Année : 2020

Umag

Bien fait de me réduire dans un hôtel (le Café Paris, devant la mer, en face d’une tour des cloches qui sonne les quarts d’heure). Sur le point de piquer ma tente, j’ai jugé que les restau­rants et la bois­son étaient trop loin (cinq kilo­mètres par le quai) et je suis retourné en ville. Là, il pleut des cordes. Vu l’é­tat de ma tente, je dor­mais dans une piscine.

Parecag

Tra­ver­sés les marais salants qui tien­nent lieu de zone fron­tière entre la Slovénie et la Croat­ie, j’en­tre dans un chemin signé D80 (une voie cycliste), roule un kilo­mètre sur de la terre inondée quand monte brusque­ment la végé­ta­tion. Plus loin elle cache le chemin, freine le vélo, les pneus enfon­cent dans la boue. Je per­sévère. D’abord parce que je suis imbé­cile, ensuite parce que, con­va­in­cu d’avoir tort, je demande à le véri­fi­er. Dans ces con­di­tions, je roule une ving­taine de min­utes en m’ar­rachant les mol­lets au con­tact de la brous­saille tan­dis que s’é­vadent vers le ciel des per­drix et des cygnes. Enfin je renonce et me casse le nez sur la patrouille douanière venue me chercher suite au sig­nale­ment d’un voisin. Le garde fron­tière : “vous faites quoi là?” J’ex­plique. Il demande: “vous étiez sig­nalé, mais on cherche aus­si une famille de clan­des­tins qui tran­site par les marais, vous avez vu dans le no man’s land?”

Koper-Istria

Quit­té ce matin Tri­este. Temps lumineux, rues à l’é­querre, archi­tec­ture des villes de com­merce et familles ital­i­ennes en bal­lade. Dans le port, un build­ing couché sur la mer, bateau de croisière, qua­tre étages de bal­cons blancs, le Cos­ta Delizia: à l’ar­rêt sous le coup de l’épidémie. Grand plaisir à voir ce bâti­ment de rap­port en déshérence. Dans les parcs, hordes de Pak­istanais crasseux et zomb­i­fiés. Per­son­ne ne s’en soucie. Pro­gramme d’im­por­ta­tion des crim­inels, tel que voulu par nos gou­verne­ments.  A traiter au pis­to­let. En com­mençant par les impor­ta­teurs. Je longe la mer, me four­voie, bute comme il se doit sur des zones pro­tégées, des parcs à con­teneurs, des hangars, des bar­rières, puis j’at­teins Mug­gia, ville satel­lite de Tri­este que j’ai repérée: elle per­met d’éviter les ponts autoroutiers et les zones filmées. Là, deux Alle­mands sur des VTT élec­triques. Aus­si per­dus, moins cau­sant. Un accord tacite est vite établi: eux ont un GPS, je me débrouille en ital­ien. Huit kilo­mètres à ser­pen­ter à tra­vers des quartiers ouvri­ers et nous voici sur la route côtière. Je prends de l’a­vance, les sème (près de la douane, deux clochards assis sur le digue pêchent le pois­son; ils ont des bouteilles de rouge à la main, ils ont plan­té leurs trois cannes en tra­vers de trot­toir de façon à ce que les promeneurs aient à enjam­ber et à savoir ce qu’ils font, essay­er de manger- rien de plus ras­sur­ant qu’un clochard). Slovénie. Pas de douane. Elle a été trans­for­mée en sta­tion-ser­vice (l’essence coûte 0,38 cts de moins qu’à Tri­este). Je rejoins Kop­er (Capo d’Is­tria), le port où nous avons dor­mi la pre­mière nuit de notre périple dans l’est avec Evola il y a deux ans: meilleure impres­sion qu’alors  il faut dire qu’il pleu­vait des cordes. Là, sur­prise: une piste cyclable. Ravi, j’ac­célère. Une ten­di­nite m’empêche de pédaler en posi­tion cycliste. Soit je vais en danseuse soit le dos raide. Mais je vais. Les vil­lages côtiers se suc­cè­dent: Izo­la, Por­torose, Sec­ovl­je. Bien­tôt je ne sais plus si je suis en Slovénie ou en Croat­ie. Je craig­nais la sor­tie d’I­tal­ie. Main­tenant que c’est passé, je roule sans souci. Donc je con­fonds la douane croate avec un péage. Passe tout droit. Le douanier me sif­fle, me rabat. Il dit: “vous pou­vez entr­er, mais vous ne pour­rez pas ressortir.”
-Je ne veux pas ressortir.
“Où allez-vous?”
Je cherche ls noms que j’ai appris en lisant la carte. Com­ment se sou­venir de noms de vil­lages qui com­bi­nent des “k”, des “j” et des “z”?
-En Bosnie.
“Après?”
-En Roumanie.
“Oh! Bon très bien. Allez‑y!”.

