Notes de voyage — 9

Routes de grand dan­ger. La bande côtière défile au-dessus d’un fos­sé, à gauche passent les poids lourd. J’ai mon rétro­viseur fixé au casque mais je trem­ble. Une erreur de con­duite, je me plante le bec en con­tre­bas ou passe sous un pneu. Plus tard, c’est le vent. Un cauchemar. Latéral, par bour­rasques. Puis frontal. Alors, l’ef­fort est dou­ble. Quand je me tire enfin de cette con­trée de fab­riques à pel­lets, de garages à tracteurs et d’usines à fer­til­isants, j’ai quar­ante kilo­mètres d’une route au relief de vieille pomme. Mais je ne plains pas: c’est l’a­vant-dernière étape, demain je couche dans mon lit. A l’ar­rivée, Ayerbe. Même ville céréal­ière que ces calamités repe­u­plées à la va-vite d’Arabes, mais qui de plus s’est décou­vert un des­tin touris­tique (il faut le voir pour le croire) et ain­si, pour la pre­mière fois depuis la sor­tie de Mala­ga, je me retrou­ve dans une sit­u­a­tion que je qual­i­fierais de suisse: per­son­ne ne veut me faire un sand­wich. Ces imbé­ciles sont là pour faire de l’ar­gent pas pour servir le client, bref je n’ai qu’a acheté ce qu’il y a (il n’y a rien). Vingt heures, je me couche après 127 kilo­mètre, le ven­tre vide.

Notes de voyage — 8 (suite)

Le soir à Épi­la, de ces villes de la plaine céréal­ière arag­o­naise où les petits fer­miers ont eu la mau­vaise idée d’im­porter des manœu­vres maro­cains, lesquels sont venus avec femmes et enfants. Ceux qui les emploient les méprisent, ceux qui ne les emploient pas les détes­tent. Quant aux Arabes, ils tra­vail­lent à la dure, souf­frent de l’hos­til­ité ambiante et pour com­penser font venir des imams qui tien­nent mosquée et répan­dent la haine. Mais le pire dans ce sché­ma délétère est encore le bilan moral et économique: la jalousie divise les fer­miers employeurs et les fer­miers tra­vailleurs côté moral, tan­dis que la prise en charge par la com­mu­nauté espag­nole de le rib­am­belle de goss­es que fab­riquent les voilées plombe les finances. 

Note de voyage — 8

Routes droites, plates et longues, si longues, qu’à 35km/h, je crois ne jamais en voir la fin. Lorsqu’une colline coupe la vue, aus­sitôt la colline gravie la route reprend aus­si droite, aus­si longue, aus­si plate. A l’heure du repas, je suis à Daroc­ca, ville riche en églis­es, murailles, fontaines et forter­ess­es, mais ville oubliée (l’au­toroute con­stru­ite, elle a plongé). Petit café dans l’an­gle de la porte maîtresse. Un pié­ton me dit qu’on y sert le menu, mais il n’y a per­son­ne der­rière le comp­toir. Sous les tabourets qu’oc­cu­pent quelques demi-poivrots, des épluchures, des noy­aux, des servi­ettes, toutes sortes d’or­dures jetés à la mode anci­enne, celle de l’Es­pagne fran­quiste.
-Il y a quelqu’un?
Car j’ai le souf­fle court, et soif.
-Luis! Appelle un client.
Il ne paraît pas. Plusieurs min­utes. La gorge de plus en plus sèche.
A mon tour:
-Luis!
Ce qui fait rire les clients. Survient, sans se press­er, une homme gros, jeune, peu rasé, gen­til et pouilleux, qui empoigne mon vélo, passe sous un porche, se place devant une porte de remise, retire la barre de fer forgé et assène pour ouvrir un coup de pied mas­sif.
-Là, elle sera au frais ta bicy­clette!
-Et manger?
-Oui, dans la salle.
Deux portes en par­al­lèle, si étroite qu’à l’o­rig­ine elles ne devaient en for­mer qu’une. A gauche les toi­lettes, à droite la salle. Un cou­ple instal­lé. Il mange. Peu après, trois tables sont occupées. Luis paraît, il énonce les plats. Ne se sou­vient plus. Ren­tre en cui­sine. Enonce d’autres plats. Quand il énonce pour moi, il n’y a pas de pael­la. La fois suiv­ante, il y en a. C’est aus­si lui qui sert. Quand il ne dis­paraît pas au bar. Il revient, et racon­te une blague pour la salle. Qu’il enchaîne avec une autre blague et une troisième. Mais le plus étrange est que les per­son­nages de ces blagues, il les présente comme s’il les con­nais­sait: s’il y a une mère, c’est tou­jours la sienne, un ami, c’est son ami et il le nomme, une amante, son amante. Les tables rient. Elles n’osent pas faire autrement. Je fais sem­blant de ne pas com­pren­dre. Cela me gêne. Ce spec­ta­cle. Le repas fini, il me rac­com­pa­gne à la remise. Je manque lui dire “c’est ouvert, non?”, puis en déduis qu’il a fer­mé. Devant la porte, même coup de pied, puis sans tran­si­tion, en direc­tion de la ruelle:
-Maman! Ma-man!

