Hier, avant que de naître, je multipliais des gestes qui, aujourd’hui encore, siècle XXI, sont rares, réservés à quelques spationautes habitants des navettes. Il m’en est resté assez de mémoire corporelle pour que la nuit, le rêve réassimile au corps les routines vécues, répétées, sur-répétées, parmi lesquelles celle-ci, première: je me déplace en volant à travers des espaces architecturés, propulsé à la force des mains comme un nageur lourd.
Mois : mai 2020
Mouvement 19
Nuit difficile. Les oiseaux, les chants d’oiseaux, le silence, les chants, j’aime beaucoup; sauf que j’en ai eu pour trois heures tapantes, du réveil des premiers volatiles de montagne au silence biologique de l’aube avancé. Moment auquel enfin, nerveux, fâché, énervé, au maximum de l’angoisse, je me rendors et tutoie les cauchemars. Midi, je fais un pas hors de la chambre, tire les rideaux. Brouillard. Bientôt réveillé par les nouvelles néfastes, achat gouvernemental d’applications de traçage et blocage de frontières. Réfugié en pièce, je tourne sur moi-même. Et tourne, et tourne. Pour décanter, je rejoins le Sanatorium, dépense de l’énergie. Sauts de grenouilles et attaques contre les arbres. Que se passe-t-il? Un horaire robotique. Plus concentré et robotique que jamais. Lever-pianotage-sport-bière-lit. Preuve d’exclusion des aléatoires. Lesquels? Détruits par les décisions de pouvoir. Et la conformation? L’entrée en matière? Le respect? J’ai devant l’immeuble une voiture capitaliste, vendue au prix capitaliste. La mienne. Chère. Plus que chère. Coûteuse. Et que je paie pour demeurer raide, sur un parking de montagne. Il faut l’utiliser. Erreur évidente cette automutilation, cet émondage des gestes propres, effet de la sidération, ne pas faire ce qu’il faudrait ne pas faire — selon les recommandations. Faire.
Création
D’un Ministère du loisir. Les plans existent. Simple prolongation de l’état habituel. Ici affronté à une crise qui demande réorganisation et l’autorise, la justifie, impact de la crise (sanitaire à l’ignition, économique ensuite). Avec cooptation dans les rôles de porte-paroles, des directeurs de théâtres, directeurs de conscience, directeurs de festival, directeurs de direction, ceux qui dirigent déjà en temps ordinaire, mais avec un pouvoir augmenté. J’ai le souvenir d’avoir paru sur un plateau de télévision, en direct, autour de 2005, au Salon du livre de Genève, avec Anne Bisang, alors directrice de La comédie de Genève, et quelques autres rémunérés municipaux. Question que pose l’animateur d’Etat: “êtes-vous en faveur d’une professionalisation du statut de l’écrivain?”. Le parterre, unanime: “oui”. A quoi j’objecte, “pourquoi pas une Société officielle des écrivains, comme en Union soviétique ou dans l’Allemagne hitlérienne?”. Hors plateau, la dame, égérie de la monétisation de la pensée culturelle, alors cinq ou dix fois plus rémunérée que je l’étais (minable colleur d’affiches), me glisse à l’oreille : “toi, tu es toujours contre tout!”.
Ingénierie
Longtemps l’ennemi était extérieur, fier de sa force, donc visible. Puis il est s’est fait vague, incarnant son pouvoir ici et là, par l’idéologie. Mais ses utilitaires demeuraient repérables. Aujourd’hui, le pouvoir a compris que le meilleur ennemi était intérieur. Il gangrène la force des personnes en divisant leur foi et leur adhésion: il se nomme “le doute” — rien de plus religieux et récupérable qu’un doute incandescent.
Mouvement 19
Petite pluie grise. J’aime le chant des oiseaux. Sur les sentiers dressés oeuvrent des cantonniers. En tenue orange, ils plantent de pieux dans le silence. Par temps frais, devant le sanatorium, je cours et pompe. N’ai plus beaucoup à faire. Ni l’envie. J’hésite à commencer l’écriture de Survivre au progrès, médité depuis deux ans. Le sous-titre Robots et immigrés, par cette situation artificielle, commence à faire cliché. Très bien — nul besoin de se plaindre, de stigmatiser, de recadrer: passons à la lutte ou à la peinture sur chevalet. Sinon, nuit longues, abyssales, accompagnées de la tentation de se réveiller quelques jours plus tard. De fait, j’ai assez d’énergie pour me dépenser , mais l’espace est retreint, et les possibilités: je suis faible, et crois à ces conneries que l’on nous dit sur les corps exposés et les distances, mais aussi, affronté au vide, bientôt, je tends à renoncer, à rentrer dans la niche.
Mouvement 18
Inquiet, fâché, furieux, d’apprendre ce matin par la presse des gouvernements que notre emprisonnement à domicile est reconduit au moyen de cartes incertaines, travaillées en continu, de mesures incertaines, amendées par ordonnance, et que les citoyens, pour aider les pouvoirs à juguler la crise sanitaire, se livre pieds et poings liés à la contrainte sur la foi d’une spéculation qui, clament les représentants, vaudra salvation (ferez-vous partie des quinze décès statistiques annoncés pour la journée qui commence?). Salvation de quoi? L’économie sera à genoux, l’espace public interdit, les rencontres pénalisées, le sexe virtuel et la propriété captée? Vivant, mais sans corps privé ni loi propre.