Mois : août 2022

Espagne

Retour au pays. Le paysan est à l’en­droit même où je l’ai lais­sé dix jours plus tôt: dans notre rue. Appuyé sur sa canne, il joue avec l’en­fant du guide. Le temps est superbe, le silence complet. 

Au (fin)

Un appel du Ser­vice des autos de Genève. L’in­ter­locu­teur s’ex­cuse pour l’er­reur qui m’a valu d’être traité comme un crim­inel à la fron­tière du pays. “Ne vous inquiétez pas, lui dis-je en sub­stance, je vais pass­er!”. Le fonc­tion­naire sur un ton obséquieux : “je suis à votre dis­po­si­tion. Allez directe­ment au guichet 37 et faites-moi appel­er…”. Une heure plus tard, j’y suis. En atten­dant que paraisse mon inter­locu­teur, je prends con­nais­sance de son poste: “Respon­s­able des douanes”; c’est ce que dit le car­ton posé au bas de la vit­re de pro­tec­tion. Arrive le Mon­sieur. Il est Turc. Il porte le même nom de famille que l’a­cheteur de Döttinken.

Portes de Genève 3

Com­ment se nour­rit-on dans la périphérie d’An­nemasse? Je n’ai pas répon­du à la ques­tion. Entre l’In­ter­marché et les béton­nières, une arma­da de Chi­nois sert dans un hangar trans­for­mé en restau­rant un Buf­fet à volon­té. Les clients se pré­cip­i­tent. C’est la Pologne de Jarulzes­ki. Cent, cent-vingt per­son­nes font la queue. Prin­ci­pale­ment des sahariens et des sub­sa­hariens endi­manchés. Au péage, ils paient qua­torze Euros, passent le tourni­quet, s’emparent d’un plateau et le char­gent de bro­chettes, d’algues, de gâteaux, de saumon, de pud­dings, d’oeufs. Notre méth­ode est moins sub­tile. Gala dou­ble les clients rangés en file, appelle la matrone qui gou­verne le por­tique. La Chi­noise ouvre un tiroir, nous remet trois bar­quettes et nous voici cat­a­pultés au milieu des élus. Gala choisit ses mets, je rem­plis la bar­quette numéro 1 de riz jaune, la bar­quette numéro 2 de riz blanc. De retour dans la cham­bre 28, nous man­geons à même le lit.

Portes de Genève 2

Com­ment se nour­rit-on dans la périphérie d’An­nemasse? Manger, c’est une autre affaire. Le pre­mier jour, au terme des mil deux cent kilo­mètres de route, sous le coup de l’en­t­hou­si­asme et de la fatigue, nous avons gravi la falaise de l’Arve côté genevois. Dans une impasse, un restau­rant au décor savo­yard sert des plats de mon­tagne au prix du caviar. Le lende­main, nous roulons au cen­tre-ville. La nuit tombe. Fer­rari, l’auberge du quarti­er de la gare que je fréquen­tais autre­fois n’ex­iste plus. Au pied des façades, l’ef­fet est améri­cain: pizze­rias, Kebab, Chi­nois. Reste la brasserie de la place de l’Hô­tel de Ville. Une Tav­erne de Maître Kan­ter alsa­ci­enne, aux airs de lupa­nar (parois de peluche rouge), au ser­vice africain. Pour y accéder il faut tra­vers­er une zone à l’at­mo­sphère post-apoc­a­lyp­tique façon jeu de zom­bies. En décomp­tant les corps échoués, on aurait vite fait d’ad­di­tion­ner les points. Mais on ne peut pas tout faire: en marche, il faut se gar­er si l’on ne veut pas buter sur un deal­er ou un diva­gant. Dans la salle, lou­pi­otes jaunes, ambiance déprimée et plateaux de fruits de mer. A ce stade, je renonce à manger. Gala choisit des huîtres. Pen­dant qu’elle goûte, le serveur récure la table voi­sine au lave-vit­re. Mais je râle: les (rares) autres clients n’ont pas l’air de trou­ver à y redire. Juste­ment, nous par­lons de l’én­er­gumène né dans cette ban­lieue de France, éner­gumène dont la seule men­tion rend Gala folle de rage, celui qui a témoigné con­tre elle il y a vingt ans, par bêtise, par jalousie, surtout par jalousie. Vingt ans depuis cet événe­ment mais que Gala entende son nom et aus­sitôt elle songe à mar­quer des points au jeu de mas­sacre. Soudain une table se lève. Nous n’avions pas remar­qué ces gens assis en cer­cle qui calme­ment échangeaient. Qui passe devant nous? L’énergumène.

