Mois : mai 2022

Monde-machine

Notre inter­ro­ga­tion entière doit se fonder sur l’é­clair­cisse­ment de cette ques­tion: com­bi­en la nou­velle archi­tec­ture d’un sys­tème humain engagé sur la foi d’un pro­gramme poli­tique occulte implique-t-elle de sac­ri­fice de vivants du fait de la liq­ui­da­tion de leurs sit­u­a­tions, espoirs et futuribles? 

Du temps

Vacance chez les rich­es et les demi-rich­es, les ambitieux et les par­a­sites des rich­es de la Côte-d’Azur entre Giens et Saint-Tropez. Le yacht géant qui mouille par­mi ses con­cur­rents en beauté de la Mari­na, juste sous la fenêtre de l’ap­parte­ment doit val­oir dans les 15 mil­lions d’eu­ros (par télé­phone, je le mon­tre aux enfants, “c’est le yacht de Bat­man — à coque noire”. Pré­ci­sion inutile : depuis mon arrivée il n’a pas bougé d’un iota, son patron doit être au tra­vail. Sinon palmiers, voiturettes et petits chiens, crêpes et pois­sons, vélos élec­triques, alan­guisse­ment, prom­e­nades cir­cu­laires des entés — quoi d’autre? Lieu priv­ilégié sur la carte de la société des loisirs. Con­nu. Joli, agréable, con­fort­able. Sans intérêt. Quelle impor­tance? J’y suis pour Gala et bien­heureux. Ce que je fais? Par exem­ple, des pom­pes et des squats sur un morceau de planch­er de ter­rasse jeté au milieu d’un ter­rain vague entre la mer et l’aéro­port. Tan­dis que je pompe en mail­lot de bain Car­refour pre­mier prix, les avion­nettes décol­lent. Ou encore, une mon­tée à vélo du col de Babaou, sym­pa­thique­ment rebap­tisé à la gomme sur le pan­neau d’ac­cueil piqué en son som­met, col de Babacu.

Poste

Le vingt-six avril, je roule trente kilo­mètres par-dessus la fron­tière pour me ren­dre au pre­mier vil­lage français Urdos poster un col­is qui con­tient quelques habits et la copie du dossier de jus­tice dont j’ai besoin pour la séance à Genève. Résul­tat: une semaine que je me balade en slip (duo-pack Car­refour) vêtu d’un T‑shirt noir made in Bangladesh. Ce matin, je descends réclamer à l’épicerie du port. Le pro­prié­taire, un crâne rasé qui a le vis­age de Tcheky Kario, un homme plein de bonne volon­té et qui gagne sa vie côté bière depuis que je suis son voisin, intro­duit le code de mon col­is sur la borne de traçage. Une liste de douze événe­ments appa­raît à l’écran dont: “inci­dent interne”, “prob­lème de météo”, “dévi­a­tion de l’en­voi”, “retour à la cen­trale de tri”, “sec­ond inci­dent interne”. Gala appelle le numéro “gra­tu­it +appel fac­turé” grâce à l’aide de deux jeunes qui expliquent le mode d’emploi de son sys­tème à pré­paiement, obtient le déclenche­ment d’une bande-son offi­cielle des Postes français­es, répond dig­i­tale­ment à plusieurs robots et à la fin, un aimable télé­phon­iste sta­tion­né au Maghreb dit: “nous allons retrac­er l’événe­ment”. Il fait beau, je fais la lessive. Tan­dis qu’un slip sèche, je porte l’autre. 

Le long de la route

Salon-de-Provence, postés de part et d’autre de la nationale, des ado­les­cents font des pass­es au-dessus des toits des voitures. Près d’un bois, un cimetière muré. A Lapeyre, deux maisons de luxe enter­rées dans les champs, l’œil à demi-ouvert. A Vic-en-Fer­nezac, un pan­neau aver­tit “messe tous les pre­miers lundis du mois à 10h30”. Près de Mèze, une femme con­duisant une Jeep Safaris en Camar­gue rem­plit une tasse à un robi­net d’eau caché dans un buis­son. Alors que je descends une côte à 35 km/h, un chien de ferme court pour se plac­er devant ma roue — il échoue de peu. A Auri­gnac, dans une chaise pli­ante, sur une aire de super­marché, au pied de sa car­a­vane, un type bronze. Eaux trans­par­entes des riv­ières dans le parc du Haut-Langue­doc. Dans les Hautes-Pyrénées, bureau de poste minus­cule dont l’employée déver­rouille la porte vit­rée; je lui tends une Recom­mandée pour la Suisse; elle n’a jamais fait; je dis: “ouvrez votre tiroir, prenez le bul­letin rouge, non pas le bleu.. l’autre.. oui, celui-là. Ensuite, vous cocher la case R2, puis je dois rem­plir les champs et vous collerez l’é­ti­quette sur le pli, le dou­ble est pour moi… là, tirez sur la languette.”; Elle ébahie: “com­ment savez-vous cela?”; Moi: j’ai appris dans un vil­lage précé­dent, la postière a fait toute l’opéra­tion. A la fin elle a dû renon­cer, le scan­ner de son télé­phone ne fonc­tion­nait pas.

