Au Pyrée, Luv étonnée par les ferries. Elle n’avait vu que les bateaux du Léman. Nous prenons place à bord d’un appareil de la Aegean speedline à destination de Milo. A l’embarcation, désordre qu’eut aimé filmé un Fellini. Une Mythos à la main, sur des sièges défoncés, parmi les clochards, nous admirons. Les semi-remorques klaxonnent des familles chargées d’enfants, un militaire tire sa valise à roulettes derrière son vélomoteur tandis que des gamines dansent devant un fourgon de boucherie. Cherchant à faire une percée, des japonaises ondulent comme un banc de poissons. A l’heure dite, la sirène retentit, le bateau quitte le port. Quatre heures plus tard, nous sautons à terre et nous retrouvons, pour ainsi dire, directement dans notre chambre : l’hôtel Portiani prolonge le quai de débarquement.
Mois : mars 2018
Athènes 3
Levés tôt pour visiter l’Acropole que nous contemplons d’abord depuis le toit de l’hôtel situé aux abords du jardin botanique. Comme pour toutes ces attractions historiques monnayées par les Etats (à moins que ce ne soit par cette compagnie chinoise qui, dit-on, aurait racheté le monument), accès humiliant, exigeant une attente de plusieurs heures. Nous renonçons. Au lieu de monter, nous tournons autour du monument. J’explique Hérodote, Platon, les quatre ordres architecturaux, le statut de citoyen tandis que nous marchons dans des jardins jonchés d’ordures, entre des latrines improvisées et des couvertures sales, assistant au réveil de troupes de clochards et d’immigrés.
Athènes
Athènes avec Luv. Monami me dit: “profite, ce ne sera pas souvent!”. A l’heure de l’apéritif nous sommes dans les quartiers bas, près du marché couvert. Elle prend son courage à deux mains pour annoncer qu’elle a un petit-ami. Je la félicite.
-Il est Mexicain, ajoute-t-elle.
-Très bien.
Ragaillardie, elle me suit par les rues. Nous traversons un quartier pris par les immigrés. Les valises sont encore sur les trottoirs. Un miller d’individus en guenilles, la face au cirage, hirsutes, pérorant devant des bâtiments aux façades trouées. L’éclairage public est faible. Des plantes crevassent les trottoirs. Nous ressortons de la mêlée:
-Voilà ce que ça donne, lui dis-je. Ils viennent d’arriver mais ils sont là pour rester. Tu as vu des femmes?
-Deux.
-Mais encore?
-Une voilée et une prostituée.
-Exact.
Comme nous remontons une avenue chinoise (population, magasin, enseignes), je me dis une fois de plus que l’effet domino est trop flagrant pour que cette présence massive d’énergumènes venus des campagnes profondes du Pakistan n’ait pas été organisée ici, dans nos centre de commandes. Pour la Grèce, le déroulement laisse peu de doute: asservissement par la dette, rachat massif par les capitaux étrangers des actifs d’état, mise en faillite des banques nationales, déclenchement de la crise et appauvrissement mécanique du peuple. Après quoi les propriétaires abandonnent les bâtiments dans lesquels s’incrustent ces miséreux débarqués par les bons soins des associations de bienfaisance (elles-mêmes subventionnées par les mêmes centres de commande). Triste spectacle d’un effondrement qui a commencé, pour la Grèce, dès les années de corruption massive sous le régime de Papandréou.
Scène
Croisé mon ami et collègue ce matin. Il partait donner un concert à Saint-Etienne. Amplis, instruments, bagages, camionnette, hôtel, sound-checks, repas et début de beuverie, concert et suite de beuverie puis remballer et prendre le chemin du retour. S’enfermer dans une chambre pour écrire ne fait pas rêver quand on a dix-sept, vingt, trente ans. La scène, voilà ce qui fait rêver. Mais à partir de quarante ans, on se félicite de n’avoir plus à monter sur scène, de pouvoir simplement aller se poser sur un chaise en fermant la porte dans son dos.
