Le moniteur auquel je suis relié s’est emballé, une sirène a retenti. Dans l’aquarium les infirmières se sont agitées, les médecins ont accouru. La pression cardiaque venait de passer de 62 à 157. Tous se tenaient en silence devant le lit. La pression est redescendue à 70. Le médecin s’est essuyé le front: “ça vous est déjà arrivé?”. Oui, déjà adolescent. A leur tête, j’ai compris: je venais de réchapper pour le deuxième fois en quelques heures.
Mois : novembre 2022
Grave 4
Aux soins intensifs. Trente six-heures sur le dos, les yeux à fixer une bouche d’aération circulaire. L’équipe des infirmières me dit: “ils ont pu vous sauver car ils se tiennent derrière une caméra et filment les arrivants dans le centre de tri, c’est là qu’ils ont remarqué que vous alliez y passer. C’est un infarctus.”
Grave 3
Au tri des urgences. Les autres patients ont l’air d’attendre, de pouvoir attendre, ils parlent, ils regardent, ils sont accompagnés, ils attendent. Pas moi. La douleur est épouvantable. Mes genoux, mes pieds, mes mains, ma bouche tremblent. Une infirmière demande mon nom, je demande un anti-douleur. Un homme en blouse surgit d’un rideau, empoigne le fauteuil roulant, me conduit devant un médecin. Le médecin me couche sur un lit d’observation. “Votre cœur est en train de lâcher, nous allons pénétrer par le bras jusqu’au cœur”. Pas possible, voilà ce que je me dis, ce sont les pompes, c’est la bagarre. Le lit roule à travers des couloirs, j’entre en salle d’opération. Le chirurgien demande si je peux changer de lit sans aide. Je peux. Il présente un formulaire: “en signant, vous donnez l’autorisation de pratiquer l’opération”. Comme je sais que la police a averti Gala, je fais: “est-ce que je peux attendre d’avoir l’avis de ma femme elle est en route (pas le cas, les flics ne la trouvaient pas)? “Vous pouvez, répond le chirurgien, mais dans dix minutes vous êtes mort”.
Grave 2
Silence revenu. Un bonheur. Le temps est superbe, la lumière est chaude, les vagues roulent au pied de l’hôtel. Le matériel de la camionnette apporté dans la chambre, nous déjeunons sur la terrasse avec la vue sur Malaga et Fuengirola. Plus trace de la bagarre de la veille. A peine si j’y pense. Je m’en vais chez José, le marchand de cycle, peut-être saura-t-il régler mon problème d’ordinateur. Une bonne demi-heure en sa compagnie, non, il n’y arrive pas. Alors je reviens à l’hôtel. Comme je suis habillé en tenue de course, les Nordiques ne me reconnaissent pas lorsque je passe par la réception. Car ils sont là, à négocier je ne sais quoi, probablement le retour de leur argent (la police avertit Gala qu’ils avaient réservé pour une semaine). Je pars courir. Comme d’habitude, en direction de La Cala del Moral, avec franchissement des tunnels de l’ancienne ligne ferroviaire pour joindre les plages des villages côtiers. Soudain j’ai mal. Où exactement? Au dos. Je ralentis le rythme. Ce que ça peut être? Les pompes Superman. La veille, avant la bagarre, j’ai entraîné des nouvelles séries de pompes à détente rapide. De là les douleurs. J’ai de plus en plus mal. Je pense: ça va passer. Soudain, impossible de continuer. Ne serait-ce qu’un pas. Je me couche dans l’herbe. J’ai mal. Je m’assieds, J’ai mal. Je me lève, je marche. Au moins jusqu’au tunnel. Je l’atteins. J’entre dans le tunnel et il m’apparaît comme une évidence: si j’entre dans ce tunnel, je ne pourrai pas en ressortir. Alors je me couche sur un banc. Il y a des écoliers autour de moi. Ils ne sont pas normaux, des handicapés, des simples. Le cardiomètre indique que les pulsations chutent. Je courais à 140 bpm, je suis à 80 bpm… à 73 bpm… Les gamins ne pourront pas m’aider, ils ne sont pas normaux. 62 bpm. Les écoles s’en vont. Il y a un couple. J’appelle. Je les avertis que je vais m’évanouir. Ce n’est pas le cas. J’ai de plus en plus mal, je crie, je tremble. Le couple prend mon bidon, me passe de l’eau sur le front. Le couple appelle la police, la police appelle l’ambulance. Elle tarde à venir, il n’y a pas de route, c’est la plage. Un autre homme est là. Je demande (ses chaussures): vous courez? Non, répond-il, je suis infirmier, je me promenais. J’explique la bagarre. Le contre-coup, la mémoire du corps, un truc de cet ordre. Mais pourquoi est-ce que ça fait aussi mal? L’ambulance est là. Direction l’hôpital Carlos Haya. Le trajet dure vingt minutes. Je me dis: il vaut mieux mourir, c’est trop douloureux.
