Notre coiffeur a un système de réservation original. Il est possible de téléphoner, mais il ne fixe de rendez-vous que pour la matinée en cours, ou après dix-sept heures l’après-midi en cours. Le mieux est de passer. Il travaille dans un local de petite taille qui donne sur la rue. Chaque fois qu’il aperçoit passant, il immobilise son ciseau. S’il ne le connaît pas, il reprend le travail, sinon, il salue. Et si c’est un client qui vient réserver, il lui dit:
- Dans vingt minutes?
Or, ces vingt minutes ne veulent rien dire. C’est le temps moyen d’un coupe, mais le temps moyen d’un coupe est impossible à déterminer. Après trois jours de vaines tentatives, Aplo et moi obtenons un rendez-vous par téléphone. Nous sautons sur les vélos, roulons à travers les tunnels, descendons de selle devant le salon. Le coiffeur est en train de balayer les cheveux du dernier client. Aplo passe en premier. Dans le fond du local, un téléviseur montre une émission de télé-réalité. Entre deux coups de ciseaux, le coiffeur change de chaîne. Un passant ouvre la porte.
- Tu as de la place?
Le coiffeur me désigne:
- Après ce Monsieur?
Le nouveau client s’installe sur la banquette. Il en vient un autre. A l’écran, le commentaire d’un procès politique. Des animateurs, l’un de gauche, l’autre de droite, jugent et défendent des hommes politiques corrompus tantôt de gauche, tantôt de droite. Soudain, l’un des animateurs évoque une ville: “A Gimena, province de Jaen”. Alors sur la banquette:
- Gimena, province de Séville!
¨Le coiffeur s’en mêle. Celui qui a corrigé l’animateur sort son téléphone, vérifie et admet: il y a Gimena et Jimena. Le client et le coiffeur répètent ensemble pour être bien sûr d’avoir compris: Gimena n’est pas Jimena. Puis ils enchaînent sur la personnalité de l’animateur.
- Ce type critique le capitalisme et il s’en met plein les poches!
- Exactement.
- Il critique le capitalisme et il rachète aux banques les logements des expulsés pour les revendre!
- Exactement.
- Parce que si on critique le capitalisme, au moins…
Puis, une fois qu’il est établi que cet animateur est peu recommandable et qu’il ne faut plus regarder son émission, chacun s’emploie à définir ce qu’il est. Pour ce faire, le coiffeur comme le client cherchent leurs mots…
- Quand on critique le capitalisme, qu’on joue le défenseur des pauvres et que dans le même temps.… on appelle ça…
L’autre, tout a fait d’accord, cherche aussi le mot qui permettra de désigner quel homme est l’animateur. L’autre client, celui qui n’a pas encore parlé, s’en mêle. Chaque fois que les premiers peinent à mettre un mot sur leur pensée et trébuchent, il leur souffle le mot qui convient.
- Cynique.
Et les autres:
- Exactement!
- Honteux.
Et les autres.
- Exactement.
Pus le coiffeur me prend à parti:
- Tu sais Alexandre, cette télévision, ça ne vaut rien, moi je mets ça uniquement pour les clients.