Equilibre

Cha­cun, seul face à lui-même, c’est à dire enté sur un assem­blage d’arte­facts, entre­tien­dra la rela­tion qui rend pos­si­ble la vie, par­fois dans la plus grande spon­tanéité, par­fois en néces­sité de se per­suad­er, par­fois con­fron­té à l’abîme.

Portes de Genève

Ban­lieue d’Ane­masse, où nous avons la cham­bre 28, à l’é­tage, dans cet hôtel-chalet bâti sur un park­ing de super­marché. La douane de Fos­sard est à deux pas, nos voisins sont McDon­ald’s et Buf­fa­lo Grill, au pied du lit ron­fle un frigidaire de pique-nique rem­pli de bière que je rav­i­taille en glaçons — une sinécure, car pour prou­ver qu’il y a “canicule” les Français rationnent les quan­tités. Que faire dans une cham­bre située dans pareil décor? On va, on vient. La porte ouverte, on sort comme on tir­erait le rideau d’une coulisse pour paraître sur scène. Les alen­tours, je l’ai dit, sont mer­can­tiles: files devant la sta­tion-ser­vice aux prix plus avan­tageux que la con­cur­rence suisse, familles qui poussent des goss­es à bord de cad­dies, car­a­vanes et camions à l’ar­rêt, sur le gira­toire un négo­ciant de mar­bres. Plus loin, c’est là que sont nos affaires. Pour Gala récupér­er son cour­ri­er dans la boîte à lait de l’an­cien domi­cile genevois (quit­té il y a vingt ans), pour moi finir de ven­dre la voiture. A l’heure dite, je suis donc à Cor­navin avec la Dodge. Le Turc que j’ai rap­pelé la veille pour dire “oui” après la vis­ite à Wohlen où le pro­fes­sion­nel Jeep a fait une offre peu alléchante a lais­sé paraître son ent­hou­si­asme — cela indique assez mon sac­ri­fice. Le voici en gare, débar­quant de Winther­tour. Il com­pose mon numéro. Il est “près des bus”. J’ar­pente le bâti­ment. Tra­verse la grande halle. En prof­ite pour con­stater une nou­velle fois (je suis si peu à Genève, le temps me joue des tours) que la fresque murale des CFF autre­fois instal­lée au-dessus des guichets de pierre, motif cen­tral de mon roman écrit en 1990 Mou­tonk, a si bien dis­paru que je suis inca­pable de retrou­ver ne serait-ce que le gabar­it de l’an­ci­enne con­struc­tion. Ates, le Turc dis­ais-je. Que je con­duit devant l’Ilôt 13, enfin Mont­bril­lant, puisque là encore, ni squat ni trace du passé. Con­scien­cieux, il ouvre le cof­fre, étale ses dossiers, rem­plit les con­trats, pho­togra­phie mon passe­port, assem­ble le tout; quelques fan­tômes passent — pas sûr de me recon­naître, ils me fix­ent, hési­tent et passent; de même pour moi, inca­pable de met­tre des prénoms sur ces vis­ages que je voy­ais chaque semaine, chaque jour à l’époque des occu­pa­tions d’im­meubles. La liasse de bil­lets en main, je m’éloigne. Le Turc sug­gère: “je te rac­com­pa­gne?”