Mois : octobre 2016

Un monde normal

L’Es­pag­nol est nor­mal. Il aime ce qu’il com­prend. Il com­prend ce qui est proche de lui, ce qui se répète, ce que com­pren­nent ses par­ents, ce qu’ils aiment. Il n’est pas curieux. Il ne s’in­téresse aux autres que pour autant que les autres con­firme ce qu’il est. Ce qui est autre, ce qui est étranger existe mais sur un autre plan. Ce plan est sans rap­port avec le monde nor­mal dans lequel vit l’Es­pag­nol. Par oppo­si­tion, l’Eu­rope a de grands anor­maux: les Hol­landais, les Sué­dois, les Danois.

Antiracisme

“Mais à l’époque grand-père, pourquoi n’avez vous rien fait con­tre les antiracistes? Pourquoi avez-vous per­mis qu’il instal­lent tous ces gens chez nous? Vous avez été lâch­es et main­tenant c’est nous qui allons devoir nous défendre.”

Coiffeur

Notre coif­feur a un sys­tème de réser­va­tion orig­i­nal. Il est pos­si­ble de télé­phon­er, mais il ne fixe de ren­dez-vous que pour la mat­inée en cours, ou après dix-sept heures l’après-midi en cours. Le mieux est de pass­er. Il tra­vaille dans un local de petite taille qui donne sur la rue. Chaque fois qu’il aperçoit pas­sant, il immo­bilise son ciseau. S’il ne le con­naît pas, il reprend le tra­vail, sinon, il salue. Et si c’est un client qui vient réserv­er, il lui dit:
- Dans vingt min­utes?
Or, ces vingt min­utes ne veu­lent rien dire. C’est le temps moyen d’un coupe, mais le temps moyen d’un coupe est impos­si­ble à déter­min­er. Après trois jours de vaines ten­ta­tives, Aplo et moi obtenons un ren­dez-vous par télé­phone. Nous sau­tons sur les vélos, roulons à tra­vers les tun­nels, descen­dons de selle devant le salon. Le coif­feur est en train de bal­ay­er les cheveux du dernier client. Aplo passe en pre­mier. Dans le fond du local, un téléviseur mon­tre une émis­sion de télé-réal­ité. Entre deux coups de ciseaux, le coif­feur change de chaîne. Un pas­sant ouvre la porte.
- Tu as de la place?
Le coif­feur me désigne:
- Après ce Mon­sieur?
Le nou­veau client s’in­stalle sur la ban­quette. Il en vient un autre. A l’écran, le com­men­taire d’un procès poli­tique. Des ani­ma­teurs, l’un de gauche, l’autre de droite, jugent et défend­ent des hommes poli­tiques cor­rom­pus tan­tôt de gauche, tan­tôt de droite. Soudain, l’un des ani­ma­teurs évoque une ville: “A Gime­na, province de Jaen”. Alors sur la ban­quette:
- Gime­na, province de Séville!
¨Le coif­feur s’en mêle. Celui qui a cor­rigé l’an­i­ma­teur sort son télé­phone, véri­fie et admet: il y a Gime­na et Jime­na. Le client et le coif­feur répè­tent ensem­ble pour être bien sûr d’avoir com­pris: Gime­na n’est pas Jime­na. Puis ils enchaî­nent sur la per­son­nal­ité de l’an­i­ma­teur.
- Ce type cri­tique le cap­i­tal­isme et il s’en met plein les poches!
- Exacte­ment.
- Il cri­tique le cap­i­tal­isme et il rachète aux ban­ques les loge­ments des expul­sés pour les reven­dre!
- Exacte­ment.
- Parce que si on cri­tique le cap­i­tal­isme, au moins…
Puis, une fois qu’il est établi que cet ani­ma­teur est peu recom­mand­able et qu’il ne faut plus regarder son émis­sion, cha­cun s’emploie à définir ce qu’il est. Pour ce faire, le coif­feur comme le client cherchent leurs mots…
- Quand on cri­tique le cap­i­tal­isme, qu’on joue le défenseur des pau­vres et que dans le même temps.… on appelle ça…
L’autre, tout a fait d’ac­cord, cherche aus­si le mot qui per­me­t­tra de désign­er quel homme est l’an­i­ma­teur. L’autre client, celui qui n’a pas encore par­lé, s’en mêle. Chaque fois que les pre­miers peinent à met­tre un mot sur leur pen­sée et trébuchent, il leur souf­fle le mot qui con­vient.
- Cynique.
Et les autres:
- Exacte­ment!
- Hon­teux.
Et les autres.
- Exacte­ment.
Pus le coif­feur me prend à par­ti:
- Tu sais Alexan­dre, cette télévi­sion, ça ne vaut rien, moi je mets ça unique­ment pour les clients. 

