Quel livre écrire? Kertész, Bernhardt, Duras, en apnée dans les souterrains, portant un fardeau, eux-mêmes, en cours d’exploration et perdus, à creuser, ramifier les veines intérieures, reliés au commun par la seule musique de la phrase, géants qui s’épuisent, génies qui se meurent. Un héritage nietzschéen. A mille distance de toute politique, une retraite au désert, dans le sein de nos capitales de progrès, de fausse culture, logés, mal logés, modestes, dévalorisés, fous — même s’ils pouvaient entreprendre la traversée des sables de séparation, le désert, ces obsessionnels buteraient éternellement contre un mur de vitre tels des poulpes accidentés qui, à l’ellipse de leur trajectoire glissent, tombent et que l’on regarde déchoir. Plutôt, il faudrait renoncer à ce travail de soupir écrit que nous produisons texte après texte, photophores alternatifs dans la nuit qui gagne afin de se réunir et mailler un monde autre, non pas juxtaposé (encore une politique), mais superposé, un monde qui referait la société, cette chose que l’on nous dit aujourd’hui être le monde, le “seul monde possible”, est qui n’est qu’assemblage de matières, les unes vivantes les autres mortes (aube des robots), le tout volontairement confondu. Mais, comment ces rares pénétrants, écrivains majeurs, sortiraient-ils du texte? S’ils se sont enfermés, c’est pour ne pas voir. Ils ont dit et disent, ils ont écrit et continuent d’écrire pour ne pas voir, ne pas accepter, clamer qu’ils refusent et cependant vivre, vivre en dignité. Un écrivain qui pénètre ne sort plus du texte, il va et va.
Mois : juin 2020
E‑poisson
Le poisson d’ordinateur est un être qui porte le même nom que son homologue aqueux et domestique, résidant d’un aquarium de plaisance, Tétra du Congo, Guppy male ou Hemmigrammopetersius, mais à sa différence, il est un produit logiciel, ne sait pas ce qu’est de l’eau, une plante ou un rocher, et vit éternellement au titre de sous-composant d’un fonds d’écran commercial.
Calhoun
Direction Puente, car il faut remplir les armoires et manger. A demeure, je n’ai jamais aimé descendre à la ville et ce matin moins que d’habitude; c’est l’Espagne qui remâche trois mois d’images violentes, respiration artificielle, blouses blanches, cercueils, et porte désormais le masque comme elle a porté le sacerdoce au temps du franquisme — avec le sentiment d’accomplir une bonne œuvre. Puis un Espagnol, ça parle. C’est vivant, gestuel, volubile, criard. Ce qui, température prise, n’a pas changé. Sous le masque, les zygomatiques sautillent, la parole fuse. J’achète des légumes, du vin. Et fais ce que j’ai juré ne faire jamais, porter un masque. Assez, je le retire. Les regards biaisent. Plus incroyable, dans la rue, près du petit marché, autour de ma voiture, un attroupement. Tous parlent de ma plaque: “lui est étranger, il vient de l’étranger!”
Avenir 2
Sans objet, la prière sera meilleure. Née de la bonté, patiente, elle tend à la bonté. Elle crée devant l’homme priant un vide que remplit le monde, mais un monde non encore organisé, un monde selon les valeurs, un monde habitable. L’esprit est aujourd’hui la nouvelle inconnue: on l’affirme comme un bien, une composante, une partie de soi — rien n’est moins sûr. S’il est là, c’est que le terme pour le dire existe et que nous aimons à croire que nous demeurons ce que nous étions, nous demeurons ce que nos pères étaient. Quelque part — afin de ne pas dire d’emblée “dans la tête” — gît une possibilité d’esprit, c’est à dire la possibilité de penser un monde, la possibilité de se représenter vivant donc la possibilité humaine de concevoir sous le régime des valeurs un rapport entre soi et le monde. Le contraire géométrique de ce cerveau qui aujourd’hui moud le corps et le cœur et se tourne vers la société pour se réduire à un appendice fonctionnant sur le régime électrifié de la réception-émission.
Sur terre
Ce silence parfait mêlé d’oiseaux, pas de route, du moins visible, sonore, parcourue, et si une voiture vient à passer elle passe au-dessus de l’église, contre le ciel, s’évanouit dans les collines. L’après-midi, une lumière se pose sur le toit, glisse sur la façade, chauffe les volets. Retiré en chambre, je suis installé dans le meilleur lieu que puisse offrir cette terre sans hommes, le jour pas plus de quatre passages dans la rue, toujours mon voisin le paysan qui va boire à la fontaine, tirer une salade, ranger du foin, nourrir les poules, écouter la rivière et la nuit, le retour des oiseaux dès cinq heures, ils chassent les chauves-souris ascensionnelles et sifflent un chant. Qu’il y ait un monde autour du village, plus loin, et des pays et des villes-bornes et des bâtiments d’humains densifiés qui se déplacent sur la carte des marchés, peu importe, je me tiens entre ciel et terre, sous mon toit, dans le carré d’herbe jaune et sous l’amandier, j’entre comme je sors, à ma guise, prêt à répéter la routine des gestes libres à l’infini jusqu’à faire corps avec les matières et l’oubli.
