Au petit-déjeuner, dans la salle Chantilly, au milieu de tables garnies de fruits, de pains, de viandes, de céréales, des Ukrainiennes et des Africains en costume bavarois qui ne comprennent ni un mot d’allemand ni un mot d’anglais.
Mois : août 2022
Munich 2
Les pelouses du Schwabinger Bach servent de plage aux étudiants qui restent en ville pendant les vacances. Plus haut, les touristes qui déambulent en direction de la Tour chinoise. Afin de ne pas déranger les parents qui promènent leurs enfants sur les chemins réservés aux familles (un panneau annonce cette réserve), je guide Gala vers un sentier sablonneux. Il sépare le domaine des étudiants à demi-nus des plates-bandes occupées par les nudistes; ici et là, au milieu des herbes folles, surgissent une paire de fesse ou des seins tandis que Japonais, Arabes, Chinois pédalent l’air ravi. Au bout du parc, la cohue est grande; il faut mettre pied à terre; nous poussons nos vélos hors du passage souterrain qui mène au Hofgarten. Sur l’Odeonsplatz, un couloir de barrières nous arrête. Les badauds sont massés par milliers le long du circuit pour assister à l’arrivée de l’une des étapes reines des Championnats d’Europe, les 202 kilomètres cyclistes. Deux fois le peloton passe sous nos yeux. De retour dans le parc, nous roulons jusqu’à l’extrémité Nord où nous avons nos habitudes à l’Au Meister, le jardin de bière qui vend des saucisses, de la salade de patates et de la Hofbraü.
Genève-décorum
La colonisation de Genève est presque achevée. Dans les quartiers populaires — Charmilles, Servette, Plainpalais — le schéma est complet. Quelques blancs, chenus ou indigents, tournent encore sur place. Blessés, honteux, à bout de force, ils ont l’air perdu. La plupart vivent de l’assistance. Condition pour l’obtenir, demeurer sur place. Les autres — les colons — ont été débarqués du tiers-monde par des fonctionnaires qui s’occupent de recréer le réel. Depuis trente ans, ceux-là détruisent avec méthode l’identité, la culture, la langue, l’avenir du pays. En 2023, il ne reste plus grand-chose à détruire. Dégoûtés, ils le sont, mais il est trop tard: ils continuent. Voilà cette “Ville de paix”. Qui à chaque minute menace de s’effondrer sur elle-même. Pour retarder la catastrophe, il faut des moyens financiers, il faut des contributeurs. Ils sont pour partie Français. Esclaves économiques qui fuient le régime d’appauvrissement qui sévit dans l’hexagone, les Français vendent leur force de travail sur le marché local, trouvent refuge le soir venu de l’autre côté de la frontière ; quelques entreprises aussi, certaines au rayonnement international, et des rentiers, et des familles demi-bourgeoises qui “font face”. Enfin il y a les artistes (leur art consiste a percevoir des aides). Plus nombreux à Genève que dans les autres capitales, ils jouent cependant le même rôle : servir d’amuseurs et relayer la propagande. Comme les débarqués du tiers-monde savent tout juste lire et écrire, que les entrepreneurs ne connaissent que le langage de l’argent et que les rentiers ne se mêlent pas au reste de la population, les artistes produisent ce qu’ils consomment, c’est à dire qu’ils sont à eux-mêmes leur propre public. La Municipalité n’en a cure; elle les rémunère pour donner à croire que Genève est vivante, humaine, créative donc vivable. Illusion dont l’entretien apparaît chaque jour plus difficile .
Munich
Hôtel Freisinger Hof au-dessus du Englisher Garten partie Nord, à Oberföringen. L’enseigne peinte en lettres gothiques dit: “Seit 1126”. Pour l’atteindre en voiture depuis Genève, il faut d’abord faire face aux ingéniosités de nos fonctionnaires qui à l’occasion des vacances d’été distribuent le long de l’autoroute qui conduit à Berne, Zurich et Saint-Gall tous les artifices langagiers du génie civile: flash, cônes, chicanes, gendarmes couchés et barrières mobiles. Le trafic s’écoule au pas. J’accélère, je suis ralenti. Ainsi des millions de voitures qui traversent notre pays d’ouest en est ce samedi. Une fois de plus mon admiration est au comble: concevoir peuple plus contraint et plus résigné que le peuple suisse relève du grand art. Quand je songe aux espaces castillan, navarrais, andalous! Notre héritage centre-européen n’a plus rien à envier aux parcours obligés voulus par Ikea. Libéré de ce jeu à complications aux abords de Saint-Margreten, il faut ensuite passer Hard et l’Autriche. Sur le plateau du Bade-Wurtemberg, je pousse la Dodge à 160 km/h et c’est encore peu: la prudence recommande de conduire l’œil sur le rétroviseur des bolides allemands doublant à près de 200 km/h. Nous voici donc à Oberföringen, fatigués, trempés de sueur, le ventre vide. Aussitôt nous prenons place à la brasserie. C’est en réalité un restaurant de luxe et nous sommes samedi; les familles bourgeoises lorgnent avec dégoût sur mon T‑shirt Altarage qui montre des cadavres flottant sur des eaux noires. Pour manger un Vorspeisen de saumon et de caviar il y a mieux et je n’aime pas jouer de tours aux gens sérieux qui aiment à s’habiller, mais sauf à se coucher sans avoir dîné, c’est la seule solution.