Notes de voyage — 7 (suite)

Avant de ren­tr­er pour une nou­velle tournée, Pablo apporte du chori­zo, des olives, des fruits secs, une bouteille de rouge, des vestes pour cou­vrir les épaules de ces dames, pour moi une paire de chaus­settes:
-Atten­tion, c’est qu’i­ci, on prend soin des clients!
Puis il ramène un, deux et trois pots de fleurs:
-Pas n’im­porte lesquels, je suis allé chercher la terre moi-même et l’ai mélangée avec le limon de ruis­seau selon une de mes recettes! Quant aux plantes, elles sont de mon vil­lage et les pots, regardez-les! Faits main. Alexan­dre, tu ne quittes pas ce bar sans ma plante!
Comme tout le monde insiste pour la garder, expli­quant que je suis à vélo, que j’ai encore trois cent kilo­mètres de route, Pablo:
-Elle est petite!

Notes de voyage — 7

Dans les val­lées, des mou­tons que les chiens rabat­tent à mon pas­sage. Même à vive allure, j’en­tends les oiseaux. Ils chantent dans les bois, le long des pans de roche, au bord des lagunes. Plus bas, trois aigles volti­gent. Leur ombres dansent sur la route. Il y a des vil­lages ensom­meil­lés. Si petits que je crois les voir du ciel. Puis un col tortueux, une heure d’ef­fort. La récom­pense: pen­dant le même temps j’e vais en roue libre, je con­tem­ple l nature sans avoir à moulin­er. Le paysage monte aux yeux. A la fin, je fran­chis un pont médié­val jeté sur le Tage. L’eau est turquoise. Ce sont les sources de ce fleuve qui coule à tra­vers Tolède et le Por­tu­gal. Nu, je me baigne. Il me faut chas­s­er des araignées d’eau agroupées dans une poche de joncs. Le courant est glacé. Je plonge la tête deux fois, je crie. Un kilo­mètre plus loin se trou­ve Para­le­jo de las Truchas, que l’on quitte par une route éprou­vante, faite de trous plus que de bitume. “Cinq kilo­mètres en travaux”. Et au cinquième, “sept kilo­mètres en travaux”. Le vélo bon­dit et rebon­dit. Je jure. A Moli­na de Aragón, je me rends immé­di­ate­ment au Palace. Même cham­bre que l’an­née dernière. Habil­lé de mon mail­lot cycliste aux couleurs de l’Es­pagne et mes san­dales chi­nois­es, je m’in­stalle ensuite sur la pre­mière ter­rasse. A minu­it, je suis tou­jours là, mais à l’in­térieur, avec Pablo, le fils de la patronne, un acteur de séries télévisées qui verse de la bière, de la tequi­la, du Rio­ja et passe des cig­a­rettes, Juan, ivre, qui tan­tôt m’in­sulte tan­tôt clame son admi­ra­tion pour ce que je suis, ce que je sais, ce que je fais, et Palo­ma, une Grena­dine, qui danse le fla­men­co et du saison­nier arabe venu boire un café dit: ” on ne sait pas ce que veut ce “moro”, il entre tous les soirs, il est là, il ne dit rien, on ne com­prend pas.” 

Berge

Prom­e­nade sur la berge de la riv­ière. Dans les pier­res, je cherche une pierre. J’en trou­ve une et j’en trou­ve plusieurs qui iront bien sur le cha­peau de chem­inée et je les laisse là en songeant qu’elles y seront encore, plus tard, au moment de répar­er la chem­inée et aus­si que je ne les retrou­verai pas tant change la forme d’une pierre, comme change la forme d’un nuage, en fonc­tion du regard qu’on y porte.

