J’oubliais: dans l’Europe nouvelle, il faut un permis de conduire jusque dans les îles. Ajoutons que l’opération, comme il se doit, est commandée par une multinationale. Si à Milos j’ai pu m’arranger, c’est que le loueur commerçait sous son mom. Ici, à Ios, Europcar a racheté les succursales grecs. A la clef, toutes les mesures de police, d’assurance, de réassurance. Voyez-vous, dis-je à l’aimable et bornée jeune fille, l’Union européenne vous écrase et non contents, vous légitimer ses visées en vous pliant à ses diktats (mais les Grecs n’ont pas l’idée de l’efficience politique — l’habitude est aux palabres, à la dispute sportive entre partisans, de préférence sur le port, à l’heure de l’apéritif, et le reste, c’est Athènes, de longue date aux mains d’une poignée d’incompétents qui détournent la manne). Fâché, je loue un bateau. Le capitaine me propose de travailler au noir. Non que cela rende le prix plus abordable (le rapport qualité- prix n’est pas bon dans les Cyclades), mais cela lui permettra de verser une obole moindre à la hiérarchie autoritaire qui, de Bruxelles, mène à ce petit port où officient une maréchaussée. Voler l’Etat étant à mes yeux un devoir citoyen, par ailleurs pressé de prendre le large, je signe. Quelques minutes plus tard, propulsée par deux moteurs Yamaha, l’embarcation met le cap sur les criques du ponant. L’eau est turquoise, les fonds dorés, le roc saillant, bref, tous les adjectifs que l’on voudra — c’est une merveille. Luv enfile des palmes, je passe une masque, nage marche le long de la plage, reviens. Sur le pont, nous ouvrons des bières. Puis le capitaine cingle vers des grottes. Couchés sur la proue, devant la cabine, nous longeons la côte pendant des heures.
Ouest
Balade en scooter dans la partie ouest de l’île de Milos, la plus désolée. Au premier arrêt, devant une chapelle, un chat nous attend. Ils nous regarde descendre vers la crique. De retour, nous le caressons encore, puis reprenons la route; succède un chemin, puis un sentier. Sur les cailloux ronds, pointus, rouges, blancs et noirs, je roule avec prudence. Si nous cassons une pièce, nous sommes à dix-huit kilomètres du port d’Adamantas. Les rares maisons sont fermées. Le temps se gâte, le vent se lève. Je ralentis pour éviter l’embardée, Luv se penche. L’averse s’abat sur un îlot mais épargne la côte. Le soleil revient. Le soir, entraînement au bâton, une section de roseau séchée à l’eau de mer que j’ai ramassée dans la crique. Puis la seule chose que nous trouverons à manger de la semaine, de la salade grecque. Il y a bien du “gyros” c’est à dire le kebab international, ce hamburger du pauvre — donc salade, et bières, Mythos, Kaiser, Mamos, Fix.
Bruit
A quatre heures du matin, série de coups. Réveillé en sursaut, je retire mes tampons et dresse l’oreille. Encore des coups. Comme un marteau qui frapperait un conduit. Le rythme est irrégulier. Un arrêt. Je me recouche. Cela reprend. J’en profite pour aller aux toilettes. De retour, je patiente quelques minutes, puis c’est assez. J’ouvre la porte et avec cette voix endiablée que je sais fabriquer (entraînement liée au hardcore), je hurle en anglais : “silence!”.
Le bruit s’arrête puis reprend. Il va en diminuant. Comme s’il s’éloignait ou que l’on frappe avec moins de vigueur. Luv se rendort. Plus tard, j’arrive à une conclusion — ce qui me réveille: le couple à côté, il faisait l’amour! Alors, je m’en veux. Pourtant, j’aurais juré, cela ressemblait à des coups de marteau. Le matin, avec Luv, nous faisons le test. Je pousse le lit de métal contre le mur. Luv n’est pas convaincue. De plus, le reste de la nuit, j’ai mal dormi. En effet, je songeais: “Alexandre, tu vas descendre pour le petit-déjeuner et tu vas te trouver nez à nez avec ce couple!. Or, sortis dans le couloir, nous constatons qu’il n’y a pas de chambre à côté de la nôtre.
Bateau
Au Pyrée, Luv étonnée par les ferries. Elle n’avait vu que les bateaux du Léman. Nous prenons place à bord d’un appareil de la Aegean speedline à destination de Milo. A l’embarcation, désordre qu’eut aimé filmé un Fellini. Une Mythos à la main, sur des sièges défoncés, parmi les clochards, nous admirons. Les semi-remorques klaxonnent des familles chargées d’enfants, un militaire tire sa valise à roulettes derrière son vélomoteur tandis que des gamines dansent devant un fourgon de boucherie. Cherchant à faire une percée, des japonaises ondulent comme un banc de poissons. A l’heure dite, la sirène retentit, le bateau quitte le port. Quatre heures plus tard, nous sautons à terre et nous retrouvons, pour ainsi dire, directement dans notre chambre : l’hôtel Portiani prolonge le quai de débarquement.
