Routes de grand danger. La bande côtière défile au-dessus d’un fossé, à gauche passent les poids lourd. J’ai mon rétroviseur fixé au casque mais je tremble. Une erreur de conduite, je me plante le bec en contrebas ou passe sous un pneu. Plus tard, c’est le vent. Un cauchemar. Latéral, par bourrasques. Puis frontal. Alors, l’effort est double. Quand je me tire enfin de cette contrée de fabriques à pellets, de garages à tracteurs et d’usines à fertilisants, j’ai quarante kilomètres d’une route au relief de vieille pomme. Mais je ne plains pas: c’est l’avant-dernière étape, demain je couche dans mon lit. A l’arrivée, Ayerbe. Même ville céréalière que ces calamités repeuplées à la va-vite d’Arabes, mais qui de plus s’est découvert un destin touristique (il faut le voir pour le croire) et ainsi, pour la première fois depuis la sortie de Malaga, je me retrouve dans une situation que je qualifierais de suisse: personne ne veut me faire un sandwich. Ces imbéciles sont là pour faire de l’argent pas pour servir le client, bref je n’ai qu’a acheté ce qu’il y a (il n’y a rien). Vingt heures, je me couche après 127 kilomètre, le ventre vide.
Notes de voyage — 8 (suite)
Le soir à Épila, de ces villes de la plaine céréalière aragonaise où les petits fermiers ont eu la mauvaise idée d’importer des manœuvres marocains, lesquels sont venus avec femmes et enfants. Ceux qui les emploient les méprisent, ceux qui ne les emploient pas les détestent. Quant aux Arabes, ils travaillent à la dure, souffrent de l’hostilité ambiante et pour compenser font venir des imams qui tiennent mosquée et répandent la haine. Mais le pire dans ce schéma délétère est encore le bilan moral et économique: la jalousie divise les fermiers employeurs et les fermiers travailleurs côté moral, tandis que la prise en charge par la communauté espagnole de le ribambelle de gosses que fabriquent les voilées plombe les finances.
Note de voyage — 8
Routes droites, plates et longues, si longues, qu’à 35km/h, je crois ne jamais en voir la fin. Lorsqu’une colline coupe la vue, aussitôt la colline gravie la route reprend aussi droite, aussi longue, aussi plate. A l’heure du repas, je suis à Darocca, ville riche en églises, murailles, fontaines et forteresses, mais ville oubliée (l’autoroute construite, elle a plongé). Petit café dans l’angle de la porte maîtresse. Un piéton me dit qu’on y sert le menu, mais il n’y a personne derrière le comptoir. Sous les tabourets qu’occupent quelques demi-poivrots, des épluchures, des noyaux, des serviettes, toutes sortes d’ordures jetés à la mode ancienne, celle de l’Espagne franquiste.
-Il y a quelqu’un?
Car j’ai le souffle court, et soif.
-Luis! Appelle un client.
Il ne paraît pas. Plusieurs minutes. La gorge de plus en plus sèche.
A mon tour:
-Luis!
Ce qui fait rire les clients. Survient, sans se presser, une homme gros, jeune, peu rasé, gentil et pouilleux, qui empoigne mon vélo, passe sous un porche, se place devant une porte de remise, retire la barre de fer forgé et assène pour ouvrir un coup de pied massif.
-Là, elle sera au frais ta bicyclette!
-Et manger?
-Oui, dans la salle.