Autriche (fin)

Réveil­lé par le concierge. Il pelle la neige dans la cour. Au soir, je me suis endor­mi la déci­sion prise : je mon­terai les 1767 mètres qui me sépar­ent de Kreb­s­brücke, puis je rejoindrais la fron­tière slovène. Les pré­cip­i­ta­tions de la nuit changent mes plans. Si j’ai encore une hési­ta­tion, les images que dif­fusent la web­cam de l’hôtel dans la salle du petit-déje­uner y met­tent fin : sur le col sévit une tem­pête. La serveuse apporte trois œufs au plat per­sil­lés dans un poêle, je me sers de viande crue, de fro­mage au raifort, de papri­ka jaune, de miel et de con­com­bres, puis con­sulte les horaires du train. Le direct pour Salzbourg passe par Rad­stadt dans vingt min­utes. Je cours, j’harnache, je règle la note (la carte de crédit foire, je lisse des bil­lets détrem­pés), j’atteins le quai ; une nonne joue avec des enfants à « qui bouge-perd ». Le con­voi de Graz approche, nous mon­tons. A Salzbourg, la nonne me recom­mande à Dieu. La neige a cessé, il pleut. Jeu­di il fai­sait 24 degrés, il en fait 4. Je veux acheter un bon­net. Les bou­tiques de la gare sont ori­en­tales, elles vendent des voiles, des pyja­mas et des masques. J’entre chez un coif­feur turc. Il m’installe à l’étage. Le vélo est sur le trot­toir, fer­mé, au milieu d’une faune de vendeurs de drogue. Le Turc, jeune attaque à la ton­deuse. Il me tra­vaille comme un mou­ton. Je crains le pire, prévois un rasage com­plet pour rat­trap­er les dégâts quand il extrait une pâte rose chew­ing-gum d’un pot, la tar­tine sur mon nez. Sors un bri­quet de sa poche, me brûle la brous­saille des oreilles. « La pâte ? ». Il l’arrache d’un coup sec : traite­ment des poils baladeurs. A la sta­tion-ser­vice, j’achète une canette de Gröss­er, puis me range sous le tun­nel et prof­ite du réseau wi-fi pour envoy­er quelques images en Suisse. Demi-heure plus tard, le région­al pour Val­lach démarre. Etrange Autriche. Des vil­lages noyés dans les val­lées, des mon­tagnes qui sont des tas de pier­res et grimpent jusqu’au ciel, et partout des sap­ins. Ils héris­sent les pentes, mêle à l’ombre froide qui règne dans les fonds une verdeur lugubre. Enfin les riv­ières. Jamais vu défer­ler tant d’eau. Mal­gré les bar­rages, rien ne peut stop­per son cours. Par des tun­nels, nous pas­sons d’une val­lée à l’autre. Quand le train s’arrête, les pas­sagers se hâtent. Ils font bien, à peine freinée, le con­voi s’ébranle. L’une des arrêts, que je mesure, ne dépasse pas la minute. A Vil­lach, je fais les frais de cette rigueur. 4 min­utes pour chang­er de quai et mon­ter dans la cor­re­spon­dance. Je porte le vélo dans les escaliers, cherche le wag­on réservé. Un employé : « c’est à l’autre bout ». Un autre : « plus loin ». Un troisième : « con­tre la loco­mo­tive ». Je suis encore sur le marchep­ied quand le R635 pour Venise com­mence à rouler. Il est vide. Deux hol­landais cyclistes me dis­ent : « nous sommes les seuls fous à tra­vers­er les fron­tières. » A Udine, je les quitte. Prochaine étape, Trieste. 

Slovénie

D’après la carte, la fron­tière pour Kran­js­ka Gora est à moins de deux cent kilo­mètres, mais la mon­tée depuis Rad­stadt indique un dénivelé de 1767 mètres et on me dit qu’il va neiger.

Autriche 3

Début de journée dif­fi­cile. Pour éviter la route à glis­sières qu’emprunte le traf­fic qui grimpe le col de Sarstein, je prends par un hameau. Trois vil­las, une ferme, une dernière fontaine puis la forêt: le chemin est si raide, que je dois descen­dre et pouss­er. Un véri­ta­ble dessin ani­mé. Le per­son­nage pousse au-dessus de lui un vélo qui men­ace de l’écras­er. Cela dure un, deux kilo­mètres, après quoi je retrou­ve la route prin­ci­pale, pédalant dans la fausse bor­dure à 6km/h tan­dis que me frô­lent motos, voitures et camions. Les Autrichiens ne con­duisent pas avec le flegme des bavarois. Ils fon­cent. S’en­gager dans les courbes, savoir que pen­dant quelques sec­on­des l’on est dans l’an­gle mort et enten­dre la rugisse­ment d’un moteur qui annonce une véhicule est une expéri­ence effrayante. Au som­met, entren un tas de bois et un Gasthaus, je jure que je jet­terai mon vélo dans un bus si je ne trou­ve pas de meilleur itinéraire. La descente me rassérène. En plaine, je cherche à nou­veau mes repères. Voy­ager sans carte n’est pas la solu­tion, mais com­ment trans­porter tant de papi­er? Reste le télé­phone. Hors ligne, il ne donne que les direc­tions impor­tantes. Ici comme en Bav­ière, les pié­tons et les cyclistes que je croise me ren­seignent. Une dame m’indique l’ ”Alm”. Ce que c’est? Je l’ig­nore. Elle répète: “allez par là, à moins que ce soit fer­mé?”. Je longe une riv­ière, puis un lac de bar­rage. L’Alm est un défilé. Le chemin longe la berge. Plus loin, il est creusé au pied de la paroi. Plus loin encore, il prend d’as­saut la mon­tagne et passe des tun­nels. A la fin, appa­raît une autre val­lée, celle de Gröming et Schald­ming. A ce moment-là, j’ai 80 kilo­mètres dans les jambes. Il se met à pleu­voir, mais je n’ai pas le choix; crainte de me retrou­ver piégé comme hier dans une ville qui n’of­fre que des hôtels pour les col­lo­ques d’en­tre­pris­es, j’ai réservé une cham­bre à Rad­stadt. Un tracé pour cycliste y con­duit. Trente kilo­mètres d’une piste sablon­neuse entre les bois et la Enns aux eaux limpi­des, un régal.

