Retour au pays. Le paysan est à l’endroit même où je l’ai laissé dix jours plus tôt: dans notre rue. Appuyé sur sa canne, il joue avec l’enfant du guide. Le temps est superbe, le silence complet.
Mois : août 2022
Au (fin)
Un appel du Service des autos de Genève. L’interlocuteur s’excuse pour l’erreur qui m’a valu d’être traité comme un criminel à la frontière du pays. “Ne vous inquiétez pas, lui dis-je en substance, je vais passer!”. Le fonctionnaire sur un ton obséquieux : “je suis à votre disposition. Allez directement au guichet 37 et faites-moi appeler…”. Une heure plus tard, j’y suis. En attendant que paraisse mon interlocuteur, je prends connaissance de son poste: “Responsable des douanes”; c’est ce que dit le carton posé au bas de la vitre de protection. Arrive le Monsieur. Il est Turc. Il porte le même nom de famille que l’acheteur de Döttinken.
Portes de Genève 3
Comment se nourrit-on dans la périphérie d’Annemasse? Je n’ai pas répondu à la question. Entre l’Intermarché et les bétonnières, une armada de Chinois sert dans un hangar transformé en restaurant un Buffet à volonté. Les clients se précipitent. C’est la Pologne de Jarulzeski. Cent, cent-vingt personnes font la queue. Principalement des sahariens et des subsahariens endimanchés. Au péage, ils paient quatorze Euros, passent le tourniquet, s’emparent d’un plateau et le chargent de brochettes, d’algues, de gâteaux, de saumon, de puddings, d’oeufs. Notre méthode est moins subtile. Gala double les clients rangés en file, appelle la matrone qui gouverne le portique. La Chinoise ouvre un tiroir, nous remet trois barquettes et nous voici catapultés au milieu des élus. Gala choisit ses mets, je remplis la barquette numéro 1 de riz jaune, la barquette numéro 2 de riz blanc. De retour dans la chambre 28, nous mangeons à même le lit.
Portes de Genève 2
Comment se nourrit-on dans la périphérie d’Annemasse? Manger, c’est une autre affaire. Le premier jour, au terme des mil deux cent kilomètres de route, sous le coup de l’enthousiasme et de la fatigue, nous avons gravi la falaise de l’Arve côté genevois. Dans une impasse, un restaurant au décor savoyard sert des plats de montagne au prix du caviar. Le lendemain, nous roulons au centre-ville. La nuit tombe. Ferrari, l’auberge du quartier de la gare que je fréquentais autrefois n’existe plus. Au pied des façades, l’effet est américain: pizzerias, Kebab, Chinois. Reste la brasserie de la place de l’Hôtel de Ville. Une Taverne de Maître Kanter alsacienne, aux airs de lupanar (parois de peluche rouge), au service africain. Pour y accéder il faut traverser une zone à l’atmosphère post-apocalyptique façon jeu de zombies. En décomptant les corps échoués, on aurait vite fait d’additionner les points. Mais on ne peut pas tout faire: en marche, il faut se garer si l’on ne veut pas buter sur un dealer ou un divagant. Dans la salle, loupiotes jaunes, ambiance déprimée et plateaux de fruits de mer. A ce stade, je renonce à manger. Gala choisit des huîtres. Pendant qu’elle goûte, le serveur récure la table voisine au lave-vitre. Mais je râle: les (rares) autres clients n’ont pas l’air de trouver à y redire. Justement, nous parlons de l’énergumène né dans cette banlieue de France, énergumène dont la seule mention rend Gala folle de rage, celui qui a témoigné contre elle il y a vingt ans, par bêtise, par jalousie, surtout par jalousie. Vingt ans depuis cet événement mais que Gala entende son nom et aussitôt elle songe à marquer des points au jeu de massacre. Soudain une table se lève. Nous n’avions pas remarqué ces gens assis en cercle qui calmement échangeaient. Qui passe devant nous? L’énergumène.