Jardin de pierres

Sur les hau­teurs d’An­te­quera, le cat­a­clysme d’El Tor­cal, un champ de pier­res tra­ver­sé de sen­tiers. Comme il y a eu de l’or­age, la terre a une con­sis­tance de choco­lat fon­du. Luv va devant, Gala et moi suiv­ons. Les garçons passent par les crêtes, saut­ent d’un para­pet à l’autre, s’ac­crochent aux chem­inées, glis­sent le long des parois.
- Ces deux-là sont à vous? demande un cou­ple d’Anglais.
Ils n’ont pas tort, main­tenant que je lève les yeux, Aplo et Luc me don­nent le ver­tige. Juchés sur la hau­teur, ils ne sont pas plus gros que des sauterelles. Nous pro­gres­sons à tra­vers le dédale. Dans les val­lons réson­nent toutes les langues. Vingt touristes arpen­tent le domaine. Ils se croisent, gênés. Près de l’Ob­ser­va­toire qui sert de point de départ de la balade survient une famille de Chi­nois. M’aperce­vant, elle se fige. L’en­fant fait deux pas en avant, se place devant moi et dans un espag­nol étudié, détachant chaque mot, demande où com­mencer la vis­ite. En français cela don­nerait: “Excusez-moi, mes par­ents cherchent le départ. Pou­vez-vous leur indi­quer l’en­droit où com­mence le chemin je vous prie?”

Caraïbes

A pied à tra­vers les tun­nels côtiers. Arrondis, rocailleux, creusés dans la roche marine, ils sont éclairés par des lumi­naire sus­pendus. Par­al­lèle­ment court une prom­e­nade en escaliers. Elle sur­plombe la mer. Sur la façade du pre­mier tun­nel, un trou de la taille d’un pastèque. Un plaque rap­pelle qu’il cor­re­spond à l’im­pact du boulet tiré depuis un navire fran­quiste au début de la guerre civile. Plus loin, dans un anfrac­tu­osité, une chapelle dédiée à la vierge. Trente bou­quets de fleurs fraîch­es s’é­panouis­sent à ses pieds. Un badaud à rajouté une Jésus de petite taille hors de la vit­rine. Nous emprun­tons les tun­nels. C’est lun­di, le temps est brumeux. Ces tun­nels que je tra­verse depuis six mois, je les regarde mieux depuis que Tonio m’a expliqué qu’il étaient fer­rovi­aires. En 1992, quand celui-ci venait jouer sur la plage, il venait en train. La ligne a été tracée au début du siè­cle pour achem­iner le ciment de car­rière vers les ports de Mala­ga et de Velez-Mala­ga. Au vil­lage suiv­ant, nou­velle halte devant une chapelle, celle de la vierge des Marins. Elle est pro­tégée du soleil par des toiles sou­ples accrochées à la falaise. Les vagues écla­tent dans les airs et retombent en gerbes sur le plate­forme. Aplo cambe la bar­rière. Il est au-dessus des vagues. Un vieil­lard l’ob­serve, ravi du spec­ta­cle. Luv et Luc l’en­cour­a­gent. De retour au vil­lage, nous nous instal­lons dans une gar­gote de plage. Tan­dis que je bois ma bière, les serveur pré­pare des moji­tos pour les enfants; il coupe et presse les cit­rons, mélange les alcools et le sucre, pile la glace dans un tor­chon, pique les pailles. Quand ils ont enfin les ver­res en main, je leur sug­gère de pren­dre une pho­to: en cad­rant sur le palmi­er, les per­ro­quets sauvages et le ciel désor­mais ensoleil­lé, on jur­erait une sta­tion des Caraïbes. 

