Mois : juin 2019

Débit

A ce jour j’ig­no­rais, sinon dans sa déf­i­ni­tion, ce qu’est une loghor­rée. Désor­mais, je véri­fie chaque soir son sens en écoutant par­ler la voi­sine con­tinû­ment, der­rière la haie (je ne l’ai pas encore aperçue), sans ponctuer ni repren­dre son souf­fle ni laiss­er la moin­dre occa­sion au mari d’in­ter­rompre le flux, tant elle débite sur un ton monot­o­ne et qua­si machinique vingt et trente min­utes d’affilée.

Campagnes

Aujour­d’hui encore, et mal­gré les dépré­da­tions, la beauté des sites de cam­pagne dans les alen­tours de Flo­rence donne un aperçu de la qual­ité de la vie que menaient avant la péri­ode des machines les gen­til­shommes, les paysans, mais aus­si le peu­ple, ne serait-ce que par la richesse des ter­res qui, arrosées et ensoleil­lées, pro­duisent en abon­dance fruits et légumes en même temps qu’elle offrent d’in­nom­brables pacages sur berges. Habitué à l’Es­pagne, con­ti­nent vide et brûlé, le con­traste est com­plet. De toutes parts la vigne monte à l’as­saut des collines et dans un même val­lon on trou­ve du blé, des pommes, de l’herbe, des tomates et du pois­son. De fait, cir­culer au milieu de cette nature morcelée et désor­mais con­stru­ite est une gageure. La vue ne porte pas. Devin­er est impos­si­ble. Les per­spec­tives sont cour­tes, ravalées, les trous et lacunes con­stants, les habi­ta­tions espiè­gles, organiques. Il s’ag­it d’épouser le paysage, de se laiss­er con­duire. Qu’une telle har­monie du vivant et de la terre favorise le goût de la cui­sine et l’esthétisme, il n’y a pas lieu de s’en éton­ner, mais alors, j’en viens une fois de plus à deman­der: com­ment se fait-il que l’Es­pagne n’amène pas à la philoso­phie? Peut-être que le sen­ti­ment de vide, dans sa bru­tal­ité, pro­duit sur les esprits de la pénin­sule une sidéra­tion que seul le mys­ti­cisme peut surmonter?

Minorités

En démoc­ra­tie, il n’y a que des indi­vidus et la majorité des indi­vidus. Majorité qui impose au nom du principe de gou­verne­ment représen­tatif le choix col­lec­tif aux minorités. Les reven­di­ca­tions des minorités à être représen­tées en tant que minorités sont soit absur­des (elles sont enten­dues, défaites par le vote de la majorité et respec­tées après défaite) soit anti­dé­moc­ra­tiques (elles pré­ten­dent pren­dre leur part de pou­voir con­tre l’avis de la majorité, après expres­sion de celui-ci). Le proces­sus aujour­d’hui à l’oeu­vre con­siste pour les gou­verne­ments nationaux post-démoc­ra­tiques et les pou­voirs supra­na­tionaux (qui jamais ne furent démoc­ra­tiques), à faire val­oir entre l’in­di­vidu et la majorité des indi­vidus, un troisième élé­ment, la minorité, afin de nier le sys­tème de gou­verne­ment représen­tatif en le con­frontant à la gabe­gie insti­tu­tion­nelle. Pour par­ler claire­ment, les défenseurs de ani­maux, les les­bi­ennes, les Noirs de France, les boud­dhistes ou encore les chas­seurs, en tant que minorités reven­di­ca­tri­ces qui étab­lis­sent leur pou­voir sur la cri­tique de la majorité, sont anti-démoc­ra­tiques, c’est à dire autoritaires.

Demain

Der­rière la haie fleurie, l’oie. Elle cac­arde. Dans le demi-som­meil, cela me fait songer à la dernière scène du Fan­tôme de la lib­erté. Le mot Révo­lu­tion en surim­pres­sion de l’im­age, une bande-son d’émeutes et des oies qui défi­lent, imper­turbables, dans la fos­se d’un zoo urbain. J’ai vu ce film de Buñuel chez ma grand-mère, il y a quar­ante ans. Bien aimé. Sachant le car­ac­tère de ma grand-mère, je com­prends aujour­d’hui, en pleine nuit, ici, à Gal­luz­zo, dans les faubourgs de Flo­rence, qu’elle a dû regarder avec moi par gen­til­lesse, sans com­pren­dre. Gala, à demi-nue, dort sur le drap. Les ven­ti­la­teurs tour­nent à haut régime. Il fait vingt-sept degrés dans la cham­bre. Sur la table de nuit, les litres d’eau que nous sommes allés pom­per à la fontaine munic­i­pale; dans l’estom­ac et qui enchante l’e­sprit, la bière arti­sanale achetée à la bou­tique des liq­uides en vrac. Plus tard, je con­state que j’ai oublié en Espagne, sur mon bureau d’A­grabuey, mes notes pour Naypyi­daw. Je peine à le croire. Pour­tant, j’avais écrit: Pren­dre Naypyi­daw. Le car­net est gris, au for­mat habituel, le même car­net, bleu, rouge ou gris (Migros ne fait plus le mod­èle orange) que j’u­tilise depuis vingt ans. De mémoire, je fouille les lieux proches. Boîte à gants de la voiture, poches du sac de sport, dossiers des impôts, étui de l’or­di­na­teur… Puis les lieux éloignés, l’ar­rière-bou­tique de Lau­sanne, la mai­son d’A­grabuey. Est-ce que le maire pour­rait récupér­er mes notes ? La semaine prochaine, il com­mence un chantier sur la façade. Encore faudrait-il que je sache où se trou­ve le car­net. Je déclare for­fait. J’écrirai autre chose. Et puis, n’avais-je pas décidé que je n’écrirai rien cette année? D’ailleurs, je n’ai plus de maisons d’édi­tion. Il n’y a plus de lit­téra­ture. Soit. Donc, que vais-je écrire? Le matin, je véri­fie les lieux que j’ai par­cou­rus de mémoire. Pas de Naypyi­daw. Sous les dossiers des impôts, Paléodé­mas­sifi­ca­teur et la dernière ver­sion de Hom­mema­chine, l’es­sai que je prévois — suite au refus des édi­teurs français — de traduire à l’es­pag­nol. Avant de me lever, d’étein­dre les ven­ti­la­teurs, de met­tre le café en route, je songe à cette réplique de la maman et la putain de Saint-Eustache. Les deux intel­lectuels, à cheveux, à pattes d’éléphant, à Saint-Ger­main, après avoir passé la journée au café à fumer:
-Bon, salut! Qu’est-ce que tu fais demain?
-Demain? Comme d’habi­tude, rien.