. Erreur: j’ac­cepte. Il con­duit, nous enfilons les tun­nels de l’au­toroute blanche. Vernier, Bernex, Plan-les-Ouates… A peine s’il regarde la route. Il pian­ote sur le tableau de bord. En quelques sec­on­des, ma voiture est changée en sapin de Noël: chronomètre illu­miné, sig­naux de vitesse, rétro­viseur de nuit… autant de fonc­tions dont j’ig­no­rais l’ex­is­tence. Alors le Turc désigne les lam­pes de cour­toisie. Elles sont allumées. Il enfonce le bou­ton de com­mande encore et encore. Elles restent allumées. Une esbrouffe? Com­ment le savoir. Ce matin tout mar­chait, ce Turc met les doigts sur la machiner­ie, c’est un feu d’ar­ti­fice. Il enfonce le bou­ton dix et vingt fois, puis il se lance: c’est un gros prob­lème, peut-être un dys­fonc­tion­nement majeur (le terme en schwyz­erdütsch est : grosse Risiko). Je lui fait signe de se taire. Je ris. Je me moque. Cela ne le fait pas rire. J’at­tends un peu puis j’en­fonce le bou­ton. Zut! Il a rai­son. Impos­si­ble d’étein­dre les lam­pes de cour­toisie. Il répète: Risiko. Et demande une ris­tourne. Je tem­po­rise. “Ates, ça va aller!” Voilà ce que je dis. Il fait la gri­mace. Se tait. Il cherche une parade, com­mute je ne sais quel autre voy­ant lumineux. Le voy­ant se met à trem­bler et s’éteint. Carouge n’est plus très loin. C’est tant mieux car à ce rythme la voiture toute entière va finir par s’étein­dre. Plutôt que de le guider jusqu’au park­ing du Ser­vice des autos où doit me récupér­er Gala, je pare au plus urgent, je lui fais signe, “arrête-moi là!”. Il me con­sid­ère incré­d­ule. Et pour cause: “là” est un endroit sur le bord de la route, dan­gereux et inter­dit. Il s’exé­cute mais ne renonce pas à son strat­a­gème. Il enclenche les feux de détresse et descend du véhicule. Après avoir jeté un œil à la ronde, il recom­mence sa litanie. “Quelle somme suis-je prêt à lui rem­bours­er? Cinq milles francs?” Il ignore que dans deux heures, je dois ren­dre les plaques. Dans deux heures cette excel­lente Dodge aura autant de valeur qu’un cail­lou plan­té sur le bord de l’Arve. “Ates, je donne cinq cent francs pour ton prob­lème de bou­ton et on est quitte!” Alexan­der, Alexan­der, s’ex­clame le Turc, mach mir eine gute Preis!”. Alors je joue mon va-tout: “Rends-moi les clefs, je ne veux plus de ton argent, je garde la voiture!”. Le Turc tombe les épaules, il fixe les bout de ses chaus­sures et tend la main: je lui passe trois bil­lets de deux cent, il me rend à con­trecœur une coupure de cent, remonte en voiture, démarre. Et change d’avis. Il ouvre la fenêtre: “tu as dit que ton fils habitait par là… Où?”. M’éloignant, je fais un geste vague: “Par là…”. 

