Note de voyage — 8

Routes droites, plates et longues, si longues, qu’à 35km/h, je crois ne jamais en voir la fin. Lorsqu’une colline coupe la vue, aus­sitôt la colline gravie la route reprend aus­si droite, aus­si longue, aus­si plate. A l’heure du repas, je suis à Daroc­ca, ville riche en églis­es, murailles, fontaines et forter­ess­es, mais ville oubliée (l’au­toroute con­stru­ite, elle a plongé). Petit café dans l’an­gle de la porte maîtresse. Un pié­ton me dit qu’on y sert le menu, mais il n’y a per­son­ne der­rière le comp­toir. Sous les tabourets qu’oc­cu­pent quelques demi-poivrots, des épluchures, des noy­aux, des servi­ettes, toutes sortes d’or­dures jetés à la mode anci­enne, celle de l’Es­pagne fran­quiste.
-Il y a quelqu’un?
Car j’ai le souf­fle court, et soif.
-Luis! Appelle un client.
Il ne paraît pas. Plusieurs min­utes. La gorge de plus en plus sèche.
A mon tour:
-Luis!
Ce qui fait rire les clients. Survient, sans se press­er, une homme gros, jeune, peu rasé, gen­til et pouilleux, qui empoigne mon vélo, passe sous un porche, se place devant une porte de remise, retire la barre de fer forgé et assène pour ouvrir un coup de pied mas­sif.
-Là, elle sera au frais ta bicy­clette!
-Et manger?
-Oui, dans la salle.
Deux portes en par­al­lèle, si étroite qu’à l’o­rig­ine elles ne devaient en for­mer qu’une. A gauche les toi­lettes, à droite la salle. Un cou­ple instal­lé. Il mange. Peu après, trois tables sont occupées. Luis paraît, il énonce les plats. Ne se sou­vient plus. Ren­tre en cui­sine. Enonce d’autres plats. Quand il énonce pour moi, il n’y a pas de pael­la. La fois suiv­ante, il y en a. C’est aus­si lui qui sert. Quand il ne dis­paraît pas au bar. Il revient, et racon­te une blague pour la salle. Qu’il enchaîne avec une autre blague et une troisième. Mais le plus étrange est que les per­son­nages de ces blagues, il les présente comme s’il les con­nais­sait: s’il y a une mère, c’est tou­jours la sienne, un ami, c’est son ami et il le nomme, une amante, son amante. Les tables rient. Elles n’osent pas faire autrement. Je fais sem­blant de ne pas com­pren­dre. Cela me gêne. Ce spec­ta­cle. Le repas fini, il me rac­com­pa­gne à la remise. Je manque lui dire “c’est ouvert, non?”, puis en déduis qu’il a fer­mé. Devant la porte, même coup de pied, puis sans tran­si­tion, en direc­tion de la ruelle:
-Maman! Ma-man!