Deux portes en parallèle, si étroite qu’à l’origine elles ne devaient en former qu’une. A gauche les toilettes, à droite la salle. Un couple installé. Il mange. Peu après, trois tables sont occupées. Luis paraît, il énonce les plats. Ne se souvient plus. Rentre en cuisine. Enonce d’autres plats. Quand il énonce pour moi, il n’y a pas de paella. La fois suivante, il y en a. C’est aussi lui qui sert. Quand il ne disparaît pas au bar. Il revient, et raconte une blague pour la salle. Qu’il enchaîne avec une autre blague et une troisième. Mais le plus étrange est que les personnages de ces blagues, il les présente comme s’il les connaissait: s’il y a une mère, c’est toujours la sienne, un ami, c’est son ami et il le nomme, une amante, son amante. Les tables rient. Elles n’osent pas faire autrement. Je fais semblant de ne pas comprendre. Cela me gêne. Ce spectacle. Le repas fini, il me raccompagne à la remise. Je manque lui dire “c’est ouvert, non?”, puis en déduis qu’il a fermé. Devant la porte, même coup de pied, puis sans transition, en direction de la ruelle:
-Maman! Ma-man!
Notes de voyage — 7 (suite)
Avant de rentrer pour une nouvelle tournée, Pablo apporte du chorizo, des olives, des fruits secs, une bouteille de rouge, des vestes pour couvrir les épaules de ces dames, pour moi une paire de chaussettes:
-Attention, c’est qu’ici, on prend soin des clients!
Puis il ramène un, deux et trois pots de fleurs:
-Pas n’importe lesquels, je suis allé chercher la terre moi-même et l’ai mélangée avec le limon de ruisseau selon une de mes recettes! Quant aux plantes, elles sont de mon village et les pots, regardez-les! Faits main. Alexandre, tu ne quittes pas ce bar sans ma plante!
Comme tout le monde insiste pour la garder, expliquant que je suis à vélo, que j’ai encore trois cent kilomètres de route, Pablo:
-Elle est petite!
Notes de voyage — 7
Dans les vallées, des moutons que les chiens rabattent à mon passage. Même à vive allure, j’entends les oiseaux. Ils chantent dans les bois, le long des pans de roche, au bord des lagunes. Plus bas, trois aigles voltigent. Leur ombres dansent sur la route. Il y a des villages ensommeillés. Si petits que je crois les voir du ciel. Puis un col tortueux, une heure d’effort. La récompense: pendant le même temps j’e vais en roue libre, je contemple l nature sans avoir à mouliner. Le paysage monte aux yeux. A la fin, je franchis un pont médiéval jeté sur le Tage. L’eau est turquoise. Ce sont les sources de ce fleuve qui coule à travers Tolède et le Portugal. Nu, je me baigne. Il me faut chasser des araignées d’eau agroupées dans une poche de joncs. Le courant est glacé. Je plonge la tête deux fois, je crie. Un kilomètre plus loin se trouve Paralejo de las Truchas, que l’on quitte par une route éprouvante, faite de trous plus que de bitume. “Cinq kilomètres en travaux”. Et au cinquième, “sept kilomètres en travaux”. Le vélo bondit et rebondit. Je jure. A Molina de Aragón, je me rends immédiatement au Palace. Même chambre que l’année dernière. Habillé de mon maillot cycliste aux couleurs de l’Espagne et mes sandales chinoises, je m’installe ensuite sur la première terrasse. A minuit, je suis toujours là, mais à l’intérieur, avec Pablo, le fils de la patronne, un acteur de séries télévisées qui verse de la bière, de la tequila, du Rioja et passe des cigarettes, Juan, ivre, qui tantôt m’insulte tantôt clame son admiration pour ce que je suis, ce que je sais, ce que je fais, et Paloma, une Grenadine, qui danse le flamenco et du saisonnier arabe venu boire un café dit: ” on ne sait pas ce que veut ce “moro”, il entre tous les soirs, il est là, il ne dit rien, on ne comprend pas.”
Berge
Promenade sur la berge de la rivière. Dans les pierres, je cherche une pierre. J’en trouve une et j’en trouve plusieurs qui iront bien sur le chapeau de cheminée et je les laisse là en songeant qu’elles y seront encore, plus tard, au moment de réparer la cheminée et aussi que je ne les retrouverai pas tant change la forme d’une pierre, comme change la forme d’un nuage, en fonction du regard qu’on y porte.