Trajet 3
Au péage de Sète, des uniformes: ils me regardent, se détournent (j’évite de noter les difficultés s’ils venaient à contrôler mes papiers ou tapaient une recherche). Demi-heure plus tard, je suis à Narbonne. La maison est coincée dans une rue aussi étroite qu’un boyau, au bout d’une série de giratoires. Je sonne. Je sonne encore. J’appelle mon contact au téléphone. “Attends un quart d’heure, je vérifie”, me dit-il. Je proteste: la voiture bloque la rue. “Il ne vient jamais personne dans ce quartier”. Si pourtant: à peine ai-je raccroché, voici mon rendez-vous. La femme ouvre un portail sur le côté. Glissant le Dodge dans la cour, je renverse au ras du sol la commande automatique, un appareil de la taille d’un bloc de sel. J’arrête le moteur, m’excuse. Nous faisons ce que nous avons à faire, visiter le garage. Il contient douze orgues, certains médiévaux, incrustés, sculptés, peints. Des lutrins, des partitions, une ancre de paquebot. De la Corvette rouge recouverte d’une bâche de velours, la femme dit: “elle est là, au milieu du musée de mon pauvre mari, elle a pas 500 kilomètres. F. l’avait achetée pour aller aux poubelles. La seule fois où il l’a sortie, on nous l’a griffée.”. Puis elle propose d’essayer les orgues, étonnée que je ne sache pas, que je ne sois pas musicien. “Mais alors?”. “Rien, ce sont de beaux objets, cela m’intéresse.” La femme ouvre des tiroirs pour mettre la main sur la dernière estimation réalisée par le British Museum: “vous savez, c’était un maniaque de l’ordre!” Je prends en photo, nous buvons le café. Dans la cour, je tâte la commande du portail — j’ajuste, je revisse. La femme essaie. Le mécanisme patine. Je rectifie la position du bloc. “Essayez encore!”. Cette fois, le portail coulisse. Quelques minutes plus tard, je suis de retour sur la A9, et j’accélère, passe Toulouse, me dirige sur Tarbes. Avertissement: “Espagne, restrictions”. Avant Pau: “Espagne, frontière fermée”. A l’approche d’Oloron Sainte-Marie commence le calvaire de l’automobiliste, cette route en serpentin pensée par des fonctionnaires délirants, la limite change tous les kilomètres, 50km/h, 80km/h, 70km/h. Plantés dans les champs, des radars. Résultat, les habitants de la région sont traumatisés, ils roulent au pas, suent et freinent. Or, j’espère atteindre le tunnel du Somport à l’heure du repas, dès fois que les gardes civils soient au restaurant. Après les traumatisés à points, la zone commerciale, vaste comme la Suisse, avec ses hangars à chaussures, à bébés, à viande, à pain, à outils et ses monuments de fleurs aux carrefours et ses cimetières de combattants, les pauvres, s’ils voyaient le résultat du combat. Enfin, je dégage. Le col est là. Pas croisé dix voitures à plaques étrangères depuis le départ de Genève. Je monte longtemps, je monte seul, dans les lacets, sous la pluie, m’engouffre dans le tunnel de Canfranc après ce dernier avertissement, “contrôle de police de l’autre côté”. Je me prépare. Montrer mon dossier d’expatrié, mon faux contrat de travail, la lettre de mon traducteur de Barcelone, et si tout cela échoue, cacher la voiture, passer à pied, rejoindre Agrabuey, envoyer le voisin récupérer la Dodge. A la sortie du tunnel, un militaire. Il demande où je vais, vise le passeport, je passe.
Trajet 2
Midi, dès Alixan la bourrasque oblige à tenir le volant des deux mains. Les arbres tirent la langue, les flancs des semi-remorques se creusent. Par endroits, un nuage cède. Je balaie le pare-brise, pousse la musique. A Balaruc-le-Vieux, j’allume le téléviseur de l’hôtel: villes sous les eaux, routes crevassées — habitule dans cette région de Montpellier-Nîmes-Sète. Au supermarché, une halle d’un kilomètre, des Français plus enjoués, moins défaits que nos Suisses, de la nourriture à profusion autour de laquelle les gens parlent. Il n’est que dix-sept heures. Que faire ensuite? Du moins ai-je bien fait de réserver une chambre de meilleur standing: j’ai une fenêtre. Rideau tiré, je confectionne un sandwich au pâté, avale les bières chaudes sorties de mon coffre. Les heures passent. Sur les galeries qui donnent accès aux chambres, pas de nouveaux voyageurs. Dans le parking, ma voiture est la seule à plaques étrangères. Il y a vingt ans, l’été, nous logions au même étage avec Olofso et les enfants, en route pour Gimbrède à bord d’une voiture brinquebalante. Aujourd’hui, elle se serait envolée.