Monde

Que l’on ne puisse s’ex­traire sans casse de la rou­tine dans laque­lle on de gré enfer­mé sa vie, je le conçois claire­ment. Vu à tra­vers le prisme du quo­ti­di­en, le monde devient moins effrayant; l’il­lu­sion de la maîtrise à un effet bien réel, qui est de ras­sur­er. Peu enclin à tra­vailler les répéti­tions, j’ai moi-même éprou­vé de la dif­fi­culté à rompre avec le lieu de repère, les vivants con­nus, les activ­ités choisies pour recom­pos­er en toute lib­erté et selon l’aléa des déplace­ments. Au début, vers 2015, je m’en sor­tais mal. Je n’é­tais pas seule­ment isolé, j’é­tais seul et cela m’empêchait de bien jouir du monde tel qu’il est don­né à l’homme seul: dans son entier. Cette réflex­ion, je l’avais ces derniers jours, sur mon vélo, comme je roulais dans la lumière et elle s’ac­com­pa­g­nait d’une sen­ti­ment d’in­finie sat­is­fac­tion et surtout, de recon­nais­sance. Heureux d’avoir accédé, après quelques années d’une bataille à l’is­sue improb­a­ble, à ce que je recher­chais peut-être de toute date, le rap­port sim­ple aux choses du monde, les bonnes comme les mau­vais­es, sans cette représen­ta­tion abu­sive qu’en fait la société pour pro­téger con­tre eux-mêmes ceux qu’elle juge faibles (et qui peut-être ne le sont pas). Dans le même temps, je voy­ais mieux pourquoi cer­tains amis, per­son­nal­ités solides mais engoncées dans un réel de rou­tine, au moment où le des­tin de la famille est assuré et l’âge va les rejoin­dre, trem­blent à l’idée de se retir­er du jeu. C’est qu’ils craig­nent, dans la longue trans­for­ma­tion qu’ils ont fait subir à leur vie, d’avoir per­du le monde. Alors que des par­ents, ascen­dant ou descen­dants, fusti­gent ma fuite ou mon irre­spon­s­abil­ité, ou pour les plus fâchés mon refus du com­pro­mis, certes je plains ceux qui auront eu à en souf­frir, mais qu’ils sachent com­bi­en, par ailleurs, je me félicite de ce monde retrouvé.

Notes de voyage — 6

Itinéraire splen­dide à tra­vers la Ser­ranía de Cuen­ca. Paysages de Laponie. Grands sap­ins en chan­delles, soue les frondaisons ter­res bass­es et ombreuses, une série de canyons, des défilés, des reliefs sauvages et austères qui évo­quent le Haut-Jura. A midi, menu à Car­bon­eras de Guadalzón, à l’auberge El Pilar où le patron et sa famille, mal­gré l’abon­dance de la clien­tèle ce same­di, me réser­vent un accueil des plus chaleureux, gar­dant mon vélo au garage, venant deux fois à ma table s’in­quiéter de savoir si les plats con­vi­en­nent, puis me rac­com­pa­g­nent. Comme d’habi­tude, alors que la con­trée dort, je roule. C’est beau. Grand. Très grand. Et vide. Fin d’après-midi, j’at­teins Cañete, entre le parc naturel de Cuen­ca et Teru­el, l’en­droit le moins peu­plé de la pénin­sule. Un cav­a­lier dresse son cheval  au pied de l’an­ci­enne forter­esse. Sous les colom­bages de la place majeure, quelques chais­es, un bar. Alignés con­tre le mur pour échap­per au soleil, deux cou­ples par­lent du temps, de la chaleur, et du temps et de la chaleur. Le mon­sieur qui tient son télé­phone devant lui passe en boucle la musique de Ser­gio Leone pour Le bon, la brute et le truand.
-Désolé, me dit le patron, pas de sec­ond ser­vice, je ne devrais même pas être là, je ne fais que pass­er, il y a une fête au vil­lage voisin, il faut que j’y aille.
Autre bar, assis à même la rue, je fais comme le vieux cou­ple ivre, crasseux, en poitrine, en mous­tach­es, en ban­dana et rou­fla­que­ttes, qui arbore des T‑shirt Motör­head et s’ex­tasie sur ce titre sans puis­sance qui a fait le suc­cès de Metal­li­ca “One”, je salue toute per­son­ne qui passe (trois en en une heure dont la femme du patron du bar). Pas de nou­velles de Gala. J’ap­pelle. Je rap­pelle. Après ce qu’elle a racon­té hier.

