Mois : mai 2022

Vers l’Espagne

Par­ti ce matin de la mari­na de Hyères en direc­tion de Lalonde-des-Mau­res. Pour cette pre­mière étape, j’ai comp­té 189 kilo­mètres. Le vélo est chargé. Je ne le pèse pas. Quand je le pousse hors de l’ap­parte­ment, il résiste. Le redress­er pour le coin­cer dans la cage d’as­censeur exige de la force. Sur le quai, j’embrasse Gala, je m’élance. Qu’ai-je bien pu embar­quer qui me vaille un tel poids. L’or­di­na­teur? Néces­saire, il y avait l’au­di­ence au Tri­bunal; le matériel pour le café? Ce n’est pas lui, il était déjà à bord lors de du voy­age aller. Les câbles, le paquet de câbles, sept, huit, dix câbles. Quoi de plus? Juste l’ad­di­tion de ces choses, répar­ties entre les deux sacoches instal­lées sur la roue avant et les sacs de selle et de cadre. Autour de Pier­rfeu-du-Var, les mol­lets sont chauds, le souf­fle se sta­bilise, je n’y pense plus, je pédale sans effort sur le pignon moyen (le vélo est un mono­plateau). J’ai soif. Les fontaines sont rares. Ou alors elles indiquent “eau non-potable”. Par la ver­tu des poli­tiques, l’eau qui coulait à tra­vers les vil­lages est dev­enue imbuvable. Suf­fit de lever la tête pour en con­naître la rai­son: un super­marché blanc et pro­pre et frais se dresse sur le bord de route. Eau réfrigérée et payante. J’avale un litre sur l’aire de park­ing de Pour­rières, un vil­lage au milieu des champs; der­rière la vit­re du super­marché, un bac et cet avis: “col­lecte de nour­ri­t­ure pour les chats errants de Pour­rières”. Je repars. Au pied du mont Saint-Vic­toire, je mesure 38 degrés. Huit heures plus tard, sans descen­dre de selle, j’at­teins la périphérie de Lançon-de-Provence et me pré­pare à dress­er la tente, boire l’apéri­tif, dormir, mais le site de tourisme con­sulté avant le départ est obsolète, les deux camp­ings dont j’ai retenu les adress­es (le troisième est réservé aux nud­istes) sont à l’a­ban­don. S’y gliss­er? Ils sont clô­turés et ver­rouil­lés et la France est une “démoc­ra­tie défail­lante”. Puis j’ai besoin de me laver et de recharg­er mon nav­i­ga­teur. Un marc­hand de glaces me con­seille le camp­ing Nos­tradamus, celui-là même que j’ai renon­cé à trou­ver lors du voy­age aller. Sou­venir frus­trant. Je n’en veux pas de ce camp­ing. D’ailleurs, il faudrait revenir en arrière. J’aime pas. Il faut rouler. Une heure plus tard, je décou­vre un camp­ing dans un bois. Je pique la tente entre un groupe de motards qui se plaint que les douch­es sont brûlantes et un incon­nu qui sous une bâche mil­i­taire joue à un jeu sur écran géant (je ne ver­rai que son dos). Mais il y a un snack, de la bière alsa­ci­enne, du riz aux champignons et Frank, l’aimable Frank qui me dit: “Alexan­dre, je m’ap­pelle Frank, tout ce dont tu peux avoir besoin…”. Avant la tombée de la nuit, je suis rangé dans mon sac, j’é­coute les oiseaux. Ils s’ époumo­nent. Pour cause: l’au­toroute six pistes passe à cinquante mètres, juste der­rière les pins maritimes.

Inflation

Quand les pou­voirs, comme ils font depuis deux ans, trichent et mentent éhon­té­ment, les gens se met­tent naturelle­ment à trich­er et men­tir; l’in­verse est vrai.

Devant moi

970 kilo­mètres et 11’000 mètres de dénivelé pour regag­n­er l’Es­pagne au départ de Hyères. J’ai tracé la route par l’in­térieur du pays. 

Littérature

La part-Dieu, gare de Lyon, un encart pub­lic­i­taire de la taille d’un ter­rain de foot: Désor­mais le best-sell­er (ici, un nom) en roman graphique! Il est pré­cisé: vous aus­si, lisez en images ces aven­tures écoulées à plus de 1 mil­lion d’exemplaires.

