Ma belle-mère aime les bus et les trams. Ils circulent vite et bien, vous déposent ici et là, sont gratuits pour les aînés, avantage dont Monpère profite l’air content. N’en demeure pas moins, quand je dis “jamais je n’ai pris un bus de ville en Suisse!”, Monpère répond: “moi non plus”. Heureux principe que celui de tout faire à pied, car, je le vérifie dans Budapest, comme ma belle-mère m’entraîne en direction des monuments, administrations, supermarchés et restaurant à bords de trams et de bus, rien de plus ankylosant pour qui espère garder les idées claires que ce ballotement pendant de longues minutes de ces corps tièdes et silencieux, et désormais masqués. L’honnêteté oublie à ajouter que pour rejoindre une adresse où se trouve un service réputé meilleur il faut parcourir de grandes distances. Pas un service original, non! Une pâtisserie qui fait de meilleurs gâteaux ou un cordonnier qui répare moins cher. Cette façon d’aller chercher à deux heures de route ce que l’on imaginerait obtenir dans la rue même, je l’ai vécu à Mexico. Alors, nous allions en voiture (le métro n’était pas encore développé) et le plus souvent en convoi. Rapidement me venait l’envie d’abandonner. Quel plaisir à manger un gâteau qu’il faut aller acheter à 40 kilomètres?
Mois : novembre 2021
Budapest 5
Innombrables Vietnamiens et Chinois, certains installés de longue date dans la capitale au nom de la collaboration avec les pays frères. Au marché Lehel, les Hongrois vendent légumes, graines, viandes et charcuterie, mais ils ont été exclusdu commerce des biens manufacturés, pratiquement la même camelote dérivée du pétrole que l’Empire industriel déverse sur toute l’Europe. La nouvelle offensive des Jaunes porte sur les services: coiffeurs, esthéticiennes, salons à toutous (même les pays pauvres sont frappés de cet engouement pour les chiens de laboratoire).
Budapest 4
Les brasseries sont d’influence viennoise. Quelques unes sont anciennes, d’autres le prétendent. L’atmosphère est la même: feutrée, personnelle. Un habitué des restaurants suisses, italiens, a fortiori espagnols, hésite à pousser la porte. De la rue, l’intérieur est sous-exposé. Les jalousies sont tirées, il y a des rideaux, sur les garnitures de radiateurs des plantes en pots . En salle, un buffet, parfois un vaisselier ou une horloge. Au sol des tapis, contre les parois boisées des peintures. Le garçon qui vous accueille n’a peut-être jamais entendu parler de rentabilité. Vous entrez parce que vous avez l’envie de manger. Il vous fait asseoir, lentement, propose la carte avec modestie: “avez-vous seulement envie de vous reposer?” semble-t-il demander. D’ailleurs, il n’y a pas d’horaire. Le service est en continu. Un club de tricoteuses boit le thé, vous découpez une viande. Ces sensations sont encore plus vives ces jours où la consommation est en berne, les touristes absents.
Budapest 3
Ambiance vieillotte façon film de guerre en noir et blanc. Les citadins de notre Occident lumineux oublient à quel point ce flot de lumière commercial était parcimonieux il y a encore quelques décennies. Aussitôt quitté l’abord des points de trafic et de vente, les quartiers résidentiels communiquent un sentiment d’intimité, de quant-à-soi et de torpeur. Sous les façades ombreuses, des échoppes minuscules tenues par des hommes des femmes en manteau, en bonnet. Plus loin une boulangerie. L’étalage des pains est éclairé par une seul ampoule. Dans les demi sous-sols toutes formes d’activités, gymnase, pédicure, notaires visibles pour le passant à travers des impostes. Des libraires d’occasion aussi. Longtemps que je n’en voyais pas. Chacun sait qu’il faut chez nous se munir d’une adresse voire prendre rendez-vous pour avoir accès aux vieux livres. Or ici, les gens lisent. Chaque fois qu’il aperçoit une librairie, Monpère entre. “Avez-vous des livres en français?”. Hélas, ce temps-là semble révolu. La langue des Magyars s’est refermée sur son peuple: l’apprentissage des langues de culture, comme ailleurs dans le monde, a disparu avec la génération née au début du siècle.