Portes de Genève
Banlieue d’Anemasse, où nous avons la chambre 28, à l’étage, dans cet hôtel-chalet bâti sur un parking de supermarché. La douane de Fossard est à deux pas, nos voisins sont McDonald’s et Buffalo Grill, au pied du lit ronfle un frigidaire de pique-nique rempli de bière que je ravitaille en glaçons — une sinécure, car pour prouver qu’il y a “canicule” les Français rationnent les quantités. Que faire dans une chambre située dans pareil décor? On va, on vient. La porte ouverte, on sort comme on tirerait le rideau d’une coulisse pour paraître sur scène. Les alentours, je l’ai dit, sont mercantiles: files devant la station-service aux prix plus avantageux que la concurrence suisse, familles qui poussent des gosses à bord de caddies, caravanes et camions à l’arrêt, sur le giratoire un négociant de marbres. Plus loin, c’est là que sont nos affaires. Pour Gala récupérer son courrier dans la boîte à lait de l’ancien domicile genevois (quitté il y a vingt ans), pour moi finir de vendre la voiture. A l’heure dite, je suis donc à Cornavin avec la Dodge. Le Turc que j’ai rappelé la veille pour dire “oui” après la visite à Wohlen où le professionnel Jeep a fait une offre peu alléchante a laissé paraître son enthousiasme — cela indique assez mon sacrifice. Le voici en gare, débarquant de Winthertour. Il compose mon numéro. Il est “près des bus”. J’arpente le bâtiment. Traverse la grande halle. En profite pour constater une nouvelle fois (je suis si peu à Genève, le temps me joue des tours) que la fresque murale des CFF autrefois installée au-dessus des guichets de pierre, motif central de mon roman écrit en 1990 Moutonk, a si bien disparu que je suis incapable de retrouver ne serait-ce que le gabarit de l’ancienne construction. Ates, le Turc disais-je. Que je conduit devant l’Ilôt 13, enfin Montbrillant, puisque là encore, ni squat ni trace du passé. Consciencieux, il ouvre le coffre, étale ses dossiers, remplit les contrats, photographie mon passeport, assemble le tout; quelques fantômes passent — pas sûr de me reconnaître, ils me fixent, hésitent et passent; de même pour moi, incapable de mettre des prénoms sur ces visages que je voyais chaque semaine, chaque jour à l’époque des occupations d’immeubles. La liasse de billets en main, je m’éloigne. Le Turc suggère: “je te raccompagne?”. Erreur: j’accepte. Il conduit, nous enfilons les tunnels de l’autoroute blanche. Vernier, Bernex, Plan-les-Ouates… A peine s’il regarde la route. Il pianote sur le tableau de bord. En quelques secondes, ma voiture est changée en sapin de Noël: chronomètre illuminé, signaux de vitesse, rétroviseur de nuit… autant de fonctions dont j’ignorais l’existence. Alors le Turc désigne les lampes de courtoisie. Elles sont allumées. Il enfonce le bouton de commande encore et encore. Elles restent allumées. Une esbrouffe? Comment le savoir. Ce matin tout marchait, ce Turc met les doigts sur la machinerie, c’est un feu d’artifice. Il enfonce le bouton dix et vingt fois, puis il se lance: c’est un gros problème, peut-être un dysfonctionnement majeur (le terme en schwyzerdütsch est : grosse Risiko). Je lui fait signe de se taire. Je ris. Je me moque. Cela ne le fait pas rire. J’attends un peu puis j’enfonce le bouton. Zut! Il a raison. Impossible d’éteindre les lampes de courtoisie. Il répète: Risiko. Et demande une ristourne. Je temporise. “Ates, ça va aller!” Voilà ce que je dis. Il fait la grimace. Se tait. Il cherche une parade, commute je ne sais quel autre voyant lumineux. Le voyant se met à trembler et s’éteint. Carouge n’est plus très loin. C’est tant mieux car à ce rythme la voiture toute entière va finir par s’éteindre. Plutôt que de le guider jusqu’au parking du Service des autos où doit me récupérer Gala, je pare au plus urgent, je lui fais signe, “arrête-moi là!”. Il me considère incrédule. Et pour cause: “là” est un endroit sur le bord de la route, dangereux et interdit. Il s’exécute mais ne renonce pas à son stratagème. Il enclenche les feux de détresse et descend du véhicule. Après avoir jeté un œil à la ronde, il recommence sa litanie. “Quelle somme suis-je prêt à lui rembourser? Cinq milles francs?” Il ignore que dans deux heures, je dois rendre les plaques. Dans deux heures cette excellente Dodge aura autant de valeur qu’un caillou planté sur le bord de l’Arve. “Ates, je donne cinq cent francs pour ton problème de bouton et on est quitte!” Alexander, Alexander, s’exclame le Turc, mach mir eine gute Preis!”. Alors je joue mon va-tout: “Rends-moi les clefs, je ne veux plus de ton argent, je garde la voiture!”. Le Turc tombe les épaules, il fixe les bout de ses chaussures et tend la main: je lui passe trois billets de deux cent, il me rend à contrecœur une coupure de cent, remonte en voiture, démarre. Et change d’avis. Il ouvre la fenêtre: “tu as dit que ton fils habitait par là… Où?”. M’éloignant, je fais un geste vague: “Par là…”.
