Retour d’Aragon

Avec Evola sur le bassin de Thau. Au départ d’A­grabuey, dans la mat­inée, une croûte de glace enser­rait la voiture. J’ai dégagé au racloir. Le toit de neige s’est envolé plus tard, après le pas­sage du tun­nel sur la France, dans la descente des Pyrénées. L’Aude était bat­tu par un vent de tra­vers. Il m’a fal­lut renon­cer à dou­bler les semi-remorques sur les sec­tions à piste dou­ble: bien qu’ils crispassent leurs mains sur les volants, les chauf­feurs per­daient le cap. Dans le siège pas­sager, Evola mau­gréait. Il avait oublié son tabac. Au restoroute de Car­cas­sonne, il demande une pochette. Avant de la lui ten­dre, le caissier annonce le prix. A dis­tance, je vois les gestes d’é­ton­nement. J’ap­proche. Comme Evola, je fais répéter au caissier. Qui con­firme. Puis la bouche en cor­net, il se sol­i­darise : “n’a­chetez pas! c’est scan­daleux! voilà notre pays! l’E­tat nous étran­gle!”. Nous repar­tons sans le tabac. Plus tard, nous mar­chons dans Balaruc, près de Sète, la ville où j’ai mes habi­tudes d’é­tape. Le vent pousse et tire. Devant les bou­tiques les vict­uailles pour touristes (il n’y en a pas) sont lestées de poids. Le gérant d’hô­tel, un sourire en coin:
-Un bar? Ah ça, je ne sais pas!
Evola croit qu’il plaisante.
-Si vous avez de la chance…
Or, il est quinze heures. La salle à manger ouvre à dix-neuf heures trente. Evola trou­ve ses cig­a­rettes. Cha­cun son obses­sion: lui fume, je bois — et si je l’ai amené der­rière l’église, dans ce bar-tabac fréquen­té par des demi-voy­ous et des assisté, c’est que la bière pres­sion y est étrangère donc bonne. Evola, roulant sa cig­a­rette:
-Mm… ça te plaît ici?
Sans atten­dre la réponse, il sort. Com­ment ne pas lui don­ner rai­son? Dés­espérant ce lieu. Mais quoi? A l’im­age. Ville de bains hors-sai­son. France. Je veux dire: la France actuelle. Car le moral est brisé. Les vis­ages, le pas des gens, leur habille­ment, l’en­joue­ment cal­culé, tout le dit. Je fais cette remar­que: “dans les années qua­tre-vingt, la Hon­grie offrait à peu près le même atmo­sphère glu­ante”. Nous allons voir l’eau du port. Elle est claire, agréable à regarder. Les restau­ra­teurs récupèrent les ardois­es envolées, les attachent: menu touris­tique. Puis nous trou­vons notre bar. Celui où j’ai bu en décem­bre et en juil­let, l’an dernier, avec Gala. Prob­lème (d’al­coolique), la serveuse n’a pas de verre d’un demi-litre- je le sais, expéri­ence vécue lors de mes précé­dentes haltes.
-Vous n’avez pas de verre d’un demi-litre, n’est-ce pas?
-Non, mais je vais vous en dénich­er un!
Elle sort, entre chez un voisin, rap­porte ce qu’elle nomme “une pinte”. Ce qui nous amène à par­ler taille. La serveuse se plaint d’être trop petite. Elle est jeune. Elle mesure un mètre cinquante. Au comp­toir, une buveur soli­taire. Un qua­tre-vingt-cinq. Ancien cham­pi­on de ten­nis. Nous sym­pa­thisons. Après avoir traité la ques­tion “la serveuse va-t-elle encore grandir?”, nous par­lons des types de ter­rain — gazon, dur, terre battue — de la vitesse de la balle, de choco­lat et du fro­mage de Gruyères. Enfin, l’homme nous fait la pub­lic­ité de cet événe­ment, le pas­sage à Sète la semaine suiv­ante des plus grands voiliers d’Eu­rope. Evola avale des pastis, je reste à la bière. Le temps passe. Nous rejoignons la salle à manger ivres. En décem­bre, elle fai­sait le plein de curistes. Une dame se plaig­nait de ma suite de plats. Aus­si, pourquoi avais-je droit aux huîtres et pas elle? Le patron lui expli­quait, plusieurs fois, jusqu’à ce qu’elle accepte son sort: “madame Bon­fant, ce Mon­sieur est de pas­sage, il a pris un menu dégus­ta­tion, ce n’est pas une pen­sion­naire”. Et comme elle ne se rendait pas, dis­crète­ment, à l’in­su des com­pagnons de cure, il lui appor­tait trois huîtres dans une assi­ette à café. Seule­ment…
-Ces jours, elles sont inter­dites, nous déclare le gros serveur.
Devant la mine dépitée d’Evola, il pré­cise:
-Malades. C’est la sal­mo­nel­lose.
Puis il nous prend frater­nelle­ment par l’é­paule:
-Je vous apporte des moules à la crème.
Entre temps, l’autre table a reçu ses com­men­saux. Ils sont qua­tre. Une vieil homme, une vieille femme, un autre viel homme, une autre vielle femme. Qui par­lent de ceci, de cela, répè­tent ceci, puis cela, hési­tent, se deman­dent s’ils se sont com­pris, mar­quent une pause, recom­men­cent les mêmes ques­tions et don­nent les mêmes répons­es.
-Quand on en est là, il n’y a plus qu’à se flinguer, dit Evola.
Il leur demande:
-Vous êtes ici pour la cure? Vous êtes des cou­ples?
-Non, nous sommes assis à la même table. Un hasard.
-Mais vous venez pour les eaux?
-Non.
Alors Evola, se tour­nant vers moi:
-Man­geons.
Ce que nous faisons — en abon­dance, de sorte que le som­meil (pour moi au moins, car Evola sem­ble à toute épreuve) est lourd, noir, dif­fi­cile, pris dans les dif­fi­cultés de la diges­tion d’une cui­sine à la française.
Lende­main, lorsque nous réglons la fac­ture, Evola fait observ­er au patron que le por­tail du park­ing ne s’ou­vre plus de l’ex­térieur.
-Oui, dit-il, c’est pos­si­ble. Quelqu’un me l’a déjà dit en sep­tem­bre. Il faudrait que je done un coup de graisse.
(Ce “quelqu’un”, c’est moi).