Golf

La route prin­ci­pale est côtière. Les vil­lages sont liés par des quartiers nou­veaux par­fois fer­més à cette sai­son. A l’oc­ca­sion, on aperçoit la plage. Con­tre les pentes de la mon­tagne sont accrochées des vil­las, sur les som­mets se tien­nent des car­cass­es d’éd­i­fices. Com­mencés avant la crise, leur con­struc­tion est aban­don­née. Aujour­d’hui, le ciel les tra­verse. De mon toit, j’en vois un: cinq étages de dalles, les cages d’as­censeur en brique, les piliers de métal et une grue. Un agent m’as­sure que les apparte­ments seront bien­tôt mis en loca­tion. J’ob­serve. La grue est immo­bile. Un filet gris pend côté mer. Lorsque le vent souf­fle du Nord, il lève comme un jupe. Alors une tache d’om­bre se détache de l’im­meu­ble et flotte sur les pentes de la mon­tagne. Je roule la carte à la main. Je n’é­tais jamais venu dans ce quarti­er de vil­las. La voiture grimpe sur une pre­mière colline, longe un défilé, amorce une autre pente. Nous avons ren­dez-vous dans un golf. Le restau­rant du club est logé au sous-sol d’un bâti­ment à l’ar­chi­tec­ture pâtis­sière, il donne sur le green. Une trentaine d’hommes chenus boivent des brocs de bière, des golfeurs anglais. Je cherche le gars de l’aéro­port, celui qui voy­ageait dans le même avion que les enfants. Cela me revient: il m’a don­né ren­dez-vous près de la poubelle. De retour à l’é­tage, je le trou­ve en effet devant un con­teneur de verre. Jovial, il vient à notre ren­con­tre. Il tend la main à Gala. Par-dessus ses épaules, je vois l’au­toroute. Les voitures défi­lent.
- Allons à pied, c’est juste là!
Au bout du park­ing, une impasse. Sur le côté cinq vil­las. Le gars tourne la clef dans la porte d’en­trée. J’ai le souf­fle de l’au­toroute dans le dos. Nous pas­sons le vestibule, pénétrons dans un vaste salon avec chem­inée et sor­tons sur la ter­rasse. Elle donne sur le golf. Au loin, les tach­es blanch­es, ce sont les Anglais.
- Nous sommes au bas du golf?
- Oui. Il passe sous l’au­toroute.
Nous descen­dons un escalier. Le pro­prié­taire a con­stru­it un carnotzet avec bar, bouteiller, armoires encas­trées. Il les ouvre.
- Vous ne man­querez pas de place.
La vis­ite passe par la cui­sine, bien conçue, les cham­bres, la sec­onde ter­rasse, les salles de bains et le solar­i­um où je retrou­ve les golfeurs. L’ensem­ble est solide. Voilà quar­ante ans que le gars vit à Genève. Il a le sens du tra­vail bien fait. Il s’oc­cupe des routes. Il dit:
- De nuit.
Com­ment en vient-on à acheter une vil­la adossée à une autoroute? Je me pose la ques­tion.
- Dans les années 2000, c’é­tait un mini Las Vegas, ici!
Puis avec cette fran­chise de l’ou­vri­er, le gars dit son salaire. Qua­tre mille cinq cent. Il pré­cise.
- C’est pas beau­coup. J’ai acheté six cent. Depuis la crise, j’ai de la peine à en obtenir deux cent.
Tout cela avec un sourire bon enfant, l’air embêté, comme si la sit­u­a­tion lui échap­pait pro­vi­soire­ment.
  

Guide

Con­stance. Guide touris­tique à l’usage des aveu­gles, écrit l’an dernier, sous la pluie, en été, est sor­ti. Petit vol­ume bleu qui rap­pelle le Guide Lone­ly Plan­et. Les enfants m’ont apporté un exem­plaire de Suisse. Quel des­tin peut bien avoir un livre de cette sorte dans une époque comme la notre? Au XIXème, on aurait lu cela dans un parc, sur un banc, avant d’en faire le com­men­taire à ses amis sur la ter­rasse d’un café, pour en repar­ler ensuite le soir, s’il le méri­tait, en fumant des cig­a­rettes. Au XXème, on aurait lu cela en se riant, pour  prou­ver que la lit­téra­ture n’est pas sérieuse tout en croy­ant le con­traire. Mais au XXIème? Est-on encore disponible pour de telles lec­tures? Ne ren­voient-elles pas à un monde disparu?

