Trajet 3

Au péage de Sète, des uni­formes: ils me regar­dent, se détour­nent (j’évite de not­er les dif­fi­cultés s’ils venaient à con­trôler mes papiers ou tapaient une recherche). Demi-heure plus tard, je suis à Nar­bonne. La mai­son est coincée dans une rue aus­si étroite qu’un boy­au, au bout d’une série de gira­toires. Je sonne. Je sonne encore. J’ap­pelle mon con­tact au télé­phone. “Attends un quart d’heure, je véri­fie”, me dit-il. Je proteste: la voiture bloque la rue. “Il ne vient jamais per­son­ne dans ce quarti­er”. Si pour­tant: à peine ai-je rac­croché, voici mon ren­dez-vous. La femme ouvre un por­tail sur le côté. Glis­sant le Dodge dans la cour, je ren­verse au ras du sol la com­mande automa­tique, un appareil de la taille d’un bloc de sel. J’ar­rête le moteur, m’ex­cuse. Nous faisons ce que nous avons à faire, vis­iter le garage. Il con­tient douze orgues, cer­tains médié­vaux, incrustés, sculp­tés, peints. Des lutrins, des par­ti­tions, une ancre de paque­bot. De la Corvette rouge recou­verte d’une bâche de velours, la femme dit: “elle est là, au milieu du musée de mon pau­vre mari, elle a pas 500 kilo­mètres. F. l’avait achetée pour aller aux poubelles. La seule fois où il l’a sor­tie, on nous l’a grif­fée.”. Puis elle pro­pose d’es­say­er les orgues, éton­née que je ne sache pas, que je ne sois pas musi­cien. “Mais alors?”. “Rien, ce sont de beaux objets, cela m’in­téresse.” La femme ouvre des tiroirs pour met­tre la main sur la dernière esti­ma­tion réal­isée par le British Muse­um: “vous savez, c’é­tait un mani­aque de l’or­dre!” Je prends en pho­to, nous buvons le café. Dans la cour, je tâte la com­mande du por­tail — j’a­juste, je revisse. La femme essaie. Le mécan­isme patine. Je rec­ti­fie la posi­tion du bloc. “Essayez encore!”. Cette fois, le por­tail coulisse. Quelques min­utes plus tard, je suis de retour sur la A9, et j’ac­célère, passe Toulouse, me dirige sur Tarbes. Aver­tisse­ment: “Espagne, restric­tions”. Avant Pau: “Espagne, fron­tière fer­mée”. A l’ap­proche d’Oloron Sainte-Marie com­mence le cal­vaire de l’au­to­mo­biliste, cette route en ser­pentin pen­sée par des fonc­tion­naires déli­rants, la lim­ite change tous les kilo­mètres, 50km/h, 80km/h, 70km/h. Plan­tés dans les champs, des radars. Résul­tat, les habi­tants de la région sont trau­ma­tisés, ils roulent au pas, suent et freinent. Or, j’e­spère attein­dre le tun­nel du Som­port à l’heure du repas, dès fois que les gardes civils soient au restau­rant. Après les trau­ma­tisés à points, la zone com­mer­ciale, vaste comme la Suisse, avec ses hangars à chaus­sures, à bébés, à viande, à pain, à out­ils et ses mon­u­ments de fleurs aux car­refours et ses cimetières de com­bat­tants, les pau­vres, s’ils voy­aient le résul­tat du com­bat. Enfin, je dégage. Le col est là. Pas croisé dix voitures à plaques étrangères depuis le départ de Genève. Je monte longtemps, je monte seul, dans les lacets, sous la pluie, m’en­gouf­fre dans le tun­nel de Can­franc après ce dernier aver­tisse­ment, “con­trôle de police de l’autre côté”. Je me pré­pare. Mon­tr­er mon dossier d’ex­pa­trié, mon faux con­trat de tra­vail, la let­tre de mon tra­duc­teur de Barcelone, et si tout cela échoue, cacher la voiture, pass­er à pied, rejoin­dre Agrabuey, envoy­er le voisin récupér­er la Dodge. A la sor­tie du tun­nel, un mil­i­taire. Il demande où je vais, vise le passe­port, je passe.