Budapest
Appartement dans le district IV à deux pas du marché Lehel Csarnok. Il appartenait aux parents hongrois de ma belle-mère. Elle y est née, elle y a grandi. Dans les dernières années du régime communiste, l’Etat a autorisé les locataires à racheter leur logement. Prix: dix mille francs (pour une surface de quelques 70 m²). Tout branle et sent son rafistolage, mais dans ces conditions, bien des Suisses s’en contenteraient. Monpère et sa femme ont acheté plus loin, dans le quartier juif, entre les rues Balzac, Hugo et Raoul Wallenberg. Rues proches du quartier touristique et du Danube, lorsque je m’y suis promené en 2017, elles étaient clames mais demandées. Plus loin, c’était la cohue. Pour ce qui est du château, de la forteresse et du palais, de l’ensemble des monuments historiques d’ailleurs, ceux qui sont situés en face, sur la colline, à Buda (nous sommes ici à Pest), la foule y était si dense, que la visite relevait de la lutte. Tout cela est fini. On entend voler les oiseaux, chuinter les bus, divaguer les ivrognes. Budapest est à l’arrêt. Ses habitant authentiques aussi, plombés par une inflation sur les denrées premières qui découragent les meilleurs. Là où des milliers de visiteurs déversés du monde entier (beaucoup de Chinois) arpentaient, consommaient, mangeaient, fêtaient, on ne voit plus que des jeunes employés reclus au fond des boutiques, bars et cafés qui tuent le temps en jouant sur leur téléphone.
Règles
easyJet est paru en 2014; je l’ai écrit en 2011. L’atmosphère des aéroports et ses complications telles que je les décris dans le livre ont donc dix ans. Premier constat, voyager à l’époque était encore supportable. Second constat, plus grave, le concept de “ville-aéroport” que je suggère alors d’utiliser pour désigner le programme d’alignement des villes sur les aéroports (en matière de circulation, d’affectation des espaces et de contrôle de l’individu) est aujourd’hui, grâce à la peur orchestrée autour du faux virus entièrement réalisé. Entrer dans les détails de ce que j’ai vu ce matin dans les terminaux d’Alicante n’apporterait pas grand chose à l’expérience que chacun peut faire sauf à juger que de moins en moins de gens prenant l’avion l’expérience est mal partagée. Le pire est cette satisfaction que l’on lit sur le visage des passagers en attente. Ayant par exemple à faire la file devant des fast-food numérisés qui contraignent à commander en ligne et payer par carte pour avoir le droit d’intégrer une deuxième file qui mène au guichet nourriture avant de manger debout, sans services, un masque en bavette, ils semblent au comble du bonheur.
Départ
Peu avant de prendre la route pour le Sud, je vois que les températures vont baisser. Information prise, la bière congèlerait à moins deux degrés. Me voici à déplacer la moitié du stock, cinquante litres, du garage aux vitres brisées, à la porte manquante, vers le salon. Le paysan apprends que je pars: “à ta place, je ne laisserais pas une bouteille dehors!”. A dix heures, je suis à la pharmacie de Puente pour le test de sensibilité au virus. L’infirmier hilare me fait: “on voit tout de suite que tu n’es pas infecté!”. Il entreprend alors, comme s’il s’excusait, de m’expliquer les manipulations. ‑Vous faites souvent des tests? je demande. “Jamais. Enfin si, l’été, pour quelques Français de passage”. Puis il m’envoie promener dans l’attente des résultats. J’en profite pour passer devant l’autre pharmacie de la ville (non-accréditée pour le test), celle où travaille la plus belle femme de Puente, Madame Arto. Chevelure impeccable tirée sur les oreilles, port altier, nez busqué, yeux marrons clairs, une créature d’exception. Quelques minutes encore et je vais chercher mes résultats. L’infirmier me tend mon “pass”, me souhaite de bonnes vacances “là où je vais”, s’excuse une dernière fois. Il a raison: la honte est de mise. Ce que je vérifierai pendant tout ce voyage qui commence ce matin par un trajet sur autoroute de quatre heures via Sabiñanigo, Huesca et Saragosse. Désormais habitué aux plateaux de terre rouge et jaune de l’Aragón, je m’enthousiasme quand je retrouve par grand soleil ce paysage (d’ailleurs il fait toujours beau, aucune pluie en onze semaines). “Pueblos” de pierre serrés devant l’horizon bleu, écuries posés sur le vide tels des pièces de maquette, stations-services isolées que signalent à des kilomètres une enseigne montée sur hampe, châteaux de la reconquête en ruines, tracteurs qui labourent l’infini… un paysage de respiration, de grandeur, de solitude, de force. Bande-son à bord de la Dodge: Two Medicines, Toyah, Palace. En début d’après-midi, je longe le désert de Teruel et son aéroport-parking. Là où on ne voit en temps