Döttinken

Où attend le Turc, ville, vil­lage ou aggloméra­tion de cette Suisse de l’en­tre-deux qui pour un Romand — ce que je suis par défaut — n’ex­iste pas. Tout est fait pour dis­suad­er la vis­ite. Les routes sont alam­biquées, c’est à peine si elles fig­urent sur les cartes. Mais je n’ai pas le choix. La voiture doit être ven­due, je per­sévère. A mesure que nous pro­gres­sons vers Schaffhouse et Bâle, les obsta­cles devi­en­nent plus sérieux. Freinant le désir, inhibant le car­ac­tère comme l’autre jour sur l’au­toroute, en direc­tion de Munich, mais ici sur un ter­ri­toire de lil­lipu­tiens mar­qué de fontaines, de trains minia­tures, de pots de fleurs. A la fin, un chantier puis une plaine tirée au cordeau. Sur un gazon des hangars. Dans le pre­mier, un cou­ple de bar­bus le torse plein de graisse. Le chef d’ate­lier essuie sa main sur la salopette: le Turc, c’est la porte d’à côté. Sec­ond hangar, des Ana­toliens à tête de faunes ser­rés dans des costards bleu pét­role. Pre­mière ini­tia­tive, nous asseoir dans des fau­teuils de cuir, servir le café, atten­dre, se taire. Gala boit de l’eau. Le Turc lui fait signe de finir la bouteille — il par­lera après. Bien sûr, bien sûr, sem­ble-dire cet Ana­tolien trafi­quant de gross­es cylin­drées, la voiture est là, il faut fix­er un prix, mais nous ne sommes pas pressés, n’est-ce pas? Quand il se décide, il appelle son col­lègue. A deux ils sor­tent, reluquent la Dodge. Je les rat­trape, leur passe les clefs. Celui que j’ai eu au télé­phone se prénomme Ates. Il con­sid­ère la clef, il hésite. Il finit par ouvrir la por­tière, mais ne monte pas à bord, ne lance pas la moteur, ne lève pas le capot. Les deux Turcs sont de retour der­rière leur bureau, dans l’air con­di­tion­né. Pneus, freins, grif­fures, ils étab­lis­sent un diag­nos­tique. Rien à redire, il est juste. Sauf pour la goutte. Si je n’ai pas caché le froisse­ment de tôle, tôle que j’ai faite déplié et repein­dre, j’ai omis de dire qu’en scru­tant le flanc droite de la car­rosserie appa­rais­sait le relief d’une goutte de pein­ture mal pon­cée. Pourquoi le Turc n’en fait-il pas la remar­que? Parce que, déclare-t-il, en Suisse une car­rosserie qui ne brille pas de ses milles feux est invend­able. Si nous la prenons, explique son acolyte, nous aurons à refaire toute la pein­ture. En Espagne, vous dîtes? Non, non, non! L’Es­pagne… ce n’est pas pos­si­ble! Et Ates me rend les clefs. Pro­pose un autre café. Souligne un à un les prob­lèmes. A com­mencer par le phare. Les deux fis­sures sur le côté. L’une et l’autre de la taille d’une ride, je sais, ma faute, j’ai heurté un mur de super­marché en Croat­ie. Eh bien, rem­plac­er ce phare… fait le Turc en tapant sur sa cal­culette, coûte Fr. 2400.- Il a rai­son. J’ai choisi les rides, car je con­nais­sais ce prix. Donc nous repar­tons en direc­tion de Wohlen avec en tête l’of­fre des Ana­toliens, soit un tiers du prix de neuf. A Wohlen, autre vil­lage de l’en­tre-deux suisse, le marc­hand Dodge, celui-là même qui a ven­du le véhicule il y a qua­tre ans. Il prend la voiture en main, la ren­tre dans l’ate­lier. Pique-nique de cerve­las et de patates pris chez Den­ner que nous man­geons en bord de route sur la table extérieure d’un café fer­mé (horaire 12h00-13h30). Fin d’après-midi, le ver­dict: l’of­fre de Wohlen est inférieure à celle des Turcs. Reste trois cent kilo­mètres à rouler jusqu’à l’hô­tel en France, le temps de se consulter. 