Romance

Dans un super­marché Géant, l’as­sis­tante de net­toy­age ralen­tit sa bal­ayette entre deux rayons de marchan­dise. Les bras courts et tatoués, les cheveux coif­fés à la garçonne, elle se penche vers le mag­a­sinier, un mai­gre à chignon: ‑je t’ai pris des bis­cuits pour ce soir chou! “Mais j’en avais déjà pris…”. Elle : Comme ça, tu en auras plus. C’est moi qui paie.

Babel-ch 2

Occupé à tourn­er en rond dans l’ar­rière-bou­tique. Quand je sors , je déam­bule dans les sept rues d’un par­cours cal­culé pour son effi­cac­ité et mar­que dans l’or­dre ces haltes : retrait de bil­lets au dis­trib­u­teur de bil­lets, échange d’une par­tie des bil­lets con­tre des bil­lets non-suiss­es, achat d’un oreiller de camp­ing Mam­mut qui rem­place mon oreiller Mam­mut per­cé, achat de douze litres de bière, retour au point de départ. Après le stock­age en frig­ori­fique des bières, écoute ravie de FN SCAR de Wiegen­dood, à n’en pas douter l’un des titres de rock les plus vio­lents actuelle­ment en cir­cu­la­tion sur la planète. Fin d’après-midi, je remonte en train. A Genève, je marche au ralen­ti, comme dans un film au ralen­ti, jusqu’à la place du Bourg-de-Four. Chemin faisant, sur le pont de l’île Rousseau, Louis-Gau­ti­er me hèle: il me félicite pour easy­Jet, le livre que je viens de pub­li­er, le livre qu’il a décou­vert ce lun­di en pile devant la caisse de la librairie Pay­ot de Lau­sanne (je m’en réjouis). Je fais remar­quer que le livre est de 2011. J’aime beau­coup cette homme, mais je dois pour­suiv­re: le Tri­bunal m’at­tend. La Con­vo­ca­tion pré­cise “prévoyez d’ar­riv­er un quart d’heure avant la séance”. J’at­tends sur un banc. Vais chez Eti­enne, le marc­hand d’an­ciens. N’en­tre pas dans la librairie, mais décou­vre une étagère en libre accès où je prends “Les écrivains de la R.F.A.” Entrée du Tri­bunal, deux Français me fouil­lent façon aéro­port. Pre­mier étage du bâti­ment de Jus­tice, salle des pas per­du, Mon­frère est caché der­rière son avo­cat, un vau­dois à face de lune qui par­le armes et chas­se et tir avec l’huissier, régime habituel de théâtre. A l’heure dite, invi­ta­tion à pass­er en salle. Attaque immé­di­ate de l’av­o­cat de Vaud (affublé d’un nom à par­tic­ule) devant la Prési­dente, attaque que j’es­saie d’en­ten­dre (son) car en vau­dois atavique, l’homme mar­monne et avale les mots. Ce que je com­prends: je suis un voy­ou qui a des démêlés avec la police, j’habite “on-ne-sait-où”, je n’ai pas ren­du à l’en­tre­prise la voiture qui m’ap­par­tient, je veux dire ma voiture que j’ai payée avec mon argent, et surtout — il faut l’en­ten­dre déclar­er cela sur un ton sat­is­fait — “Mon­sieur Friederich ici présent a dor­mi cette nuit dans le bureau de la société”. Que fait la Prési­dente, femme plate et con­va­in­cue? Par trois fois, elle me répète: “il faut vous faire accom­pa­g­n­er par un pro­fes­sion­nel Monsieur!”. 