normal que deux ou trois appareils, il y en a cent et même cent cinquante aujourd’hui, sorte d’essaim de libellules géantes. J’ai pris la route trop tôt. A cette vitesse, je serai à Alicante avant la nuit. Je décide de manger. Avise vers Alfama un restaurant de camionneurs que je connais pour y avoir fait halte avec Monfrère lorsque nous parcourions à vélo les Serranías de Cuenca. Salle à manger à colonnes qu’éclaire un lustre, chromos de Goya et Velazquez noircis par les fumées de cuisine, nappes épaisses et services lourds, de ces auberges qui, bien que trouvant partie de leur clientèle parmi les voyageurs de l’autoroute, tiennent d’abord à soigner les ouvriers du voisinage. Mais il me vient le réflexe de pousser un peu et je passe la sortie. Mal m’en prends. La sortie suivante annonce Barracas. Les semi-remorques garés sur le terrain vague du restaurant me rassurent. Le patron de même: il m’invite à passer à l’arrière, dans la salle. Un groupe de plombiers mange le dessert. Sur la table, une menu griffonné au stylo. Tout va bien. Ou presque. La serveuse est noire. La seconde serveuse indienne. J’ai vécu au Mexique, je sais de quoi je parle: ça n’ira pas. C’est alors que je commets l’erreur fatale: je me raisonne, je me rassois, je me persuade qu’il doit exister des exceptions. Bref, je reste. Le temps que l’Indienne note ma commande de boisson, apporte un verre de vin ne demandant si je souhaitais une bouteille entière (c’est le régime coutumier), oublie ma limonade, que je lui rappelle, qu’elle oublie encore, les tables se sont remplies. A la Noire, je demande à quoi correspondent les “entremeses” (hors-d’oeuvre). Elle ne sait pas. Elle va se renseigner. Ne revient pas. Je happe l’Indienne, choisis une entrée, salade russe. Elle l’apporte. Du pain? “Tout de suite!”. Elle ne revient pas. Alors survient la patronne. Une autre Sud-Américaine. Voilà, j’ai réagis en homme d’expérience, j’allais partir et je me suis sermonné. Morale: toujours s’écouter. Savoir que ce n’est pas possible avec de tels caractères. Qu’à l’évidence le patron veut boire au bar avec les copains, faire travailler ces pauvres femmes et en sus bénéficier du droit de cuissage. Image de l’Europe qui vient mais qui, sauf au cœur des villes, n’a pas encore gangrené l’Espagne (contrairement à la Suisse). Autour de moi, dans la salle, les uns n’ont pas de sel, les autres pas leur additions, les autres encore n’ont rien, ils attendent, se démanchent le cou pour apercevoir l’une des filles, cela en salopette bleue, la faim au ventre, avec la perspective de retourner sur le chantier. Moi, j’ai fini ma salade russe depuis plusieurs minutes. J’avale le vin, laisse deux sous et profite de ce qu’il n’y a plus aucun service pour remonter en voiture. Début de soirée, je roule sur le périphérique de Valence. Il y a vingt-cinq ans, nous allions Monfrère et moi et mon élève de Français en train à la piscine de l’aéroport de Manises pour nous reposer des nuits blanches du quartier de Xuquer où nous avions notre appartement, un quartier de trois rues qui concentrait cent bars et discothèques; ou encore, il y a cinq ans, avec Gala, nous nous perdions dans les oliveraies qui j’aperçois sur la gauche de la route après avoir pris dans la tempête un mauvais embranchement. Toute l’Espagne que je parcoure, cela dans quasi toutes ses provinces, est remplie de souvenirs, certains récents, d’autres anciens, d’autres très anciens puisque je suis venu pour la première fois à Madrid (je ne compte pas les vacances de la prime enfance) en 1975. Passé Valence, je roule en direction de Cullera et Benidorm. A la tombée de la nuit, de grosses averses m’obligent à ralentir. L’hôtel est construit devant la mer, une mer grise dont les vagues grises fouettent la route de transit qui conduit à l’aéroport de Elche-Alicante. La chambre donne sur le parking éclairé. Les palmiers tanguent dans le vent. Pour récupérer mes bouteilles de bière dans le frigidaire de la Dodge, je fais la navette, plusieurs fois, passe la soirée à visionner des combats de MMA avec le génial daghestanais Zhabit Magomedsharipov, les non-moins géniaux Max Holloway et Colbie Covington — envol pour Budapest à l’aube entouré d’Anglais en shorts et savates.
Ecriture de l’avenir
Jamais un écrivain ne devrait parler de politique ou alors comme le faisaient avec intelligence, doigté et distance, du temps qu’ils étaient vivants et s’exprimaient, Aristote, plus tard Kant, Machiavel, Thoreau, Illich (sans début ni fin cette liste), chacun à pousser devant soi, en conviction, son apologétique. Mais la donne change: désormais les pouvoirs consolidés captent avec des moyens industriels la littérature et en tirent un récit des horizons.