Les techniciens qui délivrent ces jours les messages de gestion sociale ont peur. Ils savent qu’ils ignorent tout du bien-fondé des messages qu’ils délivrent, mais les valident de leur expertise au nom d’un système primitif de délégation ascendante : je maîtrise ma peur en adossant ma responsabilité à une responsabilité supérieure et hypothétiquement absolue — cela va de soi, inexistante. Nous avons donc affaire à une réaction a minima (contre la peur) de techniciens qui, en général, “ne pensent pas”. Résultat logique: faute de toute logique aussi bien dans le rapport message-réel que dans le rapport message-message, la société entière prend peur.
Vertige
Journée catastrophique. Au-delà de l’église, il y a vingt kilomètres d’un parc à touristes abandonné. Bassins, mini-clubs, éléphants, pizzerias, pontons. Mais aussi stades complets, aquariums secs et casinos avec leurs plages de faux sable. Je vais seul, à vélo. Ce matin, le mécanicien m’a rendu mon engin. Cela a failli mal tourné. Je me pointe. Sans masque. Oublié. Le type exige d’être payé. Je lui dis que je vais le frapper. Il me remet mon vélo. Je tourne dans le patio, je vérifie. Toujours aussi agressif, le gars présente l’addition. Quand j’ai payé, il devient toute chose, détaille son intervention. Alors je saisis: il craignait que je je paie pas (Fr. 140.-; un quart de salaire?). Nous nous séparons sans aménités. Il faut que je retourne au Versailles au plus vite, Gala est au lit, malade. Et puis j’ai la fièvre. Je cuis un bouillon pour Gala. La borde. Emprunte le chemin côtier à vélo — j’avais commencé par là, le parc à touristes. Il s’étend au-delà de la ville, après le port. C’est Tchernobyl. Pas un bruit. Reste quelques pauvres. Ils vivent là, dehors, dans des chaises pour handicapés. Je m’arrête. Quelques squats, quelques pompes. A peine la force. Des goélands claudiquent dans l’herbe maigre, l’air sent l’algue pourrie. Quand l’on croise un local, chacun salue: rassurer l’autre, faire son devoir. Pourtant, hier le temps était superbe. J’étais faible, Gala aussi, mais nous avons pu nous coordonner pendant quelques heures. Et roulé jusqu’à Porec. En voiture, on ne pénètre pas dans la ville. Elle est installée sur une avancée de mer, ville ancienne, plâtrée, pastelle, romantique, en cherchant romaine. Pour l’ambiance, en ces temps de dépression, nous sommes chez Giorgio de Chirico: vaste décor sans acteurs. Lieu soustrait au monde. Colonnades. Silence. Là encore, des goélands. Gala commande un bouillon sur un terrasse de café. J’avale deux Lasko. Le soleil tape sur le marbre. Nous demeurons autour de cette petite table ronde deux heures: s’il passe six personnes, c’est beaucoup. A la fin, j’achète des marrons chauds, en face, devant le bâtiment d’église (même prix qu’à Chauderon-Lausanne, je comprends pas). Puis nous reprenons la route de la côte. Alors que tout est tellement beau, terre grasse rouge sang, églantiers, vignobles, mandarines, pommes, nuages. Plus tard, en cuisine, la notre, nous grillons une viande de bœuf, la meilleure, ou plutôt, la plus chère, choisie à l’étal du boucher (les autres clients, les yeux ronds de gourmandise nous enviaient de pouvoir dépenser ce prix): à la première bouchée, j’ai fait “donne-ça au clebs de la place!”. Et ce matin, Gala est malade, blanche, tombante, et se lamente et tombe.
Réparations
Il y a vingt-huit jours, je présentai mon vélo Villiger Cabonga à ce marchand installé à l’entrée de Rijeka avec une prière: vérifier qu’il tienne encore mille kilomètres, puisque je roulais plein sud. J’ai noté ici ma surprise lorsque le jeune vendeur a fait remarqué “votre vélo est vieux”. Depuis, le Villiger est reparti par voie de poste en Suisse, je l’ai rembarqué dans la Dodge et tout à l’heure, à Rosinj, soit dans la même région de Croatie, je l’ai déposé chez une autre marchand de vélo, lequel, dépité, fait: “mais votre vélo à vingt ans!”. Ce qui est drôle, c’est que dans la rue, pas un vélo que je vois circuler ne vaut une roue du mien; qu’il y a dix ans encore, ces gens n’avaient jamais entendu parler d’un VTT; qu’ils montrent en vitrine quelques montures dignes des contre-la-montre du Tour de France, mais il est à parier qu’ils les renverront au fabricant après Noël. Seulement voilà, l’Occident leur a vendu cette idée du “nouveau”.
Arnaque
Interdiction de boire une bière au bar du quartier cependant que continuent d’avoir lieu les grands événements du sport capitaliste (que vous êtes priés de regardez à la télévision): coupes de football, championnats de Formule 1, Vendée-Globe, Tout de France, Vuelta… Pour cette dernière, le gouvernement régional d’Aragon s’est surpassé: il en enjoint au public de ne pas aller assister au passage des cyclistes.