Döttinken
Où attend le Turc, ville, village ou agglomération de cette Suisse de l’entre-deux qui pour un Romand — ce que je suis par défaut — n’existe pas. Tout est fait pour dissuader la visite. Les routes sont alambiquées, c’est à peine si elles figurent sur les cartes. Mais je n’ai pas le choix. La voiture doit être vendue, je persévère. A mesure que nous progressons vers Schaffhouse et Bâle, les obstacles deviennent plus sérieux. Freinant le désir, inhibant le caractère comme l’autre jour sur l’autoroute, en direction de Munich, mais ici sur un territoire de lilliputiens marqué de fontaines, de trains miniatures, de pots de fleurs. A la fin, un chantier puis une plaine tirée au cordeau. Sur un gazon des hangars. Dans le premier, un couple de barbus le torse plein de graisse. Le chef d’atelier essuie sa main sur la salopette: le Turc, c’est la porte d’à côté. Second hangar, des Anatoliens à tête de faunes serrés dans des costards bleu pétrole. Première initiative, nous asseoir dans des fauteuils de cuir, servir le café, attendre, se taire. Gala boit de l’eau. Le Turc lui fait signe de finir la bouteille — il parlera après. Bien sûr, bien sûr, semble-dire cet Anatolien trafiquant de grosses cylindrées, la voiture est là, il faut fixer un prix, mais nous ne sommes pas pressés, n’est-ce pas? Quand il se décide, il appelle son collègue. A deux ils sortent, reluquent la Dodge. Je les rattrape, leur passe les clefs. Celui que j’ai eu au téléphone se prénomme Ates. Il considère la clef, il hésite. Il finit par ouvrir la portière, mais ne monte pas à bord, ne lance pas la moteur, ne lève pas le capot. Les deux Turcs sont de retour derrière leur bureau, dans l’air conditionné. Pneus, freins, griffures, ils établissent un diagnostique. Rien à redire, il est juste. Sauf pour la goutte. Si je n’ai pas caché le froissement de tôle, tôle que j’ai faite déplié et repeindre, j’ai omis de dire qu’en scrutant le flanc droite de la carrosserie apparaissait le relief d’une goutte de peinture mal poncée. Pourquoi le Turc n’en fait-il pas la remarque? Parce que, déclare-t-il, en Suisse une carrosserie qui ne brille pas de ses milles feux est invendable. Si nous la prenons, explique son acolyte, nous aurons à refaire toute la peinture. En Espagne, vous dîtes? Non, non, non! L’Espagne… ce n’est pas possible! Et Ates me rend les clefs. Propose un autre café. Souligne un à un les problèmes. A commencer par le phare. Les deux fissures sur le côté. L’une et l’autre de la taille d’une ride, je sais, ma faute, j’ai heurté un mur de supermarché en Croatie. Eh bien, remplacer ce phare… fait le Turc en tapant sur sa calculette, coûte Fr. 2400.- Il a raison. J’ai choisi les rides, car je connaissais ce prix. Donc nous repartons en direction de Wohlen avec en tête l’offre des Anatoliens, soit un tiers du prix de neuf. A Wohlen, autre village de l’entre-deux suisse, le marchand Dodge, celui-là même qui a vendu le véhicule il y a quatre ans. Il prend la voiture en main, la rentre dans l’atelier. Pique-nique de cervelas et de patates pris chez Denner que nous mangeons en bord de route sur la table extérieure d’un café fermé (horaire 12h00-13h30). Fin d’après-midi, le verdict: l’offre de Wohlen est inférieure à celle des Turcs. Reste trois cent kilomètres à rouler jusqu’à l’hôtel en France, le temps de se consulter.