Balle

Levé tard, le corps vaseux. Pas plus qu’à l’or­di­naire lorsque le réveil suc­cède à une nuit passée à boire et par­ler. Je tou­sse devant le miroir, veux cracher, m’é­tran­gle. Je regagne le lit, place la tête en hau­teur, reprend mon souf­fle. Je me relève le port droit, je m’é­tran­gle. Le men­ton sur la poitrine, je m’é­tran­gle. Un phénomène du genre “tuba”. Une balle dans la gorge. Je rejette la tête, elle descend au fond de la gorge, je penche la tête, elle vient se cale en avant de la gorge. Longtemps, je ne respire que par le nez. Je me recouche. Cherche ce que j’ai pu manger. Que Gala n’au­rait pas mangé. Une salade ter­reuse. De la corian­dre non-lavée. Des feuille de basil­ic frais. Pas de quoi fou­et­ter un chat. Mais alors? Une fois encore, j’es­saie de me lever. A bout de souf­fle, je me recouche. Gala me con­duit à la phar­ma­cie. La vendeuse ne peut rien pre­scrire, il faut un médecin. Je ne veux pas de l’hôpi­tal, Gala encore moins qui craint les virus (moi, c’est l’at­tente que je crains). La phar­ma­ci­enne explique: con­som­mer à haute dose de l’an­ti-inflam­ma­toire peut pro­duire ce type d’ef­fet sec­ondaire. Retour au Port, je me couche, j’at­tends, puis je passe à la douche, puis je passe à la bière. En soirée, la balle de ping-pong dimin­ue dans la gorge. Lorsque tombe la nuit, elle disparaît. 

Salon-de-provence-Hyères, 169 km

Pen­dant des heures, j’ai cru trou­ver der­rière chaque mon­tagne la mer et rien, encore des cols, des mon­tagnes et des cols. Mon­tagne Sainte-Vic­toire, Sainte-Zacharie, la Roque-Bus­sanne, cela n’en finis­sait plus de mon­ter (un peu moins de 2000 mètres). Puis il s’est mis à pleu­voir. D’ailleurs, je n’ai vu la mer qu’une fois descen­du de mon vélo, sur le quai de la Mari­na où m’at­tendait Gala. Total, 940 kilo­mètres en 45 heures et l’en­vie de recom­mencer au plus vite — ce sera pour la fin du mois.

Sète-Salon-de-Provence, 162km

Etape roulante. Rythme par­fait. Plus envie de descen­dre du vélo. Huit heures d’af­filée je suis en selle. Aux alen­tours de Mouries, passé un moment à pédaler en com­pag­nie de Gilbert Troiani lequel me fait not­er mon nom et annonce qu’il s’in­téressera à mes livres. A Salon, tourné une heure entre canal, voie de chemin de fer et nationale pour dénich­er le camp­ing Nos­tradamus. A la fin, je me rabats sur l’hô­tel d’An­gleterre, fais ma lessive et mange des tagli­atelles chez un Sarde. La pop­u­la­tion de Salon c’est Mar­rakech dans les années 1990. 

Brams-Sète, 183km

Tra­ver­sée du Min­ner­vois, puis la Camar­gue, le Grau-du-Roi et faute de rav­i­taille­ment dans l’ar­rière-pays, le retour sur la côte à Balaruc-les-Bains. Le long de la Via Rhô­na, ren­con­tre de Roman, un Améri­cain du Col­orado qui fait sa pre­mière expéri­ence de ran­don­née cycliste et veut se ren­dre en Slovénie. Je le ren­seigne sur le pas­sage par la Bav­ière et l’Autriche (où la neige m’a blo­qué en sep­tem­bre 2020), puis lui des­sine le plan des îles de Cres et Krk en Istrie croate afin qu’il évite les poids lourds qui assurent la liai­son Trieste-Kopper-Pula.