Autriche 2

Pays des fleurs en pot et de l’ennui.

Autriche

Six à sept heures sur le vélo, à l’ar­rivée trop fatigué pour écrire (tout la nuit, rêves puis­sants, dérangeants). Passé les pre­miers cols de la Styrie autrichi­enne sous la pluie. Route dif­fi­cile, faite de longues pentes emprun­tées par les camions: il faut beau­coup de con­cen­tra­tion. Le soir, à Bad Gois­er­er, vil­lage sans intérêt et pré­ten­tieux (prix de fous dans les hôtels, bivouac impos­si­ble), j’ap­pelle Mon­père: la quar­an­taine reste en vigueur en Hon­grie, il renonce à rejoin­dre Budapest ces prochains jours. Je change ma des­ti­na­tion, je prends plein sud direc­tion Ljubjlana.

Berchtesgaden

Sur­gir dans un lieu aus­si con­cou­ru après sept heures à pédaler entre champs et forêts sur­prend. Cars de touristes, car­a­vanes, cou­ples de marcheurs, cloches qui son­nent, train qui sif­flent, ter­rass­es bondées. Je m’y attendais, j’ai donc situé les deux camp­ings où piquer ma tente: le pre­mier refuse l’héberge­ment pour une seule nuit (jus­ti­fi­ca­tion: l’épidémie), l’autre est com­plet. A l’Of­fice du tourisme, on me gronde: je ne porte pas de masque. Dis­ent ces filles en cos­tume tra­di­tion­nel occupées à pian­ot­er sur leurs claviers. Elles me con­seil­lent l’auberge de jeunesse. Quoi encore? Elle occupe le pre­mier étage de la Haupt­ban­hof, au-dessus du McDon­ald’s! Dans une mai­son per­chée sur le château, Wein­feld­weg (hui­tante march­es d’ac­cès), je trou­ve Madame Grüber, 96 ans, qui me loge dans une cham­bre de bonne du siè­cle passé : lit-cof­fre, armoire goth­ique, lus­tre en toile de papi­er, douche amé­nagée dans la cave. Elle demande: “En Russie? Pourquoi allez là-bas? Wollen Sie der Putin tre­f­fen?”. Lavabo de faïence jau­nie, robi­net de fer, miroir de 1970. Belle vue sur des chalets fleuris de rouge. Je sors boire, j’avale une platée de légumes, dors pro­fondé­ment. La matin, la vielle dame me sert le déje­uner sur la ter­rasse, les cloches recom­mence de son­ner, les touristes vont dans la ville, occu­pent les ter­rass­es, pho­togra­phient. Dans les faubourgs, sur la route de Hallein, je fais halte dans un mag­a­sin de sport qui brade ses arti­cles à 50%, achète une paire de chaus­sures, jette l’an­ci­enne paire (depuis le départ les crocs des pédales me meur­tris­sent la chair). Dix kilo­mètres plus loin, je vois qu’à chaque pied une par­tie des boucles de lacets sont arrachées.

Allemagne.

Pommes, blés, vach­es; ruis­seaux, lacs, collines; à chaque détour de chemin, je m’at­tends à voir sur­gir les com­pagnons Nar­cisse et Gold­mund du con­te de Her­mann Hesse. Cette Bav­ière du sud est enchan­tée. Voilà deux cent kilo­mètres que je roule au milieu des pâturages, passe des bourgs annon­cés par des églis­es à dôme, me sers aux fontaines de pierre et admire les façades peintes. Sur des tracteurs énormes, les paysans avec leur enfant sur les genoux et aux champs des femmes, ce que je ne vois plus en Suisse depuis le début du siè­cle. Et les noms des habi­tants, liés au tra­vail: Holz­er, Tis­chler, Bauer­fritz. Dans ces con­di­tions, j’ai atteint ce soir Ober­am­mer­gau, et me dirige à l’in­stant sur Bercht­es­gaden, dernier halte avant l’Autriche.