôtel, un sourire en coin:
-Un bar? Ah ça, je ne sais pas!
Evola croit qu’il plaisante.
-Si vous avez de la chance…
Or, il est quinze heures. La salle à manger ouvre à dix-neuf heures trente. Evola trouve ses cigarettes. Chacun son obsession: lui fume, je bois — et si je l’ai amené derrière l’église, dans ce bar-tabac fréquenté par des demi-voyous et des assisté, c’est que la bière pression y est étrangère donc bonne. Evola, roulant sa cigarette:
-Mm… ça te plaît ici?
Sans attendre la réponse, il sort. Comment ne pas lui donner raison? Désespérant ce lieu. Mais quoi? A l’image. Ville de bains hors-saison. France. Je veux dire: la France actuelle. Car le moral est brisé. Les visages, le pas des gens, leur habillement, l’enjouement calculé, tout le dit. Je fais cette remarque: “dans les années quatre-vingt, la Hongrie offrait à peu près le même atmosphère gluante”. Nous allons voir l’eau du port. Elle est claire, agréable à regarder. Les restaurateurs récupèrent les ardoises envolées, les attachent: menu touristique. Puis nous trouvons notre bar. Celui où j’ai bu en décembre et en juillet, l’an dernier, avec Gala. Problème (d’alcoolique), la serveuse n’a pas de verre d’un demi-litre- je le sais, expérience vécue lors de mes précédentes haltes.
-Vous n’avez pas de verre d’un demi-litre, n’est-ce pas?
-Non, mais je vais vous en dénicher un!
Elle sort, entre chez un voisin, rapporte ce qu’elle nomme “une pinte”. Ce qui nous amène à parler taille. La serveuse se plaint d’être trop petite. Elle est jeune. Elle mesure un mètre cinquante. Au comptoir, une buveur solitaire. Un quatre-vingt-cinq. Ancien champion de tennis. Nous sympathisons. Après avoir traité la question “la serveuse va-t-elle encore grandir?”, nous parlons des types de terrain — gazon, dur, terre battue — de la vitesse de la balle, de chocolat et du fromage de Gruyères. Enfin, l’homme nous fait la publicité de cet événement, le passage à Sète la semaine suivante des plus grands voiliers d’Europe. Evola avale des pastis, je reste à la bière. Le temps passe. Nous rejoignons la salle à manger ivres. En décembre, elle faisait le plein de curistes. Une dame se plaignait de ma suite de plats. Aussi, pourquoi avais-je droit aux huîtres et pas elle? Le patron lui expliquait, plusieurs fois, jusqu’à ce qu’elle accepte son sort: “madame Bonfant, ce Monsieur est de passage, il a pris un menu dégustation, ce n’est pas une pensionnaire”. Et comme elle ne se rendait pas, discrètement, à l’insu des compagnons de cure, il lui apportait trois huîtres dans une assiette à café. Seulement…
-Ces jours, elles sont interdites, nous déclare le gros serveur.
Devant la mine dépitée d’Evola, il précise:
-Malades. C’est la salmonellose.
Puis il nous prend fraternellement par l’épaule:
-Je vous apporte des moules à la crème.
Entre temps, l’autre table a reçu ses commensaux. Ils sont quatre. Une vieil homme, une vieille femme, un autre viel homme, une autre vielle femme. Qui parlent de ceci, de cela, répètent ceci, puis cela, hésitent, se demandent s’ils se sont compris, marquent une pause, recommencent les mêmes questions et donnent les mêmes réponses.
-Quand on en est là, il n’y a plus qu’à se flinguer, dit Evola.
Il leur demande:
-Vous êtes ici pour la cure? Vous êtes des couples?
-Non, nous sommes assis à la même table. Un hasard.
-Mais vous venez pour les eaux?
-Non.
Alors Evola, se tournant vers moi:
-Mangeons.
Ce que nous faisons — en abondance, de sorte que le sommeil (pour moi au moins, car Evola semble à toute épreuve) est lourd, noir, difficile, pris dans les difficultés de la digestion d’une cuisine à la française.
Lendemain, lorsque nous réglons la facture, Evola fait observer au patron que le portail du parking ne s’ouvre plus de l’extérieur.
-Oui, dit-il, c’est possible. Quelqu’un me l’a déjà dit en septembre. Il faudrait que je done un coup de graisse.
(Ce “quelqu’un”, c’est moi).