Notes de voyage — 5

Je pho­togra­phie les coqueli­cots. Dans mon enfance, près de Madrid, lorsque nous allu­mions des feux dans les collines pour griller la viande, il y avait au bord des routes de grandes tach­es rouges: les coqueli­cots; je n’ai plus l’oc­ca­sion d’en voir. Et puis le paysage fait d’im­menses ter­res cul­tivées, labours, blés, guérets, tertres, tracteurs sur l’hori­zon, ne don­nerait rien à l’im­age. Côté routes en revanche, c’est un bon­heur. Les per­spec­tives sont améri­caines, les inter­sec­tions coupées au cordeau. Un Lati­no à qui je fais signe arrête sa bat­teuse, me donne la direc­tion (il est doué, car sans le savoir le hameau que j’indique est à 60 kilo­mètres) et apprenant que j’ar­rive de Mala­ga, me serre la main. Le soir, je suis à Vil­lanue­va de Jara, dans une Hostal Rur­al. Voilà quelques jours, Gala est par­tie pour Nice. Depuis, habi­tude neuve et si récon­for­t­ante, j’ar­rive à la join­dre chaque jour selon le rit­uel suiv­ant : je sonne deux fois (ma carte à points se viderait si j’avais à tenir la con­ver­sa­tion depuis mon numéro), elle rappelle.Ce soir, à la veille de son embar­que­ment pour Catane, elle me dit que si elle avait à mourir, elle ne voudrait pas que l’on embête son fils avec ses affaires, que je suis beau (elle dit tou­jours le con­traire) et intel­li­gent, mais impa­tient, et que si je le veux je pour­rai venir à son enter­re­ment. Je réponds que je suis dans la cour d’un ferme et qu’un type arrose au jet un sac qui con­tient vingt kilos d’escar­gots. Plus tard, j’écris ce mes­sage: “ne meures pas!”

Notes de voyage — 4

A belle cadence sur des routes planes pour une moyenne à vingt-cinq kilo­mètres heure. A l’ar­rivée de l’é­tape, Alcaraz, bourg mon­té sur un mont dont l’en­trée est mar­qué par une place de marché à colon­nades de la renais­sance et deux églis­es baro­ques lesquelles suff­isent à jus­ti­fi­er, si j’ai bien com­pris, le statut touris­tique du lieu, dans ce cas de mau­vaise influ­ence puisque dans le pre­mier hôtel où je réclame une cham­bre, alors qu’un gamin fait ses devoirs dans la salle à boire et que son papa se brosse les dents, celui-ci m’ap­prend que l’étab­lisse­ment est com­plet, “on attend un groupe”. La chance me sourit à la sec­onde ten­ta­tive (faute de quoi je remon­tais en selle). Une femme à l’al­lure paysanne, épaules larges et ron­des, men­ton avancé, dents de cheval, spon­tanée, souri­ante, heureuse, si récon­for­t­ante, m’emmène derechef vers une cham­bre famil­iale de trois lits munie d’un bal­con ouverte sur un jardin de palmiers en fleurs. Vêtu en clown, douché et las — 127 kilo­mètres — je vis­ite Alcaraz, ses devan­tures “à louer”, ses apparte­ments “à ven­dre”, ses bars (plus étrange) fer­més, au point que je dois pren­dre ren­seigne­ment pour trou­ver mes bières. C’est dans les étages d’un bâti­ment munic­i­pal adossé à la porte de ville. Alors que je remonte la rue prin­ci­pale, me dépassent des Hol­landais à vélos élec­triques. Ils vont à la queue leu leu. Le groupe. Qui fait penser à une grosse che­nille ou plutôt à l’un de ces drag­ons de papi­er que les Chi­nois font danser le jour du Nou­v­el-an. Exténués mais dignes, ces cyclistes titubent. Plus jeunes que moi, tous. Au bar, je reste deux heures seul client. Le serveur bal­aie, aspire, récure, pré­pare une salle en manger au pla­fond de voûte. Le soin qu’il apporte à ce tra­vail laisse à penser qu’il fait le ménage une fois par mois. Ou que des ban­quets ont lieu chaque soir. Lorsqu’il passe devant ma table, nous par­lons musique, car il dif­fuse une liste de titres de rock planant des années 1970, par lui choisie, tant de con­nais­sances étant en Espagne den­rée rare. Quant à savoir si quelqu’un est venu boire ou manger à la nuit, je l’ig­nore: mar­qué par l’ac­ci­dent de par­cours de la veille, je me suis couché après seule­ment deux litres d’Estrel­la Galicia.