A Détroit, au mois de juin, en 2014, la sensation d’étrangeté était complète, mais depuis, je n’avais plus fréquenté de lieu aussi inattendu, et voici Umag. Bien sûr, il faut imaginer que nous ne sommes pas en période normale, mais comment, lorsqu’on se couche et se réveille, mange et boit et dort, bref lorsqu’on remplit ses journées comme tout individu banal tenu au défi de la vie, invoquer sans cesse, devant l’étonnant spectacle, le fait que la période n’est pas normale? L’effort dépasse de beaucoup mes capacités (c’est d’ailleurs le danger bien pesé de toute modification programmée du réel quand bien même ne durerait-elle que quelques minutes). En tout cas, je n’avais jamais vu, jamais vécu, depuis mes trente jours d’errance dans Détroit, pareil lieu. Les habitants sont sympathiques, un peu rustres peut-être ou si l’on veut — car je n’oublie pas que je suis un dégénéré de Suisse — simples, autrement dit, pleins de bon sens. S’ils vous aident? Mais oui. Il suffit de demander. Je fais d’ailleurs en Croatie, l’expérience d’une sécurité dont je ne trouve la pareille qu’en Espagne (il faut dire “avoir le sentiment” plutôt que “faire l’expérience”). Mais revenons à l’étrangeté. Je jurerais que les habitants d’Umag n’ont aucune idée de ce qui se déroule au-delà de deux kilomètres; qu’ils ignorent où se situe leur ville dans la géographie régionale; et si le monde existe (hormis à travers les images de télévision, peut-être tournées en studio), ils demanderont, le jour où ils jugeront en avoir besoin, des preuves solides. Qu’en résulte-t-il? Une condition que je mesure seulement par occasion, sous l’effet de l’intuition : le suspend. Ils sont là ces gens de Umag, à Umag, et seront là, et seront encore et toujours là. Et si quelque chose vient de l’extérieur — ils ne le croient pas — ce sera un événement de la taille du météorite qui a valu aux dinosaures de disparaître.