Peu avant de prendre la route pour le Sud, je vois que les températures vont baisser. Information prise, la bière congèlerait à moins deux degrés. Me voici à déplacer la moitié du stock, cinquante litres, du garage aux vitres brisées, à la porte manquante, vers le salon. Le paysan apprends que je pars: “à ta place, je ne laisserais pas une bouteille dehors!”. A dix heures, je suis à la pharmacie de Puente pour le test de sensibilité au virus. L’infirmier hilare me fait: “on voit tout de suite que tu n’es pas infecté!”. Il entreprend alors, comme s’il s’excusait, de m’expliquer les manipulations. ‑Vous faites souvent des tests? je demande. “Jamais. Enfin si, l’été, pour quelques Français de passage”. Puis il m’envoie promener dans l’attente des résultats. J’en profite pour passer devant l’autre pharmacie de la ville (non-accréditée pour le test), celle où travaille la plus belle femme de Puente, Madame Arto. Chevelure impeccable tirée sur les oreilles, port altier, nez busqué, yeux marrons clairs, une créature d’exception. Quelques minutes encore et je vais chercher mes résultats. L’infirmier me tend mon “pass”, me souhaite de bonnes vacances “là où je vais”, s’excuse une dernière fois. Il a raison: la honte est de mise. Ce que je vérifierai pendant tout ce voyage qui commence ce matin par un trajet sur autoroute de quatre heures via Sabiñanigo, Huesca et Saragosse. Désormais habitué aux plateaux de terre rouge et jaune de l’Aragón, je m’enthousiasme quand je retrouve par grand soleil ce paysage (d’ailleurs il fait toujours beau, aucune pluie en onze semaines). “Pueblos” de pierre serrés devant l’horizon bleu, écuries posés sur le vide tels des pièces de maquette, stations-services isolées que signalent à des kilomètres une enseigne montée sur hampe, châteaux de la reconquête en ruines, tracteurs qui labourent l’infini… un paysage de respiration, de grandeur, de solitude, de force. Bande-son à bord de la Dodge: Two Medicines, Toyah, Palace. En début d’après-midi, je longe le désert de Teruel et son aéroport-parking. Là où on ne voit en temps normal que deux ou trois appareils, il y en a cent et même cent cinquante aujourd’hui, sorte d’essaim de libellules géantes. J’ai pris la route trop tôt. A cette vitesse, je serai à Alicante avant la nuit. Je décide de manger. Avise vers Alfama un restaurant de camionneurs que je connais pour y avoir fait halte avec Monfrère lorsque nous parcourions à vélo les Serranías de Cuenca. Salle à manger à colonnes qu’éclaire un lustre, chromos de Goya et Velazquez noircis par les fumées de cuisine, nappes épaisses et services lourds, de ces auberges qui, bien que trouvant partie de leur clientèle parmi les voyageurs de l’autoroute, tiennent d’abord à soigner les ouvriers du voisinage. Mais il me vient le réflexe de pousser un peu et je passe la sortie. Mal m’en prends. La sortie suivante annonce Barracas. Les semi-remorques garés sur le terrain vague du restaurant me rassurent. Le patron de même: il m’invite à passer à l’arrière, dans la salle. Un groupe de plombiers mange le dessert. Sur la table, une menu griffonné au stylo. Tout va bien. Ou presque. La serveuse est noire. La seconde serveuse indienne. J’ai vécu au Mexique, je sais de quoi je parle: ça n’ira pas. C’est alors que je commets l’erreur fatale: je me raisonne, je me rassois, je me persuade qu’il doit exister des exceptions. Bref, je reste. Le temps que l’Indienne note ma commande de boisson, apporte un verre de vin ne demandant si je souhaitais une bouteille entière (c’est le régime coutumier), oublie ma limonade, que je lui rappelle, qu’elle oublie encore, les tables se sont remplies. A la Noire, je demande à quoi correspondent les “entremeses” (hors-d’oeuvre). Elle ne sait pas. Elle va se renseigner. Ne revient pas. Je happe l’Indienne, choisis une entrée, salade russe. Elle l’apporte. Du pain? “Tout de suite!”. Elle ne revient pas. Alors survient la patronne. Une autre Sud-Américaine. Voilà, j’ai réagis en homme d’expérience, j’allais partir et je me suis sermonné. Morale: toujours s’écouter. Savoir que ce n’est pas possible avec de tels caractères. Qu’à l’évidence le patron veut boire au bar avec les copains, faire travailler ces pauvres femmes et en sus bénéficier du droit de cuissage. Image de l’Europe qui vient mais qui, sauf au cœur des villes, n’a pas encore gangrené l’Espagne (contrairement à la Suisse). Autour de moi, dans la salle, les uns n’ont pas de sel, les autres pas leur additions, les autres encore n’ont rien, ils attendent, se démanchent le cou pour apercevoir l’une des filles, cela en salopette bleue, la faim au ventre, avec la perspective de retourner sur le chantier. Moi, j’ai fini ma salade russe depuis plusieurs minutes. J’avale le vin, laisse deux sous et profite de ce qu’il n’y a plus aucun service pour remonter en voiture. Début de soirée, je roule sur le périphérique de Valence. Il y a vingt-cinq ans, nous allions Monfrère et moi et mon élève de Français en train à la piscine de l’aéroport de Manises pour nous reposer des nuits blanches du quartier de Xuquer où nous avions notre appartement, un quartier de trois rues qui concentrait cent bars et discothèques; ou encore, il y a cinq ans, avec Gala, nous nous perdions dans les oliveraies qui j’aperçois sur la gauche de la route après avoir pris dans la tempête un mauvais embranchement. Toute l’Espagne que je parcoure, cela dans quasi toutes ses provinces, est remplie de souvenirs, certains récents, d’autres anciens, d’autres très anciens puisque je suis venu pour la première fois à Madrid (je ne compte pas les vacances de la prime enfance) en 1975. Passé Valence, je roule en direction de Cullera et Benidorm. A la tombée de la nuit, de grosses averses m’obligent à ralentir. L’hôtel est construit devant la mer, une mer grise dont les vagues grises fouettent la route de transit qui conduit à l’aéroport de Elche-Alicante. La chambre donne sur le parking éclairé. Les palmiers tanguent dans le vent. Pour récupérer mes bouteilles de bière dans le frigidaire de la Dodge, je fais la navette, plusieurs fois, passe la soirée à visionner des combats de MMA avec le génial daghestanais Zhabit Magomedsharipov, les non-moins géniaux Max Holloway et Colbie Covington — envol pour Budapest à l’aube entouré d’Anglais en shorts et savates.