Routes droites, plates et longues, si longues, qu’à 35km/h, je crois ne jamais en voir la fin. Lorsqu’une colline coupe la vue, aussitôt la colline gravie la route reprend aussi droite, aussi longue, aussi plate. A l’heure du repas, je suis à Darocca, ville riche en églises, murailles, fontaines et forteresses, mais ville oubliée (l’autoroute construite, elle a plongé). Petit café dans l’angle de la porte maîtresse. Un piéton me dit qu’on y sert le menu, mais il n’y a personne derrière le comptoir. Sous les tabourets qu’occupent quelques demi-poivrots, des épluchures, des noyaux, des serviettes, toutes sortes d’ordures jetés à la mode ancienne, celle de l’Espagne franquiste.
-Il y a quelqu’un?
Car j’ai le souffle court, et soif.
-Luis! Appelle un client.
Il ne paraît pas. Plusieurs minutes. La gorge de plus en plus sèche.
A mon tour:
-Luis!
Ce qui fait rire les clients. Survient, sans se presser, une homme gros, jeune, peu rasé, gentil et pouilleux, qui empoigne mon vélo, passe sous un porche, se place devant une porte de remise, retire la barre de fer forgé et assène pour ouvrir un coup de pied massif.
-Là, elle sera au frais ta bicyclette!
-Et manger?
-Oui, dans la salle.
Deux portes en parallèle, si étroite qu’à l’origine elles ne devaient en former qu’une. A gauche les toilettes, à droite la salle. Un couple installé. Il mange. Peu après, trois tables sont occupées. Luis paraît, il énonce les plats. Ne se souvient plus. Rentre en cuisine. Enonce d’autres plats. Quand il énonce pour moi, il n’y a pas de paella. La fois suivante, il y en a. C’est aussi lui qui sert. Quand il ne disparaît pas au bar. Il revient, et raconte une blague pour la salle. Qu’il enchaîne avec une autre blague et une troisième. Mais le plus étrange est que les personnages de ces blagues, il les présente comme s’il les connaissait: s’il y a une mère, c’est toujours la sienne, un ami, c’est son ami et il le nomme, une amante, son amante. Les tables rient. Elles n’osent pas faire autrement. Je fais semblant de ne pas comprendre. Cela me gêne. Ce spectacle. Le repas fini, il me raccompagne à la remise. Je manque lui dire “c’est ouvert, non?”, puis en déduis qu’il a fermé. Devant la porte, même coup de pied, puis sans transition, en direction de la ruelle:
-Maman! Ma-man!