Portes de Genève

Ban­lieue d’Ane­masse, où nous avons la cham­bre 28, à l’é­tage, dans cet hôtel-chalet bâti sur un park­ing de super­marché. La douane de Fos­sard est à deux pas, nos voisins sont McDon­ald’s et Buf­fa­lo Grill, au pied du lit ron­fle un frigidaire de pique-nique rem­pli de bière que je rav­i­taille en glaçons — une sinécure, car pour prou­ver qu’il y a “canicule” les Français rationnent les quan­tités. Que faire dans une cham­bre située dans pareil décor? On va, on vient. La porte ouverte, on sort comme on tir­erait le rideau d’une coulisse pour paraître sur scène. Les alen­tours, je l’ai dit, sont mer­can­tiles: files devant la sta­tion-ser­vice aux prix plus avan­tageux que la con­cur­rence suisse, familles qui poussent des goss­es à bord de cad­dies, car­a­vanes et camions à l’ar­rêt, sur le gira­toire un négo­ciant de mar­bres. Plus loin, c’est là que sont nos affaires. Pour Gala récupér­er son cour­ri­er dans la boîte à lait de l’an­cien domi­cile genevois (quit­té il y a vingt ans), pour moi finir de ven­dre la voiture. A l’heure dite, je suis donc à Cor­navin avec la Dodge. Le Turc que j’ai rap­pelé la veille pour dire “oui” après la vis­ite à Wohlen où le pro­fes­sion­nel Jeep a fait une offre peu alléchante a lais­sé paraître son ent­hou­si­asme — cela indique assez mon sac­ri­fice. Le voici en gare, débar­quant de Winther­tour. Il com­pose mon numéro. Il est “près des bus”. J’ar­pente le bâti­ment. Tra­verse la grande halle. En prof­ite pour con­stater une nou­velle fois (je suis si peu à Genève, le temps me joue des tours) que la fresque murale des CFF autre­fois instal­lée au-dessus des guichets de pierre, motif cen­tral de mon roman écrit en 1990 Mou­tonk, a si bien dis­paru que je suis inca­pable de retrou­ver ne serait-ce que le gabar­it de l’an­ci­enne con­struc­tion. Ates, le Turc dis­ais-je. Que je con­duit devant l’Ilôt 13, enfin Mont­bril­lant, puisque là encore, ni squat ni trace du passé. Con­scien­cieux, il ouvre le cof­fre, étale ses dossiers, rem­plit les con­trats, pho­togra­phie mon passe­port, assem­ble le tout; quelques fan­tômes passent — pas sûr de me recon­naître, ils me fix­ent, hési­tent et passent; de même pour moi, inca­pable de met­tre des prénoms sur ces vis­ages que je voy­ais chaque semaine, chaque jour à l’époque des occu­pa­tions d’im­meubles. La liasse de bil­lets en main, je m’éloigne. Le Turc sug­gère: “je te rac­com­pa­gne?”. Erreur: j’ac­cepte. Il con­duit, nous enfilons les tun­nels de l’au­toroute blanche. Vernier, Bernex, Plan-les-Ouates… A peine s’il regarde la route. Il pian­ote sur le tableau de bord. En quelques sec­on­des, ma voiture est changée en sapin de Noël: chronomètre illu­miné, sig­naux de vitesse, rétro­viseur de nuit… autant de fonc­tions dont j’ig­no­rais l’ex­is­tence. Alors le Turc désigne les lam­pes de cour­toisie. Elles sont allumées. Il enfonce le bou­ton de com­mande encore et encore. Elles restent allumées. Une esbrouffe? Com­ment le savoir. Ce matin tout mar­chait, ce Turc met les doigts sur la machiner­ie, c’est un feu d’ar­ti­fice. Il enfonce le bou­ton dix et vingt fois, puis il se lance: c’est un gros prob­lème, peut-être un dys­fonc­tion­nement majeur (le terme en schwyz­erdütsch est : grosse Risiko). Je lui fait signe de se taire. Je ris. Je me moque. Cela ne le fait pas rire. J’at­tends un peu puis j’en­fonce le bou­ton. Zut! Il a rai­son. Impos­si­ble d’étein­dre les lam­pes de cour­toisie. Il répète: Risiko. Et demande une ris­tourne. Je tem­po­rise. “Ates, ça va aller!” Voilà ce que je dis. Il fait la gri­mace. Se tait. Il cherche une parade, com­mute je ne sais quel autre voy­ant lumineux. Le voy­ant se met à trem­bler et s’éteint. Carouge n’est plus très loin. C’est tant mieux car à ce rythme la voiture toute entière va finir par s’étein­dre. Plutôt que de le guider jusqu’au park­ing du Ser­vice des autos où doit me récupér­er Gala, je pare au plus urgent, je lui fais signe, “arrête-moi là!”. Il me con­sid­ère incré­d­ule. Et pour cause: “là” est un endroit sur le bord de la route, dan­gereux et inter­dit. Il s’exé­cute mais ne renonce pas à son strat­a­gème. Il enclenche les feux de détresse et descend du véhicule. Après avoir jeté un œil à la ronde, il recom­mence sa litanie. “Quelle somme suis-je prêt à lui rem­bours­er? Cinq milles francs?” Il ignore que dans deux heures, je dois ren­dre les plaques. Dans deux heures cette excel­lente Dodge aura autant de valeur qu’un cail­lou plan­té sur le bord de l’Arve. “Ates, je donne cinq cent francs pour ton prob­lème de bou­ton et on est quitte!” Alexan­der, Alexan­der, s’ex­clame le Turc, mach mir eine gute Preis!”. Alors je joue mon va-tout: “Rends-moi les clefs, je ne veux plus de ton argent, je garde la voiture!”. Le Turc tombe les épaules, il fixe les bout de ses chaus­sures et tend la main: je lui passe trois bil­lets de deux cent, il me rend à con­trecœur une coupure de cent, remonte en voiture, démarre. Et change d’avis. Il ouvre la fenêtre: “tu as dit que ton fils habitait par là… Où?”. M’éloignant, je fais un geste vague: “Par là…”.