Athènes 3
Levés tôt pour visiter l’Acropole que nous contemplons d’abord depuis le toit de l’hôtel situé aux abords du jardin botanique. Comme pour toutes ces attractions historiques monnayées par les Etats (à moins que ce ne soit par cette compagnie chinoise qui, dit-on, aurait racheté le monument), accès humiliant, exigeant une attente de plusieurs heures. Nous renonçons. Au lieu de monter, nous tournons autour du monument. J’explique Hérodote, Platon, les quatre ordres architecturaux, le statut de citoyen tandis que nous marchons dans des jardins jonchés d’ordures, entre des latrines improvisées et des couvertures sales, assistant au réveil de troupes de clochards et d’immigrés.
Athènes
Athènes avec Luv. Monami me dit: “profite, ce ne sera pas souvent!”. A l’heure de l’apéritif nous sommes dans les quartiers bas, près du marché couvert. Elle prend son courage à deux mains pour annoncer qu’elle a un petit-ami. Je la félicite.
-Il est Mexicain, ajoute-t-elle.
-Très bien.
Ragaillardie, elle me suit par les rues. Nous traversons un quartier pris par les immigrés. Les valises sont encore sur les trottoirs. Un miller d’individus en guenilles, la face au cirage, hirsutes, pérorant devant des bâtiments aux façades trouées. L’éclairage public est faible. Des plantes crevassent les trottoirs. Nous ressortons de la mêlée:
-Voilà ce que ça donne, lui dis-je. Ils viennent d’arriver mais ils sont là pour rester. Tu as vu des femmes?
-Deux.
-Mais encore?
-Une voilée et une prostituée.
-Exact.
Comme nous remontons une avenue chinoise (population, magasin, enseignes), je me dis une fois de plus que l’effet domino est trop flagrant pour que cette présence massive d’énergumènes venus des campagnes profondes du Pakistan n’ait pas été organisée ici, dans nos centre de commandes. Pour la Grèce, le déroulement laisse peu de doute: asservissement par la dette, rachat massif par les capitaux étrangers des actifs d’état, mise en faillite des banques nationales, déclenchement de la crise et appauvrissement mécanique du peuple. Après quoi les propriétaires abandonnent les bâtiments dans lesquels s’incrustent ces miséreux débarqués par les bons soins des associations de bienfaisance (elles-mêmes subventionnées par les mêmes centres de commande). Triste spectacle d’un effondrement qui a commencé, pour la Grèce, dès les années de corruption massive sous le régime de Papandréou.
Scène
Croisé mon ami et collègue ce matin. Il partait donner un concert à Saint-Etienne. Amplis, instruments, bagages, camionnette, hôtel, sound-checks, repas et début de beuverie, concert et suite de beuverie puis remballer et prendre le chemin du retour. S’enfermer dans une chambre pour écrire ne fait pas rêver quand on a dix-sept, vingt, trente ans. La scène, voilà ce qui fait rêver. Mais à partir de quarante ans, on se félicite de n’avoir plus à monter sur scène, de pouvoir simplement aller se poser sur un chaise en fermant la porte dans son dos.
Monnaie
Entraîné par Evola dans les appartements de S. à Lausanne. Se tient là une réunion du comité d’initiative Monnaie pleine. Le projet soumis au vote porte sur l’interdiction faite aux banques privées de fabriquer de la monnaie. Nous sommes six à discuter autour d’une table ovale chargée de documents, de chandeliers, de crucifix, de saucisson et de fromage. Les parois sont chargées de livres. Chaque étagère comporte une étiquette indiquant le thème de l’étagère mais mon sentiment est que les livres sont mélangés, que le système est dépassé, que les volumes ont voyagé.
-Posez-moi des questions, nous enjoint l’hôte.
Car le sujet est technique. Si je comprends bien, l’un des buts de la réunion est de se mettre d’accord sur la communication. En d’autres termes, comment expliquer les enjeux aux votants. Ici le bât blesse. Ce dont les premières réponses données aux participants témoigne assez: ils posent d’autres questions, croient avoir compris, n’ont pas compris… Pour moi, je n’en mène pas large (et cependant, il y a quelques années, j’ai lu et visionner des documentaires sur le sujet). S. cet homme enthousiaste qui a fait une prière avant de s’asseoir a‑t-il pris la mesure des forces qui défendent le status quo? Certes — mais, parce que ce type de militantisme suppose de la foi, n’est-il pas égaré par celle-ci? Pour avoir une chance de vaincre la coalition des intérêts au pouvoir, il faudrait jeter dans les batailles des moyens colossaux. Pour l’instant, je ne vois que six personnes qui confectionnent d’aimables sandwichs. Un couple, lui comme elle affichant la maigreur des figures d’El Greco. Ils représentent les SEL du Nord-vaudois et distribuent de petites bouteilles qui contiennent de l’eau de bouleau. A part Evola et moi, un ancien journaliste, un militant national et un mathématicien. Les autres, là-bas, partout, à travers le monde, appartenant à la même troupe armée en costumes, devant leurs ordinateurs, calculent les risques de contagion d’une telle initiative lancée par des “fouilles-merde”… Ou plutôt, ils se disent rassurés. En effet, un jeune conseiller vient de rendre son verdict : “ne vous inquiétez pas, personne ne comprend ce que nous faisons donc le peuple nous fait confiance”. La réunion se poursuit. J’écoute. Je grignote. Je bois. Participe tant bien que mal. Au fond, je suis désolé: la bonne volonté et son organisation démocratique ne peuvent plus rien pour défaire les monstres auxquels notre société s’est livrée.