En cuisine, une fois encore, dans le canapé noir, face au téléviseur, à regarder une partie de billard de la Coupe d’Ecosse. Le joueur tourne autour de la table, prépare sa queue (comment appelle-t-on le produit dont il enduit la pointe?), se penche, vise, attaque. La bille traverse, pousse une autre bille, cette bille disparaît dans le trou. La caméra montre le visage de l’adversaire, il est impassible. L’arbitre récupère la bille de choc, la remet sur le tapis. Le joueur change d’angle, vise, attaque. Le public applaudit: un coup magistral j’imagine. Visage de l’autre joueur. Pas de réaction. Ne bouge pas. L’adversaire est assis, impassible, jusqu’à la fin du jeu. Comme moi, l’air absent, il suit le jeu. Deux, trois, dix, vingt, vingt-cinq coups, je ne sais pas. A la fin, le tapis est vide. Il ne reste que le bille blanche. Le public applaudit. Les joueurs se serrent la main. Partie suivante. Que fais-je assis dans ce canapé, au premier étage du Versailles, en Croatie? De plus, je viens de constater que cette Coupe est ancienne: personne ne porte de masques. A la télévision aussi, le temps s’est arrêté. Sur la place de Venise, se tient le garçon du restaurant Mia Namo. Le matin, il sort le menu, l’installe sur le lutrin, prend place sous le couvert et y reste toute la journée. Les jours de pluie il porte un imperméable, les jours de vent un bonnet, et toujours ce nœud papillon sur la chemise blanche. Les sœurs m’ont expliqué: pour toucher la subvention, le restaurant doit rester ouvert. Le garçon, c’est le fils du patron. Il attend les clients, ce qui prouve que le restaurant est ouvert. J’irais bavarder, mais il ne parle ni anglais ni italien. Alors, je retourne à mon écran de télévision. Une partie de billard commence. Il fait froid dans la cuisine. Plutôt: la cuisine est froide. Ce sont les matières. La camelote Ikea. Qui a rendu l’autre milliardaire. Pas de milliards sans tricherie. C’est la loi. Ici, la tricherie porte sur l’esthétique, le confort, le dessin. A peine si j’ose quitter le canapé. Le plancher, du stratifié. Vous glace les pieds. Le revêtement des parois, en vinyle. Consomme de la lumière. La table (avec son port de fleurs plastique) n’est qu’à un mètre, mais le cadre est en métal, le plateau en verre. Là encore, des matériaux froids. Puis la forme: il faut l’élégance d’un joueur de billard écossais pour s’y asseoir (ou se lever) sans se cogner. Moi, je n’y arrive pas. Donc je reste dans le canapé, à regarder le jeu, à écouter la soufflerie (réglée sur 29 degrés et qui ne chauffe pas, Gala a pris le seul radiateur) et par moment, je vérifie que le garçon est toujours en bas, sous le couvert — quant au produit qui sert à préparer la pointe, je viens de vérifier, il se nomme le “bleu”.