Monde
Que l’on ne puisse s’extraire sans casse de la routine dans laquelle on de gré enfermé sa vie, je le conçois clairement. Vu à travers le prisme du quotidien, le monde devient moins effrayant; l’illusion de la maîtrise à un effet bien réel, qui est de rassurer. Peu enclin à travailler les répétitions, j’ai moi-même éprouvé de la difficulté à rompre avec le lieu de repère, les vivants connus, les activités choisies pour recomposer en toute liberté et selon l’aléa des déplacements. Au début, vers 2015, je m’en sortais mal. Je n’étais pas seulement isolé, j’étais seul et cela m’empêchait de bien jouir du monde tel qu’il est donné à l’homme seul: dans son entier. Cette réflexion, je l’avais ces derniers jours, sur mon vélo, comme je roulais dans la lumière et elle s’accompagnait d’une sentiment d’infinie satisfaction et surtout, de reconnaissance. Heureux d’avoir accédé, après quelques années d’une bataille à l’issue improbable, à ce que je recherchais peut-être de toute date, le rapport simple aux choses du monde, les bonnes comme les mauvaises, sans cette représentation abusive qu’en fait la société pour protéger contre eux-mêmes ceux qu’elle juge faibles (et qui peut-être ne le sont pas). Dans le même temps, je voyais mieux pourquoi certains amis, personnalités solides mais engoncées dans un réel de routine, au moment où le destin de la famille est assuré et l’âge va les rejoindre, tremblent à l’idée de se retirer du jeu. C’est qu’ils craignent, dans la longue transformation qu’ils ont fait subir à leur vie, d’avoir perdu le monde. Alors que des parents, ascendant ou descendants, fustigent ma fuite ou mon irresponsabilité, ou pour les plus fâchés mon refus du compromis, certes je plains ceux qui auront eu à en souffrir, mais qu’ils sachent combien, par ailleurs, je me félicite de ce monde retrouvé.
Notes de voyage — 6
Itinéraire splendide à travers la Serranía de Cuenca. Paysages de Laponie. Grands sapins en chandelles, soue les frondaisons terres basses et ombreuses, une série de canyons, des défilés, des reliefs sauvages et austères qui évoquent le Haut-Jura. A midi, menu à Carboneras de Guadalzón, à l’auberge El Pilar où le patron et sa famille, malgré l’abondance de la clientèle ce samedi, me réservent un accueil des plus chaleureux, gardant mon vélo au garage, venant deux fois à ma table s’inquiéter de savoir si les plats conviennent, puis me raccompagnent. Comme d’habitude, alors que la contrée dort, je roule. C’est beau. Grand. Très grand. Et vide. Fin d’après-midi, j’atteins Cañete, entre le parc naturel de Cuenca et Teruel, l’endroit le moins peuplé de la péninsule. Un cavalier dresse son cheval au pied de l’ancienne forteresse. Sous les colombages de la place majeure, quelques chaises, un bar. Alignés contre le mur pour échapper au soleil, deux couples parlent du temps, de la chaleur, et du temps et de la chaleur. Le monsieur qui tient son téléphone devant lui passe en boucle la musique de Sergio Leone pour Le bon, la brute et le truand.
-Désolé, me dit le patron, pas de second service, je ne devrais même pas être là, je ne fais que passer, il y a une fête au village voisin, il faut que j’y aille.
Autre bar, assis à même la rue, je fais comme le vieux couple ivre, crasseux, en poitrine, en moustaches, en bandana et rouflaquettes, qui arbore des T‑shirt Motörhead et s’extasie sur ce titre sans puissance qui a fait le succès de Metallica “One”, je salue toute personne qui passe (trois en en une heure dont la femme du patron du bar). Pas de nouvelles de Gala. J’appelle. Je rappelle. Après ce qu’elle a raconté hier.