Au (suite)

L’hô­tel est facile à trou­ver, il n’y en a qu’un. Situé entre des tun­nels de lavage et des sta­tions-ser­vices, c’est un qua­tre étoiles qui fait mai­son des con­grès. Quant au restau­rant, c’est encore plus sim­ple: il n’y en a pas, il faut manger à l’hô­tel. Je sors pour voir. Quelques pas le long de la route des tran­si­taires et je suis de retour. La récep­tion­niste, une hom­masse habil­lée d’une robe chan­til­ly hausse des sour­cils car­rés: “vous voyez !”. Avant d’en­tr­er dans la cham­bre, je pro­duis mon bil­let, nou­velle cou­tume com­mer­ciale et des plus désagréables, mais nous sommes heureux d’avoir obtenu un lit après ces trois heures d’in­ter­roga­toire en sabir. Le repas est excel­lent. Une famille tra­di­tion­nelle, comme descen­due de sa mon­tagne, dîne à notre côté, papa, man, fils un, fils deux; en face, sur un banc d’an­gle sculp­té une demi-jeune à la mode, boucle bovine plan­tée dans le nez et chevelure dressée au gel, mais ce sont surtout ses mamelles qui impres­sion­nent: pour accéder à l’assi­ette, elle les rejette et de les coince sous les ais­selles. A peine si j’ose regarder son gars, mai­gre croque-mort; dès que nous faisons irrup­tion dans la salle Gala s’écrie: “cette odeur! Tu sens? Alexan­dre, du sham­po­ing, c’est épou­vantable!”. Assez pour aujour­d’hui! Un motard ouvre une fenêtre et le vin aidant la soirée com­mence. La nuit est moins bonne. Gala dort comme un ange, je révise les scé­nar­ios. La police ne vous croit pas. Jamais. Elle croit la police. Les Genevois affir­ment que la voiture doit être séquestrée. Ils ont rai­son. Point final. Donc scé­nario improb­a­ble, demain je reprends les plaques, je mets le con­tact, nous con­tin­uons notre route. Autre scé­nario. Vraisem­blable et cat­a­strophique. La voiture reste en douane. Nous vidons son con­tenu dans une voiture de loca­tion. Ensuite? Il faut ven­dre la Dodge. Faire venir l’a­cheteur jusqu’au No man’s land. Ou com­man­der une grue. Pour la remor­quer dans quelle direc­tion? Ni Gala ni moi n’avons de domi­cile en Suisse, quant à l’hô­tel il est en France. Lorsque nous avons franchi la douane d’AU, nous allions à Döt­tiken. J’ig­nore où cela se trou­ve. Près de la fron­tière alle­mande. Dans la cam­pagne bâloise. Là, un Turc exploite un garage. Depuis que j’ai mis en vente la Dodge, lui seul s’est porté acquéreur. Nous avions ren­dez-vous. Je suis en cel­lule. Gala l’ap­pelle. Nous serons en retard. Puis elle reporte. Puis elle annule. Nous le rap­pellerons. Le prix que pro­po­sait le Turc ne pèse pas lourd, s’il vient jusqu’i­ci, trou­ve la voiture sans plaques, com­bi­en m’en pro­posera-t-il? Autant bal­ancer la bag­nole dans le Rhin. Retour au pre­mier scé­nario. Mon col­lègue de Genève l’af­firme, il n’a pas demandé l’an­nu­la­tion. Dès le réveil, je véri­fierai auprès du Ser­vice de Genève. Ce que je fais sans pren­dre de petit-déje­uner buf­fet, dans la salle un car entier de retraité bridgeurs, messieurs en bretelles, épous­es en chignons avale. A la dérobée, je pique tasse de café à un bridgeur et retour à la récep­tion, dans un canapé. Sur la table basse je dépose mes doc­u­ments en éven­tail, il faut avoir réponse à tout quant les sbires vous attaque­nt. Son­ner­ie. Je me présente (gen­ti­ment), j’ex­plique (atter­ré). “Atten­dez que je véri­fie…”, déclare le fonc­tion­naire genevois. Alors se pro­duit un mir­a­cle Que je fais répéter. “Oui, hélas… une erreur infor­ma­tique, une erreur infor­ma­tique de notre côté!”