Au (suite)
L’hôtel est facile à trouver, il n’y en a qu’un. Situé entre des tunnels de lavage et des stations-services, c’est un quatre étoiles qui fait maison des congrès. Quant au restaurant, c’est encore plus simple: il n’y en a pas, il faut manger à l’hôtel. Je sors pour voir. Quelques pas le long de la route des transitaires et je suis de retour. La réceptionniste, une hommasse habillée d’une robe chantilly hausse des sourcils carrés: “vous voyez !”. Avant d’entrer dans la chambre, je produis mon billet, nouvelle coutume commerciale et des plus désagréables, mais nous sommes heureux d’avoir obtenu un lit après ces trois heures d’interrogatoire en sabir. Le repas est excellent. Une famille traditionnelle, comme descendue de sa montagne, dîne à notre côté, papa, man, fils un, fils deux; en face, sur un banc d’angle sculpté une demi-jeune à la mode, boucle bovine plantée dans le nez et chevelure dressée au gel, mais ce sont surtout ses mamelles qui impressionnent: pour accéder à l’assiette, elle les rejette et de les coince sous les aisselles. A peine si j’ose regarder son gars, maigre croque-mort; dès que nous faisons irruption dans la salle Gala s’écrie: “cette odeur! Tu sens? Alexandre, du shampoing, c’est épouvantable!”. Assez pour aujourd’hui! Un motard ouvre une fenêtre et le vin aidant la soirée commence. La nuit est moins bonne. Gala dort comme un ange, je révise les scénarios. La police ne vous croit pas. Jamais. Elle croit la police. Les Genevois affirment que la voiture doit être séquestrée. Ils ont raison. Point final. Donc scénario improbable, demain je reprends les plaques, je mets le contact, nous continuons notre route. Autre scénario. Vraisemblable et catastrophique. La voiture reste en douane. Nous vidons son contenu dans une voiture de location. Ensuite? Il faut vendre la Dodge. Faire venir l’acheteur jusqu’au No man’s land. Ou commander une grue. Pour la remorquer dans quelle direction? Ni Gala ni moi n’avons de domicile en Suisse, quant à l’hôtel il est en France. Lorsque nous avons franchi la douane d’AU, nous allions à Döttiken. J’ignore où cela se trouve. Près de la frontière allemande. Dans la campagne bâloise. Là, un Turc exploite un garage. Depuis que j’ai mis en vente la Dodge, lui seul s’est porté acquéreur. Nous avions rendez-vous. Je suis en cellule. Gala l’appelle. Nous serons en retard. Puis elle reporte. Puis elle annule. Nous le rappellerons. Le prix que proposait le Turc ne pèse pas lourd, s’il vient jusqu’ici, trouve la voiture sans plaques, combien m’en proposera-t-il? Autant balancer la bagnole dans le Rhin. Retour au premier scénario. Mon collègue de Genève l’affirme, il n’a pas demandé l’annulation. Dès le réveil, je vérifierai auprès du Service de Genève. Ce que je fais sans prendre de petit-déjeuner buffet, dans la salle un car entier de retraité bridgeurs, messieurs en bretelles, épouses en chignons avale. A la dérobée, je pique tasse de café à un bridgeur et retour à la réception, dans un canapé. Sur la table basse je dépose mes documents en éventail, il faut avoir réponse à tout quant les sbires vous attaquent. Sonnerie. Je me présente (gentiment), j’explique (atterré). “Attendez que je vérifie…”, déclare le fonctionnaire genevois. Alors se produit un miracle Que je fais répéter. “Oui, hélas… une erreur informatique, une erreur informatique de notre côté!”. Aussitôt j’appelle le flic de Saint-Gall. Dans un allemand médiocre mais sur un ton enthousiaste, j’explique. “Irrtum, es ist eine Irrtum mon vieux!”. Silence. Au bout du fil, l’inquiétude est palpable. D’une petite voix le flic: “Von uns?”. Non, de Genève. Le Saint-Gallois souffle. Un peu plus il s’étouffait. Il déclare que c’est “la première fois!”