Au (suite)

L’hô­tel est facile à trou­ver, il n’y en a qu’un. Situé entre des tun­nels de lavage et des sta­tions-ser­vices, c’est un qua­tre étoiles qui fait mai­son des con­grès. Quant au restau­rant, c’est encore plus sim­ple: il n’y en a pas, il faut manger à l’hô­tel. Je sors pour voir. Quelques pas le long de la route des tran­si­taires et je suis de retour. La récep­tion­niste, une hom­masse habil­lée d’une robe chan­til­ly hausse des sour­cils car­rés: “vous voyez !”. Avant d’en­tr­er dans la cham­bre, je pro­duis mon bil­let, nou­velle cou­tume com­mer­ciale et des plus désagréables, mais nous sommes heureux d’avoir obtenu un lit après ces trois heures d’in­ter­roga­toire en sabir. Le repas est excel­lent. Une famille tra­di­tion­nelle, comme descen­due de sa mon­tagne, dîne à notre côté, papa, man, fils un, fils deux; en face, sur un banc d’an­gle sculp­té une demi-jeune à la mode, boucle bovine plan­tée dans le nez et chevelure dressée au gel, mais ce sont surtout ses mamelles qui impres­sion­nent: pour accéder à l’assi­ette, elle les rejette et de les coince sous les ais­selles. A peine si j’ose regarder son gars, mai­gre croque-mort; dès que nous faisons irrup­tion dans la salle Gala s’écrie: “cette odeur! Tu sens? Alexan­dre, du sham­po­ing, c’est épou­vantable!”. Assez pour aujour­d’hui! Un motard ouvre une fenêtre et le vin aidant la soirée com­mence. La nuit est moins bonne. Gala dort comme un ange, je révise les scé­nar­ios. La police ne vous croit pas. Jamais. Elle croit la police. Les Genevois affir­ment que la voiture doit être séquestrée. Ils ont rai­son. Point final. Donc scé­nario improb­a­ble, demain je reprends les plaques, je mets le con­tact, nous con­tin­uons notre route. Autre scé­nario. Vraisem­blable et cat­a­strophique. La voiture reste en douane. Nous vidons son con­tenu dans une voiture de loca­tion. Ensuite? Il faut ven­dre la Dodge. Faire venir l’a­cheteur jusqu’au No man’s land. Ou com­man­der une grue. Pour la remor­quer dans quelle direc­tion? Ni Gala ni moi n’avons de domi­cile en Suisse, quant à l’hô­tel il est en France. Lorsque nous avons franchi la douane d’AU, nous allions à Döt­tiken. J’ig­nore où cela se trou­ve. Près de la fron­tière alle­mande. Dans la cam­pagne bâloise. Là, un Turc exploite un garage. Depuis que j’ai mis en vente la Dodge, lui seul s’est porté acquéreur. Nous avions ren­dez-vous. Je suis en cel­lule. Gala l’ap­pelle. Nous serons en retard. Puis elle reporte. Puis elle annule. Nous le rap­pellerons. Le prix que pro­po­sait le Turc ne pèse pas lourd, s’il vient jusqu’i­ci, trou­ve la voiture sans plaques, com­bi­en m’en pro­posera-t-il? Autant bal­ancer la bag­nole dans le Rhin. Retour au pre­mier scé­nario. Mon col­lègue de Genève l’af­firme, il n’a pas demandé l’an­nu­la­tion. Dès le réveil, je véri­fierai auprès du Ser­vice de Genève. Ce que je fais sans pren­dre de petit-déje­uner buf­fet, dans la salle un car entier de retraité bridgeurs, messieurs en bretelles, épous­es en chignons avale. A la dérobée, je pique tasse de café à un bridgeur et retour à la récep­tion, dans un canapé. Sur la table basse je dépose mes doc­u­ments en éven­tail, il faut avoir réponse à tout quant les sbires vous attaque­nt. Son­ner­ie. Je me présente (gen­ti­ment), j’ex­plique (atter­ré). “Atten­dez que je véri­fie…”, déclare le fonc­tion­naire genevois. Alors se pro­duit un mir­a­cle Que je fais répéter. “Oui, hélas… une erreur infor­ma­tique, une erreur infor­ma­tique de notre côté!”