. Aus­sitôt j’ap­pelle le flic de Saint-Gall. Dans un alle­mand médiocre mais sur un ton ent­hou­si­aste, j’ex­plique. “Irrtum, es ist eine Irrtum mon vieux!”. Silence. Au bout du fil, l’in­quié­tude est pal­pa­ble. D’une petite voix le flic: “Von uns?”. Non, de Genève. Le Saint-Gal­lois souf­fle. Un peu plus il s’é­touf­fait. Il déclare que c’est “la pre­mière fois!”. Jamais aupar­a­vant il n’y a eu d’er­reur, jamais! Donc que j’aille au poste. Oui mais, lui dis-je, les plaques, dites-moi que vous les avez tou­jours. “Ici, dans la poche… répond le Saint-Gal­lois, allez là-bas, j’ar­rive.” A pied depuis l’hô­tel, par la rue, les tun­nels de lavage, sur le pont, en direc­tion du no man’s land. Aux com­man­des des con­teneurs et du bar­rage fil­trant, d’autres douaniers. Per­son­ne n’a eu vent de mon affaire. Et puis ils n’ont pas que ça à faire, un passeur Bul­gare vient d’être arrêté avec six vélos, trois sacs de piments, des que­nouilles d’ail, des pelles et des pioches, un frigidaire, des seaux de chew­ing-gums et des bidons d’huile. Ce n’est que le début, sa camion­nette est une cav­erne d’Ali-baba. Sur l’autre piste, une Algéri­enne voilée jure qu’elle est pau­vre et malade et désig­nant dans la Porsche que les douaniers con­trô­lent une autre Algéri­enne voilée, sa mère, suisse comme elle, invalide comme elle, elle jure, encore et encore, qu’elle ne peut pas pay­er. Lorsqu’un cri nous inter­rompt. Un cri de vic­toire. Der­rière le par­avent, la fouille vient de révéler du “Speck. Le Bul­gare trans­porte des kilos de “speck”. Je jette un œil à la tête du passeur. Rien. Pas une gri­mace. Il a l’habi­tude. Fait cela toute l’an­née. Un méti­er. Ques­tion de loterie. Ne va pas se démon­ter pour si peu. Il retourn­era d’où il vient, de l’autre côté du pont et son cousin pren­dra le relais. Bref, les douaniers n’ont pas le temps. Pour les intéress­er, je mon­tre ma Dodge sous l’ar­bre helvéti­co-suisse. “C’est à vous? Passe­port, carte grise, per­mis de con­duire!”. Voici le passe­port! La carte grise c’est vous qui l’avez, le per­mis j’ai pas…”. Soudain toute l’at­ten­tion des hommes est cap­tée : “où est votre per­mis?”. Ne man­quent que le cris de vic­toire liée au Speck. Je tends la carte du flic: “c’est lui, il sait, il arrive, ne me deman­dez rien d’autre!” Pour peu, je vais présen­ter cet imbé­cile comme mon sauveur, lui qui na pas voulu croire à une Irrtum! Main­tenant les douaniers font cer­cle autour de mon passe­port, énumèrent les visas chi­nois, bir­mans, améri­cains, lao­tiens… Je lâche une mau­vaise phrase ne alle­mand. Celui qui tient mon passe­port suisse à la main fait: “Sind Sie Fran­sozen?”. Une demi-heure plus tard, le flic déboule. Aimable, plus que cela: obséquieux. “Désolé Mon­sieur Friederich… Irrtum, ah, ha, ah! Nie! Ja-mais! Je peux vous aider?” 