Monnaie
Entraîné par Evola dans les appartements de S. à Lausanne. Se tient là une réunion du comité d’initiative Monnaie pleine. Le projet soumis au vote porte sur l’interdiction faite aux banques privées de fabriquer de la monnaie. Nous sommes six à discuter autour d’une table ovale chargée de documents, de chandeliers, de crucifix, de saucisson et de fromage. Les parois sont chargées de livres. Chaque étagère comporte une étiquette indiquant le thème de l’étagère mais mon sentiment est que les livres sont mélangés, que le système est dépassé, que les volumes ont voyagé.
-Posez-moi des questions, nous enjoint l’hôte.
Car le sujet est technique. Si je comprends bien, l’un des buts de la réunion est de se mettre d’accord sur la communication. En d’autres termes, comment expliquer les enjeux aux votants. Ici le bât blesse. Ce dont les premières réponses données aux participants témoigne assez: ils posent d’autres questions, croient avoir compris, n’ont pas compris… Pour moi, je n’en mène pas large (et cependant, il y a quelques années, j’ai lu et visionner des documentaires sur le sujet). S. cet homme enthousiaste qui a fait une prière avant de s’asseoir a‑t-il pris la mesure des forces qui défendent le status quo? Certes — mais, parce que ce type de militantisme suppose de la foi, n’est-il pas égaré par celle-ci? Pour avoir une chance de vaincre la coalition des intérêts au pouvoir, il faudrait jeter dans les batailles des moyens colossaux. Pour l’instant, je ne vois que six personnes qui confectionnent d’aimables sandwichs. Un couple, lui comme elle affichant la maigreur des figures d’El Greco. Ils représentent les SEL du Nord-vaudois et distribuent de petites bouteilles qui contiennent de l’eau de bouleau. A part Evola et moi, un ancien journaliste, un militant national et un mathématicien. Les autres, là-bas, partout, à travers le monde, appartenant à la même troupe armée en costumes, devant leurs ordinateurs, calculent les risques de contagion d’une telle initiative lancée par des “fouilles-merde”… Ou plutôt, ils se disent rassurés. En effet, un jeune conseiller vient de rendre son verdict : “ne vous inquiétez pas, personne ne comprend ce que nous faisons donc le peuple nous fait confiance”. La réunion se poursuit. J’écoute. Je grignote. Je bois. Participe tant bien que mal. Au fond, je suis désolé: la bonne volonté et son organisation démocratique ne peuvent plus rien pour défaire les monstres auxquels notre société s’est livrée.
Wohlen
Sur le quai, trente personnes — je viens de compter. Pas une ne parle. Un train de marchandises s’engouffre. Long effet. Pour le première fois — peut-être en raison de l’ambiance funèbre — je sens le poids d’un tel convoi. Je fixe la plateforme, puis remonte le long des piliers et regarde trembler le toit. La tenue du bâti m’étonne. Peu après, second transport. Un fracas considérable. Quelle précision pour aiguiller un aussi grand nombre de wagons pleins! Quelle maîtrise! Déjà, en arrivant en voiture dans ces faubourgs de Zurich, je me disais: voilà la richesse de la Suisse. Des hommes et des femmes qui travaillent. Le régional pour Lenzburg tarde vingt minutes à entrer en gare. Au même rythme, jeunes et vieux prennent place. Nous traversons une campagne déclassée. Hangars, bureaux, usines sont posés sur le plat comme autant de parallélépipèdes. Ici et là, sur la hauteur, un vieux château, une auberge où boire le vendredi. Des feux en grande quantité, les automobilistes attendent. Tout à l’heure, pour faire de la conversation, l’employé de chez Dodge qui me conduisait à la gare me dit: “Moi, c’est le moteur. Moto ou voiture. Quand je suis en forme, je roule d’une traite jusqu’au Portugal. Mais le train, jamais.”