. Jamais auparavant il n’y a eu d’erreur, jamais! Donc que j’aille au poste. Oui mais, lui dis-je, les plaques, dites-moi que vous les avez toujours. “Ici, dans la poche… répond le Saint-Gallois, allez là-bas, j’arrive.” A pied depuis l’hôtel, par la rue, les tunnels de lavage, sur le pont, en direction du no man’s land. Aux commandes des conteneurs et du barrage filtrant, d’autres douaniers. Personne n’a eu vent de mon affaire. Et puis ils n’ont pas que ça à faire, un passeur Bulgare vient d’être arrêté avec six vélos, trois sacs de piments, des quenouilles d’ail, des pelles et des pioches, un frigidaire, des seaux de chewing-gums et des bidons d’huile. Ce n’est que le début, sa camionnette est une caverne d’Ali-baba. Sur l’autre piste, une Algérienne voilée jure qu’elle est pauvre et malade et désignant dans la Porsche que les douaniers contrôlent une autre Algérienne voilée, sa mère, suisse comme elle, invalide comme elle, elle jure, encore et encore, qu’elle ne peut pas payer. Lorsqu’un cri nous interrompt. Un cri de victoire. Derrière le paravent, la fouille vient de révéler du “Speck. Le Bulgare transporte des kilos de “speck”. Je jette un œil à la tête du passeur. Rien. Pas une grimace. Il a l’habitude. Fait cela toute l’année. Un métier. Question de loterie. Ne va pas se démonter pour si peu. Il retournera d’où il vient, de l’autre côté du pont et son cousin prendra le relais. Bref, les douaniers n’ont pas le temps. Pour les intéresser, je montre ma Dodge sous l’arbre helvético-suisse. “C’est à vous? Passeport, carte grise, permis de conduire!”. Voici le passeport! La carte grise c’est vous qui l’avez, le permis j’ai pas…”. Soudain toute l’attention des hommes est captée : “où est votre permis?”. Ne manquent que le cris de victoire liée au Speck. Je tends la carte du flic: “c’est lui, il sait, il arrive, ne me demandez rien d’autre!” Pour peu, je vais présenter cet imbécile comme mon sauveur, lui qui na pas voulu croire à une Irrtum! Maintenant les douaniers font cercle autour de mon passeport, énumèrent les visas chinois, birmans, américains, laotiens… Je lâche une mauvaise phrase ne allemand. Celui qui tient mon passeport suisse à la main fait: “Sind Sie Fransozen?”. Une demi-heure plus tard, le flic déboule. Aimable, plus que cela: obséquieux. “Désolé Monsieur Friederich… Irrtum, ah, ha, ah! Nie! Ja-mais! Je peux vous aider?”
Au
Qui est le nom d’une douane. Je ne l’oublierai pas. Quant aux installations, ce sont les mêmes dans tout l’univers. Des conteneurs à bureaux surmontés d’un toit de métal équipé de flèches, de feux, de triangles. Sur les voies, des agents. Aussitôt quittées les berges autrichiennes du Rhin, je m’exclame: “zut, un contrôle!”. Gala soupire: “toujours pessimiste!”. Les douze litres de bière, la vodka, l’argent, tout est en excès. Cela ne m’inquiète pas, mais la voiture: déclarée volée par mes collègues, j’ai fait annuler la déclaration, j’ai demandé son report puis j’ai racheté cette voiture (qui m’appartenait). Lundi encore, je précisais rendre les plaques après le voyage en Bavière. Aujourd’hui, devant le poste de douane, je ne sais plus. Un maigre dégingandé prend les papiers que je lui tends. Permis de conduire? “Je n’ai pas”. Il me laisse sous la garde d’un chauve à bedaine. Des bureaux surgit le chef . “Est-ce que je parle allemand?”. Oui. Mais bizarrement, pas ce jour-là. En fait, je n’ai jamais parlé aussi mal. La fatigue peut-être. Le ras-le-bol sûrement. Après six mois à batailler avec mes collègues, le ras-le-bol. De la Suisse. “Au pays des fous, découverte de la Suisse”, voilà le livre qu’il faudrait publier. “Ouvrez!”. Le maigre passe les mains sur les cartons, ouvre les sacs et le frigidaire. Tout est en excès, il le constate, il ne dit rien. Mauvais signe. Je remballe, le chauve me fait rentrer dans la voiture. Il demande: où est votre permis? “A Budapest”. Pourquoi mes collègues ne le trouvent pas sur l’ordinateur? “Parce qu’il est mexicain”. Fixant de l’autre côté du no man’s land le village de Berneck où il est né, où il demeure, où il mourra, le chauve fait: Super! Il hoche la tête, l’air désespéré. Si j’avais à vivre dans ce trou et à contrôler des idiots qui conduisent avec des permis mexicains, je le serai aussi. Et voilà ses collègues qui font signe. Pas pour qu’il rapplique, pour qu’il soit vigilant. Je ne suis pas celui que je dis être. Le chauve se redresse, relève le menton et sort une formule en saint-gallois qui signifie quelque chose comme “dès cet instant, vous êtes sous surveillance, n’essayez pas de fuir!”