Grave
Batailler tout le jour avec mon ordinateur de vélo. Avant-hier, à Burgos, j’ai quitté le camping pour rouler dans la campagne. Le circuit de deux cent kilomètres que j’avais soigneusement dessiné ne chargeait pas. Je roule au hasard. La nuit, dans la camionnette, je recommence mes tentatives. Et ce matin, à l’hôtel, au-dessus de la plage de Rincon, Gala encore au lit, je persévère, échoue, m’énerve. En soirée, toujours rien. La montre de course, l’ordinateur de vélo, le téléphone, côte à côte, inertes. Je dis cela, car c’est une partie de mon énervement. Qui augmente lorsque s’installent dans la chambre d’hôtel voisine, des Nordigues drogués alcoolisés. Combiens sont-ils? Gala jette un œil par la balcon. Filles ou garçons, jeunes, blonds, rasés. Des boucles dans le nez, dans les oreilles. Six, puis quatre. La porte claque. La fête est hystérique. Les jeunes renversent les meubles, grimpent aux mur, poussent le volume, rient et crient. Je fais monter le réceptionniste. Qui frappe à la porte de la chambre, met en garde, annonce qu’à minuit, il faudra que le silence soit revenu. Sauf qu’il est vingt heures. Le boucan continue. Bande-son d’une folie asilaire. Nous sortons manger chez l’Argentin. Conversation houleuse avec Gala. Habituelle, mais tout de même: agaçante. En plus des bières déjà avalées, nous éclusons une bouteille de vin. Retour à l’hôtel, même chaos. Je tourne ne rond, serre les poings. Je sors et frappe un grand coup contre la porte de la chambre. Un coup qui ébranle. Qui intimide. Un type sort. Puis une fille. Format camionneur. Les deux se jettent sur moi. J’envoie les coups. Fait tomber la fille, l’immobilise d’un coup de marteau au visage, m’occupe du type. Repousse et frappe. Encaisse sur le nez, à la tempe, au ventre. Au bout de quelques secondes, j’ai le dessus. Ils prennent peur, se barricadent. La police intervient. Ma main est en sang, je lave. Je cache mes chaussures de chasse, passe les mocassins, me recoiffe, m’assoit sur le lit, ouvre à la Garde civile. Le flic constate et me donne l’ordre de verrouiller. Parlemente avec les Nordiques. Cris, insultes, casse. La police les expulse.
Coslada
Périphérie de Madrid, à l’hôtel, j’attends Gala. Le quartier est sans qualités, j’aime. Ses immeubles de brique rouge organisés en “urbanisations” autour d’une piscine, ses échoppes de la loterie nationale, ses ramblas tronqués, les cafés-comptoirs à chaque coin de rue, puis il fait une temps splendide, une température d’été en ce début d’hiver. J’achète une bouillote garnie de fourrure. Pour Gala. Pour rire. Le téléphone sonne. C’est elle. Montée dans le mauvais train sur le quai 7 de la gare Lausanne, elle arrive à l’instant à Yverdon. L’avion décolle de Genève dans deux heures.
PF
“Vous savez ce que c’est ici?”, demande le patron, une tante qui ressemble à Michel Serrault dans la Cage aux folles. L’homme veut dire qu’il ne s’agit pas d’un restaurant à menu, pas d’un restaurant pour tous les jours, il cherche à me faire comprendre sans me vexer que c’est un restaurant de prix et il a raison au vu de ma dégaine : débarqué à l’instant de la camionnette après trois heures de conduite sous la pluie je porte des Bermudes froissés, des chaussures de chasse en toile de camouflage, une veste de dix ans et je ne suis pas rasé. Mais surtout: je mangerais volontiers une soupe et des patates. Deux ouvriers du bâtiments me parlent de la Quincaillerie PF. Un restaurant? Oui, dans le hangar d’une quincaillerie de la zone industrielle de Burgos. Assis dans un siège troué, une aimable matrone me sert sur une table bancale un bol de salade russe œuf-mayonnaise-olives d’un kilo — sans exagération. Quand je repousse le bol après en avoir avalé la moitié, elle fait: “vous n’avez pas faim?”.