. Aus­sitôt j’ap­pelle le flic de Saint-Gall. Dans un alle­mand médiocre mais sur un ton ent­hou­si­aste, j’ex­plique. “Irrtum, es ist eine Irrtum mon vieux!”. Silence. Au bout du fil, l’in­quié­tude est pal­pa­ble. D’une petite voix le flic: “Von uns?”. Non, de Genève. Le Saint-Gal­lois souf­fle. Un peu plus il s’é­touf­fait. Il déclare que c’est “la pre­mière fois!”. Jamais aupar­a­vant il n’y a eu d’er­reur, jamais! Donc que j’aille au poste. Oui mais, lui dis-je, les plaques, dites-moi que vous les avez tou­jours. “Ici, dans la poche… répond le Saint-Gal­lois, allez là-bas, j’ar­rive.” A pied depuis l’hô­tel, par la rue, les tun­nels de lavage, sur le pont, en direc­tion du no man’s land. Aux com­man­des des con­teneurs et du bar­rage fil­trant, d’autres douaniers. Per­son­ne n’a eu vent de mon affaire. Et puis ils n’ont pas que ça à faire, un passeur Bul­gare vient d’être arrêté avec six vélos, trois sacs de piments, des que­nouilles d’ail, des pelles et des pioches, un frigidaire, des seaux de chew­ing-gums et des bidons d’huile. Ce n’est que le début, sa camion­nette est une cav­erne d’Ali-baba. Sur l’autre piste, une Algéri­enne voilée jure qu’elle est pau­vre et malade et désig­nant dans la Porsche que les douaniers con­trô­lent une autre Algéri­enne voilée, sa mère, suisse comme elle, invalide comme elle, elle jure, encore et encore, qu’elle ne peut pas pay­er. Lorsqu’un cri nous inter­rompt. Un cri de vic­toire. Der­rière le par­avent, la fouille vient de révéler du “Speck. Le Bul­gare trans­porte des kilos de “speck”. Je jette un œil à la tête du passeur. Rien. Pas une gri­mace. Il a l’habi­tude. Fait cela toute l’an­née. Un méti­er. Ques­tion de loterie. Ne va pas se démon­ter pour si peu. Il retourn­era d’où il vient, de l’autre côté du pont et son cousin pren­dra le relais. Bref, les douaniers n’ont pas le temps. Pour les intéress­er, je mon­tre ma Dodge sous l’ar­bre helvéti­co-suisse. “C’est à vous? Passe­port, carte grise, per­mis de con­duire!”. Voici le passe­port! La carte grise c’est vous qui l’avez, le per­mis j’ai pas…”. Soudain toute l’at­ten­tion des hommes est cap­tée : “où est votre per­mis?”. Ne man­quent que le cris de vic­toire liée au Speck. Je tends la carte du flic: “c’est lui, il sait, il arrive, ne me deman­dez rien d’autre!” Pour peu, je vais présen­ter cet imbé­cile comme mon sauveur, lui qui na pas voulu croire à une Irrtum! Main­tenant les douaniers font cer­cle autour de mon passe­port, énumèrent les visas chi­nois, bir­mans, améri­cains, lao­tiens… Je lâche une mau­vaise phrase ne alle­mand. Celui qui tient mon passe­port suisse à la main fait: “Sind Sie Fran­sozen?”. Une demi-heure plus tard, le flic déboule. Aimable, plus que cela: obséquieux. “Désolé Mon­sieur Friederich… Irrtum, ah, ha, ah! Nie! Ja-mais! Je peux vous aider?”