Valais
Sion — Monami me surprend dans le grenier à livres d’Emmaüs. Il a un chien. Acheté pour son fils. Qui, cet après-midi, comme toutes les après-midi, est à l’école. “Il est vrai qu’il ne s’occupe pas beaucoup de Vréo”, me dit-il. Je m’attarde un peu: après avoir passé deux heures à parler avec l’armurier local — raison de ma visite — calibres, optique, canon et prise en main, je cherche l’étagère Philosophie.
-Il n’y en a pas, me dit Monami.
Nous prenons une eau minérale à la station-service, avant d’assister à un cours de Krav Maga dans un bâtiment industriel rose. L’échauffement fini, c’est le combat au sol. Pour moi, chose nouvelle, épuisante. Ces derniers jours, j’ai roulé 1500 kilomètres et bu près de trente litres de bière. Pour mesurer mon niveau, l’assistant me défie. Il m’enserre de ses jambes, puis écrase. Il est jeune, fort et convaincu. Une fille se blesse, il me relâche. Suivent des combats debout, moins fatigants. Après quoi, satisfaits et légers, nous remontons chez Monami à Verbanne. Il nourrit ses poules, le chien mange, nous visionnons des films. Au réveil, je roule en direction de Goppenstein. Là, je mets la voiture sur le train pour franchir le Lötschberg. Manoeuvre silencieuse. Drôle de peuple des montagnes. A bord des véhicules, des conducteurs isolés. Un clarté blafarde, des feux, rouges, puis verts. Nous avançons au pas, roulons sur les wagons. Le train s’enfonce dans la nuit. Seul repère, le téléphone portable à l’intérieur du véhicule qui me précède. En milieu de tunnel, le train qui arrive de Kandersteg. Sentiment de maîtrise, de froideur. De l’autre côté, il est midi. Deux par deux, les enfants gambadent le long de l’unique trottoir du village, s’arrêtent pour jouer avec les vaches.
Dentiste
Gala que j’ai persuadé de passer la nuit dans notre suite Las Vegas plutôt que d’aller dormir chez sa grande amie lausannoise en attente d’une intervention chez le dentiste, monte le ton au restaurant, à son habitude houspille ramenant dans la conversation des reproches vieux de cinq et dix ans puis, de retour à l’hôtel, s’habille sans un mot, claque la porte et s’en va, craignant si elle ne prend pas aussitôt le train de manquer ce rendez-vous programmé pour le lendemain à neuf heures.
Las Vegas
A Fribourg, nous occupons la suite de soixante mètres que le directeur de la tour-hôtel, mon ami boxeur, met à notre disposition. La chambre donne sur l’abbaye de la Maigrauge. A l’autre bout, le salon ouvre sur le salle Equilibre et le temple protestant. Au milieu, une salle d’eau avec un jacuzzi circulaire de la taille d’une piscine pour enfants. La faïence est rose et blanche, les robinets dorés. Sur la place, les Turcs font vrombir leur japonaises tunées. Ils m’expliquent où garer ma voiture surdimensionné, puis je rejoins les employés au Central. Le prisonnier est là, content, inquiet, plein d’anecdotes sur sa vie de trafiquant en Guinée-Bissau, pleurnichant soudain sur sont sort, convaincu que sa femme va le mettre à la porte le soir-même, se ressaisissant alors pour dire: “m’en fous! je vais me trouver un bateau et m’installer, ensuite je ferai du cabotinage à partir du Liberia” (le surlendemain j’apprends par Monpère qu’en effet, son amante l’a renvoyé et qu’il est à la rue). Gala nous rejoint après s’être reposée, habillée, maquillée. Longue nuit, puis buffet à midi moins cinq, juste avant l’heure de fermeture, servis par le cuisinier qui pour Gala cuit un oeuf quatre minutes.