Babel-ch

Dîné à la brasserie genevoise la Bagatelle avec les enfants Luv et Aplo, grands, beaux, cen­sés, tra­vail­lant, inté­grés, autrement inté­grés que je ne le suis (me vient en mémoire l’an­née où Mon­père à l’âge que j’ai aujour­d’hui, nerveux comme un tru­ie devant le coute­las, lorgnant les angles d’où sur­gi­rait l’at­taque, nous avait fait manger Mon­frère et moi aux Grottes, à quelques pas de la brasserie où nous prenons table ce soir, expli­quant soudain: “j’ai une par­tic­i­pa­tion dans un fond d’un mil­liard pour un pro­jet de cen­trales nucléaires en Syrie. Or, le pro­jet vient de s’ef­fon­dr­er), après quoi je remonte en train pour Lau­sanne, estom­aqué devant le régime zoologique que vivent et tolèrent et jus­ti­fient, hères masochistes, nos derniers Suiss­es chenus et claudi­quant mais imbus de morale et qui fan­faron­nent, ce sont d’ailleurs les seuls que l’on puisse enten­dre dans ce caphar­naüm, les autres espèces exp­ri­mant leur être d’im­por­ta­tion dans des sabirs trib­aux ou des langues écorchées (où l’on dis­tingue mal l’anglais de l’es­pag­nol du français) — bref, j’at­ter­ris dans cet état de sidéra­tion à Lau­sanne, quarti­er sous-gare, emprunte le labyrinthe de parois sou­ples que la Ville a dressé pour accéder à la ville depuis les quais de récep­tion de la gare et me coince dans l’ar­rière-bou­tique sans recours ni bière, le frig­ori­fique n’ayant pas été acha­landé puisque je suis sur déci­sion de famille (par­tie suisse) devenu un paria, puisque je suis inter­dit de parole, puisque je suis coupé des employés lesquels, ter­ror­isés par Mon­frère, ont pour ordre de “ne plus me causer”. 

48 heures

Au départ de Mar­seille-Saint-Charles en TGV. Longtemps que je n’é­tais plus mon­té à bord de cet engin. Mon com­par­ti­ment, le dernier, en tête de train, est logé con­tre le poste de pilotage. D’abord, j’y suis seul. Une cour­toisie, me dis-je, de la guichetière de la gare de Hyères que j’ai aidée a faire enten­dre en anglais aux Ukrainiens qui présen­taient leur passe­port: “oui, c’est gra­tu­it pour vous, mais seule­ment si vous êtes muni d’un cer­ti­fi­cat d’en­trée sur le ter­ri­toire français”. Alors que les immi­grés cherchent la parade, la guichetière tranche: “depuis quand êtres vous en France?”. Deux mois, répond l’Ukrainien. Con­clu­sion: la guerre n’avait pas com­mencé, il faut pay­er le bil­let. Cour­toisie, dis­ais-je à pro­pos de ce com­par­ti­ment de huit sièges équipé d’un réseau wi-fi gra­tu­it, mais au fond je n’en sais rien — out­ils et mœurs changent si vite que l’on ne peut plus rien infér­er à par­tir d’une expéri­ence vieille de cinq ans (dernière vis­ite à Paris, à l’oc­ca­sion de la dis­cus­sion avec Gérard de Allia du man­u­scrit de H+). Dans une heure, ce sera Lyon puis direc­tion Genève à bord d’un trois-wag­ons à vitesse de drai­sine. A Cor­navin, je mangerai avec Aplo et Luv. J’ai la journée du mer­cre­di pour pré­par­er les quelques répar­ties que le juge du Tri­bunal des prud’hommes de Genève m’au­toris­era dans le cadre de mon recours con­tre Mon­frère lequel, par esprit de vengeance et surtout, sans réfléchir, m’a licen­cié de mon poste.

Devant

Cette sur­représen­ta­tion des Noirs dans la séquence filmée de l’avenir de l’Occident.

Cité de l’espace

Cri­tique d’E­ti­enne Dumont dans le numéro du Bilan paru hier. D’abord j’aime beau­coup cet homme, en tout excep­tion­nel, ensuite j’aime qu’il dise du bien de mon livre Naypyi­daw, pub­lié en 2021 à Paris chez B2 édi­tions et que je n’ai tou­jours pas tenu entre mes mains. J’aime, parce qu’il est frus­trant, après s’être pas­sion­né pour cette cap­i­tale unique (trois voy­ages en Bir­manie avec en tête un pro­pos d’ex­plo­ration) de se faire bâil­lon­ner sur la ligne d’ar­rivée (dif­fu­sion nulle) par un parisien mau­vais ges­tion­naire. Mais encore, j’ap­pré­cie sans mesure ce pou­voir — spécu­latif peut-être — que m’im­pute le jour­nal­iste d’ ”appa­raître et de dis­paraître” qui est, comme j’e­spère l’avoir fait enten­dre à tra­vers notes et textes, une de mes ambi­tions de vivant.