Au

Qui est le nom d’une douane. Je ne l’ou­blierai pas. Quant aux instal­la­tions, ce sont les mêmes dans tout l’u­nivers. Des con­teneurs à bureaux sur­mon­tés d’un toit de métal équipé de flèch­es, de feux, de tri­an­gles. Sur les voies, des agents. Aus­sitôt quit­tées les berges autrichi­ennes du Rhin, je m’ex­clame: “zut, un con­trôle!”. Gala soupire: “tou­jours pes­simiste!”. Les douze litres de bière, la vod­ka, l’ar­gent, tout est en excès. Cela ne m’in­quiète pas, mais la voiture: déclarée volée par mes col­lègues, j’ai fait annuler la déc­la­ra­tion, j’ai demandé son report puis j’ai racheté cette voiture (qui m’ap­parte­nait). Lun­di encore, je pré­ci­sais ren­dre les plaques après le voy­age en Bav­ière. Aujour­d’hui, devant le poste de douane, je ne sais plus. Un mai­gre dégin­gandé prend les papiers que je lui tends. Per­mis de con­duire? “Je n’ai pas”. Il me laisse sous la garde d’un chauve à bedaine. Des bureaux sur­git le chef . “Est-ce que je par­le alle­mand?”. Oui. Mais bizarrement, pas ce jour-là. En fait, je n’ai jamais par­lé aus­si mal. La fatigue peut-être. Le ras-le-bol sûre­ment. Après six mois à batailler avec mes col­lègues, le ras-le-bol. De la Suisse. “Au pays des fous, décou­verte de la Suisse”, voilà le livre qu’il faudrait pub­li­er. “Ouvrez!”. Le mai­gre passe les mains sur les car­tons, ouvre les sacs et le frigidaire. Tout est en excès, il le con­state, il ne dit rien. Mau­vais signe. Je rem­balle, le chauve me fait ren­tr­er dans la voiture. Il demande: où est votre per­mis? “A Budapest”. Pourquoi mes col­lègues ne le trou­vent pas sur l’or­di­na­teur? “Parce qu’il est mex­i­cain”. Fix­ant de l’autre côté du no man’s land le vil­lage de Ber­neck où il est né, où il demeure, où il mour­ra, le chauve fait: Super! Il hoche la tête, l’air dés­espéré. Si j’avais à vivre dans ce trou et à con­trôler des idiots qui con­duisent avec des per­mis mex­i­cains, je le serai aus­si. Et voilà ses col­lègues qui font signe. Pas pour qu’il rap­plique, pour qu’il soit vig­i­lant. Je ne suis pas celui que je dis être. Le chauve se redresse, relève le men­ton et sort une for­mule en saint-gal­lois qui sig­ni­fie quelque chose comme “dès cet instant, vous êtes sous sur­veil­lance, n’es­sayez pas de fuir!”. S’en­suiv­ent trois heures de garde à vue. Entre temps la police est arrivée. Elle procède à des inter­roga­toires séparés. Le pre­mier pour la Dodge. Un avis de recherche nation­al a été déclenché, con­duire ce véhicule est illé­gal. “Recherche? Par qui?” La police. “Vous?”. Celle de Genève. “Pourquoi?”. Il ne sait pas. L’autre col­lègue pho­togra­phie mon per­mis, l’aus­culte, souligne du doigt la date de péremp­tion, 1997, le scanne, ouvre son ordi­na­teur, fait précéder les ques­tions oblig­a­toires de l’aver­tisse­ment lié aux procé­dures pénales: “Vous pou­vez réclamez un avo­cat et un tra­duc­teur, tout ce que vous direz…”. Le ridicule. Suisse. Le pre­mier, celui qui s’oc­cupe de la con­fis­ca­tion de la Dodge, appelle la police de Genève. Par­le dans son patois suisse-alle­mand, com­prend que dalle au français des Français fonc­tion­naires de Genève. “Que l’on me mette au bout du fil!” Les Saint-Gal­lois acceptent. Penchés sur le télé­phone, ils écoutent la con­ver­sa­tion que je tiens avec Genève. Genève dit: nous ne savons pas qui, ni pourquoi, ce n’est pas notre ser­vice, mais vos plaques ont été annulées. J’ap­pelle mon ex-col­lègue afficheur. Qui m’af­firme que ce n’est ni lui ni Mon­frère. A‑t-il demandé à Mon­frère? “Non”. Com­ment sait-il que ce n’est pas Mon­frère l’an­nu­la­tion? Il en est sûr. Main­tenant j’ai deux flics et trois douaniers autour moi. Je rac­croche. Nou­velle série de ques­tions. “Êtes-vous con­scient de ceci… de cela…?” Ah la con­science! Les Saint-Gal­lois, philosophes : de toute manière, il est trop tard! Le flic me mon­tre l’hor­loge Migros accroché à la paroi de la cel­lule. En effet: il est six heures. Heure à laque­lle en Suisse tout s’ar­rête. Puis-je aller par­ler avec ma femme? Qui attend. Côté pub­lic. Le flic con­sulte son col­lègue. Qui hésite. Met la main à son arme. M’ac­com­pa­gne. A Gala, je dis: “ça se com­plique!”. Et le flic me fait ren­tr­er dans la cel­lule. Je fais val­oir: “c’est une erreur!”. Pas de réponse. Un douanier décroche les plaques de la Dodge, m’indique où la gar­er — sous un arbre mi-autrichien mi-suisse — et nous dit de repass­er le lende­main. Gala et moi par­tons à pied sur le pont, en direc­tion de Lus­te­nau, nos balu­chons à la main. 