. S’ensuivent trois heures de garde à vue. Entre temps la police est arrivée. Elle procède à des interrogatoires séparés. Le premier pour la Dodge. Un avis de recherche national a été déclenché, conduire ce véhicule est illégal. “Recherche? Par qui?” La police. “Vous?”. Celle de Genève. “Pourquoi?”. Il ne sait pas. L’autre collègue photographie mon permis, l’ausculte, souligne du doigt la date de péremption, 1997, le scanne, ouvre son ordinateur, fait précéder les questions obligatoires de l’avertissement lié aux procédures pénales: “Vous pouvez réclamez un avocat et un traducteur, tout ce que vous direz…”. Le ridicule. Suisse. Le premier, celui qui s’occupe de la confiscation de la Dodge, appelle la police de Genève. Parle dans son patois suisse-allemand, comprend que dalle au français des Français fonctionnaires de Genève. “Que l’on me mette au bout du fil!” Les Saint-Gallois acceptent. Penchés sur le téléphone, ils écoutent la conversation que je tiens avec Genève. Genève dit: nous ne savons pas qui, ni pourquoi, ce n’est pas notre service, mais vos plaques ont été annulées. J’appelle mon ex-collègue afficheur. Qui m’affirme que ce n’est ni lui ni Monfrère. A‑t-il demandé à Monfrère? “Non”. Comment sait-il que ce n’est pas Monfrère l’annulation? Il en est sûr. Maintenant j’ai deux flics et trois douaniers autour moi. Je raccroche. Nouvelle série de questions. “Êtes-vous conscient de ceci… de cela…?” Ah la conscience! Les Saint-Gallois, philosophes : de toute manière, il est trop tard! Le flic me montre l’horloge Migros accroché à la paroi de la cellule. En effet: il est six heures. Heure à laquelle en Suisse tout s’arrête. Puis-je aller parler avec ma femme? Qui attend. Côté public. Le flic consulte son collègue. Qui hésite. Met la main à son arme. M’accompagne. A Gala, je dis: “ça se complique!”. Et le flic me fait rentrer dans la cellule. Je fais valoir: “c’est une erreur!”. Pas de réponse. Un douanier décroche les plaques de la Dodge, m’indique où la garer — sous un arbre mi-autrichien mi-suisse — et nous dit de repasser le lendemain. Gala et moi partons à pied sur le pont, en direction de Lustenau, nos baluchons à la main.
Munich 4
A peine si nous serons allés en ville. Nous vivons dans le parc. La chambre — une suite avec salon — est juchée au-dessus des arbres de falaise. Une route pavée amène devant un pont. Il franchit le canal moyen de l’Isar, voici l’Englisher Garten. De là, on peut rouler vers les quartiers anciens ou se perdre dans les sous-bois, parmi les moutons, les jardins de bière, les auberges. Dans les coins d’ombre, les familles piquent-niquent, des groupes s’exercent au Taï-chi, les femmes bronzent. Tout à l’heure je suis allé courir. Oberföhring, Unterföhring, Ismaning, Garching. Au passage, je reconnais des bouts de plage. L’été 2017 nous avons grillé des saucisses, regarder l’eau, nourri les canards, paressé — les enfants n’avaient pas encore grandi. Il fait chaud. Pratiquant le double-souffle, je cours à petit rythme et je me souviens du jour où, à la fin de l’année de baccalauréat, un maître de sport m’a indiqué cette technique. Par provocation, je refusais de jouer au football. Ce vendredi, un car nous avait conduit à un stade d’altitude (plus haut sur la pente du volcan que le quartier de Polanco où se trouvait le lycée franco-mexicain), les équipes étaient formées, le match débutait. Sachant le programme, je m’étais muni de deux bouteilles de bière, je buvais assis derrière la cage des buts. Le maître s’est avancé, il m’a fait la morale. J’ai tenu bon. “Et courir?”, a‑t-il demandé. Oui, ça je voulais bien. Alors il a expliqué qu’en raison de l’altitude — quelque 2500 mètres — la double respiration était recommandée: elle amenait un surplus d’air aux poumons. Depuis 1984, j’ai couru des milliers de kilomètres aspirant deux fois, expirant deux fois, ce que je fais en ce moment, dans l’Englisher Garten, avant de rebrousser chemin pour rejoindre Gala devant cette indication en jaune qui fait mon admiration (car cela veut dire que l’on peut voyager au cœur de la région munichoise sans quitter les bois): Landsberg Am Lek, 26 km.