Matin
Baignade au réveil après le café. Des maîtres qui baladent leurs chiens, une mer agitée de courtes vagues, une eau excellente et un luxe, des douches approvisionnées (en camionnette dans les villes le problème n’est pas aisé). Toldo sort de sa voiture chinoise une serviette sur l’épaule. Il entre dans la mer, il nage. Il a des affaires à traiter à Bilbao, mais d’abord il va dans sa propriété de Saint-Jean de Luz où la bonne qui est une cuisinière merveilleuse prépare ses spécialités. Nous nous embrassons. Prochain rendez-vous, à Mexico. Le temps de poster du matériel d’horlogerie chinois pour Aplo, je prends la route en direction de Saint-Sébastien, Vitoria-Gasteiz et Burgos.
Rendez-vous
La porte vitrée du Parador d’Hondarrabía coulisse, voici Toldo. Chauve (plus que moi), serein (à son habitude), il se tamponne la bouche d’une serviette de coton et me guide à travers la salle des armures. Sa nouvelle femme Alejandra est au petit-déjeuner avec Daniel, l’homme du téléphone, un gourou spirituel comme Toldo nomme les sages qui l’accompagnent. Nous sortons sous la pluie. Une pluie basque, longue et drue. Les rigoles inondent les façades, le pavé est noyé, les arbres tremblent. Nous promenons dans la vielle ville, sous les maisons en colombages, les Mexicains sous des parapluies acquis à l’instant, moi le col relevé, la casquette sur les oreilles. Dernier rendez-vous avec Toldo, en 2004, dans ses bureaux de Polanco. Depuis, il a fait fructifier ses négoces, banque digitale, consulting financier, Mont-de-piété et institut de yoga, en a abandonné d’autres, fermes biologiques et club de vin, mais fabrique du Mezcal et donne plus que jamais dans sa passion native, l’histoire pré-colombienne du Mexique. “Tu vois, me dit-il, au moment de l’indépendance, le gouvernement a voté un nom de baptême pour le pays, mais les Mexicalis (prononcer “mechicalis”) étaient une tribu barbare du Nord, rien à voir avec l’origine toltèque du pays anahuac. Aujourd’hui je sauvegarde la littérature ancestrale, la fait traduire, et j’ouvre des écoles où l’on enseigne selon la méthode indienne du “rêve conscient”. Il conclut. “il faut que je t’en parle”. Et je me retrouve sur la digue de la Bidassoa, aux côté de Daniel, qui m’explique le motif de ses voyages en Allemagne, en Suisse, en Hollande: “recréer l’unité de la personne par la voie”. D’abord, je ne suis pas sûr de bien comprendre, puis cela s’éclaircit: Daniel parle de la voix, pas de la voie. Il insiste: “Que de la pratique! Je chante les notes du piano, je lis dans la voix pour comprendre quand la personne est sincère, j’essaie de supprimer la dépendance, de mettre le vivant à l’unisson.” Et Daniel de brosser un portrait des aliénations occidentales. “Toi”, demande Toldo?. Seize ans de péripéties — que raconter? Le plus simple: l’écriture, le vélo. “nous avons une villa sur le Pacifique, fait Toldo, nous irons à vélo depuis Mexico. Ensuite tu viendras dans le Yucatan, c’est là que j’habite trois semaines par mois”. Rue des pêcheurs, derrière le port, nous prenons un “almuerzo”, puis nous marchons encore, lentement, contre la mer. Vient l’heure du déjeuner. Car Toldo a une religion: la cuisine. “Si nous sommes au pays basque, dit-il, c’est pour manger”. Conduits par un GPS à la voix asexuée à bord d’une voiture électrique et chinoise, nous rejoignons les collines. Toldo gare la navette sur un terrain vague. Le ciel est gris, il pleut sur la prairie. Alejandra: “Tu crois que…?”. Toldo lève la bras, désigne un troupeau de moutons ruisselant: “C’est là”. En effet, derrière une grange, il y a un restaurant de luxe, le Maria Mari. Le chef toqué présente un poisson rouge à gueule de bouledogue, je commande une côte de bœuf au charbon, nous dégustons les hors d’œuvre (quatre anchois bien larges et du cochon noir de Guijelo nourri aux glands), Toldo choisit le rouge de la Rioja avec le sommelier. Plus tard, en France, nous nous promenons longuement et lentement sur le haut quai de Saint-Jean de Luz, Toldo achète des tisanes, sa femme du papier japon. La journée finie, retour à Hondarrabía, je rentre dans ma camionnette, je décapsule mes litres de bière, je regarde la mer sous la pluie depuis un parking de six cent places entièrement vide.