Munich 4

A peine si nous serons allés en ville. Nous vivons dans le parc. La cham­bre — une suite avec salon — est juchée au-dessus des arbres de falaise. Une route pavée amène devant un pont. Il fran­chit le canal moyen de l’Is­ar, voici l’Eng­lish­er Garten. De là, on peut rouler vers les quartiers anciens ou se per­dre dans les sous-bois, par­mi les mou­tons, les jardins de bière, les auberges. Dans les coins d’om­bre, les familles piquent-niquent, des groupes s’ex­er­cent au Taï-chi, les femmes bronzent. Tout à l’heure je suis allé courir. Ober­föhring, Unter­föhring, Isman­ing, Garch­ing. Au pas­sage, je recon­nais des bouts de plage. L’été 2017 nous avons gril­lé des sauciss­es, regarder l’eau, nour­ri les canards, paressé — les enfants n’avaient pas encore gran­di. Il fait chaud. Pra­ti­quant le dou­ble-souf­fle, je cours à petit rythme et je me sou­viens du jour où, à la fin de l’an­née de bac­calau­réat, un maître de sport m’a indiqué cette tech­nique. Par provo­ca­tion, je refu­sais de jouer au foot­ball. Ce ven­dre­di, un car nous avait con­duit à un stade d’alti­tude (plus haut sur la pente du vol­can que le quarti­er de Polan­co où se trou­vait le lycée fran­co-mex­i­cain), les équipes étaient for­mées, le match débu­tait. Sachant le pro­gramme, je m’é­tais muni de deux bouteilles de bière, je buvais assis der­rière la cage des buts. Le maître s’est avancé, il m’a fait la morale. J’ai tenu bon. “Et courir?”, a‑t-il demandé. Oui, ça je voulais bien. Alors il a expliqué qu’en rai­son de l’alti­tude — quelque 2500 mètres — la dou­ble res­pi­ra­tion était recom­mandée: elle ame­nait un sur­plus d’air aux poumons. Depuis 1984, j’ai cou­ru des mil­liers de kilo­mètres aspi­rant deux fois, expi­rant deux fois, ce que je fais en ce moment, dans l’Eng­lish­er Garten, avant de rebrouss­er chemin pour rejoin­dre Gala devant cette indi­ca­tion en jaune qui fait mon admi­ra­tion (car cela veut dire que l’on peut voy­ager au cœur de la région muni­choise sans quit­ter les bois): Lands­berg Am Lek, 26 km.