Maison

De bon matin à l’aéro­port pour accueil­lir les enfants. Je les attends à l’ex­térieur. Ils sor­tent les pre­miers de la halle des bagages. Je fais signe. Ils ne me voient pas. Ils bifurquent devant la bou­tique  de clubs de golf. Je fais signe. Il n’y a que moi sur l’e­s­planade; ils ne me voient pas. Ils passent les portes coulis­santes. Je fais encore signe. Ils entrent dans le sas, en ressor­tent. Alors, ils se pré­cip­i­tent dans mes bras. La voiture est garée à un kilo­mètre. Un kilo­mètre mar­bré et vit­ré. Une passerelle d’un kilo­mètre. Nous quit­tons les car­refours qui mènent à Fuen­giro­la et Mala­ga, nous tra­ver­sons une zone indus­trielle, j’a­ban­donne la voiture sur le bord d’un chemin. Au café, nous  com­man­dons du café et du choco­lat chaud. Tout en prenant des nou­velles de la Suisse, j’ob­serve un homme qui me tourne le dos. Physique épais, cinquante ans. Ouvri­er, camion­neur, que sais-je? Un détail cloche: il porte des bas­kets de triathlon d’un prix élevé. Il se retourne.
- Vous arrivez de Genève?
- Non, j’habite ici.
- Moi aus­si.
Il me dit où il habite. Je m’é­tonne. Un vil­lage voisin du mien. Alors il déclare qu’il arrive de Suisse. Et qu’il louerait bien sa mai­son. Quand il quitte le café, quelque min­utes plus tard, nous sommes con­venus de faire une vis­ite de la mai­son après qu’il l’au­ra vidée de ses meubles.
- Tu le con­nais? demande Luv.
- Non.
- Étrange.
- Oui. Surtout ses baskets. 

Maffia

- A vingt et une heure, ordon­nait le maffieux, comme con­venu! Si la trans­ac­tion se passe bien, tu n’auras pas à inter­venir.
De plus, la sœur du crim­inel me sur­veil­lait. Que cet homme me don­nât des ordres me sidérait, mais je n’avais aucun moyen de les con­tester. J’é­tais à sa mer­ci et cepen­dant, je ne le con­nais­sais pas. Tout en admet­tant que la ques­tion était incon­grue, je demandais:
- Quel est votre nom?
Il haus­sait les épaules. Aus­sitôt, je m’ex­cu­sais de me mon­tr­er aus­si stu­pide.
- Mais enfin, on se con­naît depuis quand?
Posant la main sur mon épaule, l’air pater­nal­iste:
- Ne fais pas l’id­iot et tiens-toi prêt!
Je bat­tais en retraite. Mon­tre en main, la sœur mar­chait der­rière moi, veil­lant à ce que je sois opéra­tionnel pour vingt et une heures. 

Gira

De cette ville n’é­taient plus vis­i­bles que les mag­a­sins qui reti­en­nent mon atten­tion, mag­a­sins de cuir, de pis­to­lets, de couteaux et pour­tant, dans une rue pleine de méth­ode et morne et grise, en cave, je décou­vrais un mag­a­sin de dis­ques. Me venait la réflex­ion habituelle: à quoi bon acheter des dis­ques? A quoi bon tous ces CD’s? Que con­ti­en­nent-ils de plus que ce qu’il con­ti­en­nent? Et qui si vite s’épuise… A la rigueur des vinyles? Surtout pour le dis­quaire. Afin de le soutenir avant dis­pari­tion. J’aperce­vais alors sur un présen­toir le nou­v­el album des Swans. Une pochette couleur sable. Et aus­sitôt réson­nait dans les hauts-par­leurs la voix de Michael Gira. L’Améri­cain chan­tait: “this heart belongs to me!” Me remé­morant les paroles des années 1980, quand Gira hurlait “this thing is mine! it belongs to me!”, je songeais: “pau­vre Michael, il n’a pas changé!”