Toujours en haut, dans ce paradis minuscule. Sur la pente ce matin, des vaches. Gala se plaint: “comment tiennent-elles?”. Ce soir, après contact, je la rassure: elles sont écossaises. Pattes courtes, frange basse, cornes effilées. Autre nouvelle majeure? Un arc-en-ciel au crépuscule. Beau. Le dernier soleil donne ses couleurs. Netteté inouïe des sept composants. Un spectacle que nous voyons depuis la terrasse, plusieurs fois, entrant, sortant, tandis que les chaînes d’Etat suisse, française, madrilène débitent leurs conneries (télévision). La journée? Tranquille. Contenue. Pas de rapport à l’étranger, à l’autre, au vivant. Egotiste. Un destin proche de ce que les meilleurs écrivains d’anticipation imaginaient pour les encapsulés de l’espace : le dialogue avec la machine.
Mois : mai 2020
Mouvement 21
Le matin, réveil lent, peu motivé. Il pleut. Autour de l’immeuble travaillent des ouvriers orangés, au badge communal. Que font-ils? Je ne vois pas, je dors. Ils redressent un demi-talus, ils rognent une margelle. Je devrais avoir honte: “ne critique pas le travail!”. D’abord les tâches de force. Pour ces hommes, j’ai de la sympathie. D’ordre mystique. Pas communiste. Juste amicale. Et limitée: je n’ai, à mon âge, plus aucune envie de m’interroger sur ces hommes. Forcément, autrefois, j’étais à leur place, pas mécontent d’ailleurs — je maçonnais et creusais, je balayais et collais. Mais aussi, dans le décor qui moule ces jours nos paysages, coiffe notre société, impose les mouvements et met l’étiquette au cou, qu’en ai-je à foutre des ces naïfs qui honorent la routine et qui, par définition, feraient de même quel que soit le régime? Intéressés par la pelouse, le cailloutis et le génie simple? Oui, je sais… mises en écho avec les difficultés des populations du tiers-monde, nos vies en butte avec la “nouvelle normalité”, ce concept de fabrique, ne sont que peu de choses. Sauf que nous sommes — nous étions — à dix mille verstes-espace de la tenue primitive des groupes humains: ces schémas de vie barboteux. Et que nous racontent les représentants populaires (en Suisse élus, ailleurs à définir) sur la foi de l’ignorance, c’est à dire de la soumission aux experts? Que la prise systématique d’identité, que le traçage, que le contrôle, que l’assignation à résidence et l’empêchement circulatoire, que le droit d’ingérence au domicile et le menottage des récalcitrants… Mais pour quoi? La réponse est évidente. Matraquée. La presse rabâche ! Que nos vieillards (paix à leur avenir) ne meurent pas. Ainsi, chacun pourra sauver son corps des attaques parasitaires. Et continuer de marcher, baiser, boire, manger… Dans quelles conditions? Silence. Il n’en est pas question. Oui, la société mérite d’être poursuivie. Et la notre est émérite. Dernier fleuron de la démocratie (comme ça sonne bien ce slogan!). Mais s’il s’agit de nous réduire à la simplicité, au destin de l’outil, à la société de conformation animale et robotique (même chose), non, vraiment pas. Il faut solder ou aller de l’avant.
Pitié-Espagne 2
Comme ailleurs, dans les pays dépourvus d’esprit d’anticipation, l’erreur coûte. Et le mensonge suit. Il permet de continuer à vendre la fable. Les gouvernements rouges (aujourd’hui la Chine) en ont fait la preuve pendant 70 ans. Les pouvoirs capitalistes, naturellement, s’en inspirent.
Colonial
Marchand de lames dans le chef-lieu, Doublot se retira aux îles Pompoms pour y cultiver le gingembre. Au soleil déclinant, après des longues journées aux champs, il aimait siroter avec d’autres Français un cynorrhodon et jouer au jass. Le samedi, il avait coutume d’appeler Madame Jolie pour retenir Marie-Nihn. Or, ce soir-là, sans dire son nom, un homme expliqua à Doublot que la protégée avait disparu.
Rêve
Pour rejoindre l’autre trottoir, il me fallait traverser un carrefour de quatre rues, sur de larges passages piétons, empêché par des feux. J’arrivais enfin au Parc des Bastions et par la petite porte pénétrais dans l’Université aménagée en salles de bibliothèques à l’ambiance chaude songeant “voilà mon dernier parage, jamais je n’irai ailleurs, c’est ici qu’il faut se tenir”. Cherchant une table de travail, je croise une femme qui avec des airs d’enfant se plaint d’une douleur au bras, “ouille! aïe! Mon ami m’a serré”.
-Où est-il cet ami?
-Disparu.
-Je cherche les dortoirs, lui dis-je, décidant aussi de ne pas lâcher cette fille, de la serrer.
Mouvement 20
Gentil ce voisin. Ou aimable. Je n’en sais rien, c’est Gala qui lui parle, mais gentil, oui, sans doute. D’ailleurs, de l’avis de Gala, mieux vaut que je m’abstienne autant que possible de me présenter, d’agir, de faire, de dire. Car nous avions, une fois de plus, la police l’autre soir. Ce n’était pas ma faute. “C’est ta faute!”, a dit Gala. “Tu aurais dû me laisser faire!”. Elle me connaît. Je suis souple. Plus ou moins. Elle croit me connaître. Ce que j’en dis (cependant): j’ai du plaisir à m’entretenir avec les deux-trois-quatre zombies qui arpentent le territoire de notre station-refuge, dont moi-même; je me parle, oui, jour et nuit. Avec les zombies, à la différence des sujets que je fabrique, nous parlons de temps, de fermeture, de chiens (les leurs), nous ne parlons de rien. Chacun retourne ensuite dans son placard. Solitude immense. Méritée. Quelle maladie? N’était-ce pas le destin de notre Occident? Soit, je me trompe. D’accord! Je ne connais pas cette société. J’ai été éduqué sur les terrains secondaires, en zone tiers-monde. Ce que j’en pense? Qu’il n’est pas normal. Ici, n’est pas normal. Fesses serrés. Et cerveau. A visserie. Planète cubique. Pas normal. Que nous. Soyons. Aussi. Aussi énergétiquement pauvres.