Notes de voyage — 5
Je photographie les coquelicots. Dans mon enfance, près de Madrid, lorsque nous allumions des feux dans les collines pour griller la viande, il y avait au bord des routes de grandes taches rouges: les coquelicots; je n’ai plus l’occasion d’en voir. Et puis le paysage fait d’immenses terres cultivées, labours, blés, guérets, tertres, tracteurs sur l’horizon, ne donnerait rien à l’image. Côté routes en revanche, c’est un bonheur. Les perspectives sont américaines, les intersections coupées au cordeau. Un Latino à qui je fais signe arrête sa batteuse, me donne la direction (il est doué, car sans le savoir le hameau que j’indique est à 60 kilomètres) et apprenant que j’arrive de Malaga, me serre la main. Le soir, je suis à Villanueva de Jara, dans une Hostal Rural. Voilà quelques jours, Gala est partie pour Nice. Depuis, habitude neuve et si réconfortante, j’arrive à la joindre chaque jour selon le rituel suivant : je sonne deux fois (ma carte à points se viderait si j’avais à tenir la conversation depuis mon numéro), elle rappelle.Ce soir, à la veille de son embarquement pour Catane, elle me dit que si elle avait à mourir, elle ne voudrait pas que l’on embête son fils avec ses affaires, que je suis beau (elle dit toujours le contraire) et intelligent, mais impatient, et que si je le veux je pourrai venir à son enterrement. Je réponds que je suis dans la cour d’un ferme et qu’un type arrose au jet un sac qui contient vingt kilos d’escargots. Plus tard, j’écris ce message: “ne meures pas!”
Notes de voyage — 4
A belle cadence sur des routes planes pour une moyenne à vingt-cinq kilomètres heure. A l’arrivée de l’étape, Alcaraz, bourg monté sur un mont dont l’entrée est marqué par une place de marché à colonnades de la renaissance et deux églises baroques lesquelles suffisent à justifier, si j’ai bien compris, le statut touristique du lieu, dans ce cas de mauvaise influence puisque dans le premier hôtel où je réclame une chambre, alors qu’un gamin fait ses devoirs dans la salle à boire et que son papa se brosse les dents, celui-ci m’apprend que l’établissement est complet, “on attend un groupe”. La chance me sourit à la seconde tentative (faute de quoi je remontais en selle). Une femme à l’allure paysanne, épaules larges et rondes, menton avancé, dents de cheval, spontanée, souriante, heureuse, si réconfortante, m’emmène derechef vers une chambre familiale de trois lits munie d’un balcon ouverte sur un jardin de palmiers en fleurs. Vêtu en clown, douché et las — 127 kilomètres — je visite Alcaraz, ses devantures “à louer”, ses appartements “à vendre”, ses bars (plus étrange) fermés, au point que je dois prendre renseignement pour trouver mes bières. C’est dans les étages d’un bâtiment municipal adossé à la porte de ville. Alors que je remonte la rue principale, me dépassent des Hollandais à vélos électriques. Ils vont à la queue leu leu. Le groupe. Qui fait penser à une grosse chenille ou plutôt à l’un de ces dragons de papier que les Chinois font danser le jour du Nouvel-an. Exténués mais dignes, ces cyclistes titubent. Plus jeunes que moi, tous. Au bar, je reste deux heures seul client. Le serveur balaie, aspire, récure, prépare une salle en manger au plafond de voûte. Le soin qu’il apporte à ce travail laisse à penser qu’il fait le ménage une fois par mois. Ou que des banquets ont lieu chaque soir. Lorsqu’il passe devant ma table, nous parlons musique, car il diffuse une liste de titres de rock planant des années 1970, par lui choisie, tant de connaissances étant en Espagne denrée rare. Quant à savoir si quelqu’un est venu boire ou manger à la nuit, je l’ignore: marqué par l’accident de parcours de la veille, je me suis couché après seulement deux litres d’Estrella Galicia.