Genève 2
Pour la deuxième fois depuis juin nous avons établi notre QG dans un hôtel pour travailleurs déplacés de la zone frontalière de Genève. La femme de ménage moldave nous gâte (elle a son pourboire), le chef de cuisine gascon me consulte pour le menu du soir, Gala donne du “ma chérie” à la congolaise gauchère et gauche qui sert au restaurant. Très bien cet hôtel. Le repreneur, c’est à dire le patron, nous explique: “l’ancien propriétaire voulait donner le sentiment que l’on vivait ici sur l’alpage”. L’effort est admirable. L’homme a quêter dans toute la région du Salève cloches de vaches, broderies des veilleuses, bancs de bois et fontaines-troncs. Lorsque l’on met le nez dehors, le paysage change: McDonalds, Buffalo Grill et Gifi. Panneaux publicitaires électroniques diffusant dans le noir la propagande de la mairie (étrange photographie d’hommes-femmes se baisant barrée du terme “ADOPTE”) et une station-service Intermarché a paiement numérique concourue par les conducteurs-termites (dont je fais irrémédiablement partie).
Genève
Rendez-vous avec Luv sur les marches de l’Université côté parc des Bastions. Je lui montre la salle de lecture de la Bibliothèque, désigne les salles d’étude sous-mansarde autrefois réservée aux latinistes où me fascinait tant, chaque fois que je levais les yeux de mon étude, le volume de Jung intitulé Psychologie et alchimie; je pensais : “la licence obtenue, je reviendrai ici et je lirai ce livre”. C’était en 1990. Ensuite, la rue de l’Université no 3, bâtiment de campus où je logeais, sorte d’amoncellement de cellules au cœur du quartier de Plainpalais où se déroule l’action modeste de mon dernier livre OM. A mesure que nous remontons la rue de Carouge, je donne les noms des squats de l’époque désormais remplacés par des boutiques de téléphonie, des cafés fast-food et des salons de coiffure africains. Le reste de l’après-midi sur la terrasse du Vieux-Martin, derrière la rue Jean-Violette (lieu de naissance de Catherine Safonoff, je crois), celui-ci inchangé avec ses moules à volonté et son écran de télévision qui diffuse les matchs de la ligue espagnole. Quand un Turc appelle. Carrosserie, année, services, nous discutons de la Dodge en allemand. Il est à Döttingen, je la lui montrerai au retour de Munich. Les complications semblaient moins nombreuses depuis la fin hier des transactions liées à la vente de mes parts d’entreprise, mais en voici un autre : la voiture vendue, comment rentrer à Agrabuey? Entre le vélos de plaisance (pour rouler dans le Englisher Garten), les trousses de maquillage de Gala, les collections de paires de chaussures et le frigidaire à bières, inutile d’espérer monter dans un avion. Même si nous atteignions Agrabuey, comment en ressortir? Car il faudra ressortir du village pour aller acheter une autre voiture.
Avenir
“Voilà!” Manière de dire : “enfin, je souffle!”. Commencé avant Noël, le conflit avec mes collègues afficheurs s’est achevé hier sur un parking par un échange d’argent. Trente ans de collaboration liquidés. Ce matin je n’ai plus de salaire ni de liens, je n’ai plus aucun devoirs, je suis libre de contraintes. Reste la voiture. Déclarée volée par un avocat du barreau de Lausanne qui espérait faire pression sur mes décisions, j’ignore aujourd’hui quel est son statut mais je dois rendre les plaques à la fin de la semaine — que mettre à la place? Genève refuse l’immatriculation car je vis à l’étranger, l’étranger refuse l’immatriculation car la voiture est une propriété d’entreprise. Dans un hôtel français de la périphérie de Genève, j’attends, je donne des coups de fil, je publie des annonces de vente. J’attends, rien ne vient, je baisse le prix. A l’instant je faisais valoir à mon ami le combattant albanais qu’une telle voiture ferait son effet les jours où il enseigne l’auto-défense aux personnels des multinationales. “C’est une voiture de luxe!”, répond-t-il. Pas faux; surtout pour aller cultiver un terrain agricole dans une vallée reculée d’Espagne. Pour accéder, il faut franchir un fossé que jonchent des carcasses d’arbres puis par un pont inondable une rivière au débit fantaisiste. Avant de partir pour Munich, je continue mon exploration. Hier, je me suis souvenu d’un Italien marchand de véhicules de prestige. Pas de chance, il est à Marbella. Je me rends sur place, dans la zone industrielle de Châtelaine. Son employé me montre des photographies de plage et de paella puis s’avance vers la Dodge: “vous permettez, je vais faire un film de la voiture”. Sur je vais à Romont et Fribourg, reviens en France, décapsule une Feldschlössen et à nouveau j’attends.