Au péage de Sète, des uniformes: ils me regardent, se détournent (j’évite de noter les difficultés s’ils venaient à contrôler mes papiers ou tapaient une recherche). Demi-heure plus tard, je suis à Narbonne. La maison est coincée dans une rue aussi étroite qu’un boyau, au bout d’une série de giratoires. Je sonne. Je sonne encore. J’appelle mon contact au téléphone. “Attends un quart d’heure, je vérifie”, me dit-il. Je proteste: la voiture bloque la rue. “Il ne vient jamais personne dans ce quartier”. Si pourtant: à peine ai-je raccroché, voici mon rendez-vous. La femme ouvre un portail sur le côté. Glissant le Dodge dans la cour, je renverse au ras du sol la commande automatique, un appareil de la taille d’un bloc de sel. J’arrête le moteur, m’excuse. Nous faisons ce que nous avons à faire, visiter le garage. Il contient douze orgues, certains médiévaux, incrustés, sculptés, peints. Des lutrins, des partitions, une ancre de paquebot. De la Corvette rouge recouverte d’une bâche de velours, la femme dit: “elle est là, au milieu du musée de mon pauvre mari, elle a pas 500 kilomètres. F. l’avait achetée pour aller aux poubelles. La seule fois où il l’a sortie, on nous l’a griffée.”. Puis elle propose d’essayer les orgues, étonnée que je ne sache pas, que je ne sois pas musicien. “Mais alors?”. “Rien, ce sont de beaux objets, cela m’intéresse.” La femme ouvre des tiroirs pour mettre la main sur la dernière estimation réalisée par le British Museum: “vous savez, c’était un maniaque de l’ordre!” Je prends en photo, nous buvons le café. Dans la cour, je tâte la commande du portail — j’ajuste, je revisse. La femme essaie. Le mécanisme patine. Je rectifie la position du bloc. “Essayez encore!”. Cette fois, le portail coulisse. Quelques minutes plus tard, je suis de retour sur la A9, et j’accélère, passe Toulouse, me dirige sur Tarbes. Avertissement: “Espagne, restrictions”. Avant Pau: “Espagne, frontière fermée”. A l’approche d’Oloron Sainte-Marie commence le calvaire de l’automobiliste, cette route en serpentin pensée par des fonctionnaires délirants, la limite change tous les kilomètres, 50km/h, 80km/h, 70km/h. Plantés dans les champs, des radars. Résultat, les habitants de la région sont traumatisés, ils roulent au pas, suent et freinent. Or, j’espère atteindre le tunnel du Somport à l’heure du repas, dès fois que les gardes civils soient au restaurant. Après les traumatisés à points, la zone commerciale, vaste comme la Suisse, avec ses hangars à chaussures, à bébés, à viande, à pain, à outils et ses monuments de fleurs aux carrefours et ses cimetières de combattants, les pauvres, s’ils voyaient le résultat du combat. Enfin, je dégage. Le col est là. Pas croisé dix voitures à plaques étrangères depuis le départ de Genève. Je monte longtemps, je monte seul, dans les lacets, sous la pluie, m’engouffre dans le tunnel de Canfranc après ce dernier avertissement, “contrôle de police de l’autre côté”. Je me prépare. Montrer mon dossier d’expatrié, mon faux contrat de travail, la lettre de mon traducteur de Barcelone, et si tout cela échoue, cacher la voiture, passer à pied, rejoindre Agrabuey, envoyer le voisin récupérer la Dodge. A la sortie du tunnel, un militaire. Il demande où je vais, vise le passeport, je passe.