 

Voiture (rêve)

A L’u­sine de Genève. Au bar. Les amis me trou­vent téméraire d’être là, à boire avec eux, alors que je devrais répéter au local.
-Tu as ton con­cert!
En effet, la date est proche. Jeu­di. Et les musi­ciens, mes musi­ciens, où sont-ils? Au mur, der­rière le comp­toir, l’af­fiche-pro­gramme. Le nom de mon groupe est inscrit. Impos­si­ble de reporter. J’i­rais sur scène, seul, je ne sais pas chanter, je ne sais pas faire de la musique. Je serai ridicule. Main­tenant, je marche dans la nuit, sur un chemin de cam­pagne, en direc­tion d’une ferme. Près de la grange, deux voitures sur­gis­sent. Elle appar­ti­en­nent à ma famille. En sens inverse, un 4 x 4. Lancé à grande vitesse, il per­cute la pre­mière voiture qui se retourne, grimpe sur la deux­ième qu’il écrase sous ses roues, patine, rugit, tombe en bas de la pente, échoue dans un champ. Ma famille s’ex­trait des car­cass­es de voitures, encer­cle le 4 x 4. Il redé­marre, part à l’as­saut du chemin d’où j’as­siste à la scène, ne peut franchir l’ob­sta­cle, fait un ton­neau, s’im­mo­bilise. Une damne en sort. Petite, bour­geoise, blonde, française, arro­gante. Elle ful­mine. Dis­cus­sion houleuse, cris, men­aces. Le pique-nique sera retardé. J’al­lume le bar­be­cue. Le feu prend, les flammes gran­dis­sent. Elles lèchent le ven­tre d’un camion. Le bar­be­cue est placé sous son réser­voir. Mes enfants, qui ne se doutent pas du dan­ger, se glis­sent sous le camion. Je veux crier: “Sortez de là!”, au lieu de quoi je pense: “inutile, ce sera le truc clas­sique du mau­vais rêve, on est sans voix!” Alors, j’agite le doigt de gauche de droite, pour faire com­pren­dre à Luv et Aplo qu’ils ne faut pas aller par là, que l’ex­plo­sion est immi­nente. Ils ne font pas cas. J’empoigne le bar­be­cue. Il résiste. Il est enté sur un cadre de vélo. Je fais levi­er. Le camion bas­cule. Je mets le bar­be­cue en lieu sûr. Il est éteint. Le feu est resté sous le camion. Con­tre le réser­voir. Déséquili­bré, le camion va tomber dans le ravin. La Française au 4 x 4 quitte la ferme, elle vient dans ma direction.

Avion (rêve)

La fumée monte. Les pas­sagers chi­nois sont les pre­miers alertés. Ils se pré­cip­i­tent à l’ar­rière de l’avion. Je réveille Mon­frère. Calme, il est prêt à mourir.
-Et le per­son­nel! Que fait le per­son­nel?
Je m’agite, décroche ma cein­ture, cherche le poste de pilotage. Par le hublot, j’aperçois le sol, des prés, une ville. Nous sur­volons Fri­bourg, Lau­sanne, Genève.
-Autant s’écras­er sur Fri­bourg, dis-je, ces gens-là m’ont emmerdé, mais ils ont aus­si su don­ner. Lau­sanne, rien.
L’ap­pareil tangue. Il vire. Il s’en­gage entre deux parois. Des immeubles cal­cinés, fis­surés, délabrés. Au milieu des galeries borgnes, une expo­si­tion de Vol­vo. La lumière baisse. La fumée aug­mente. Un essaim de corps bleus. Venus du ciel, ils fondent sur le fuse­lage.
-Les extrater­restres!  Il fal­lait que ça se ter­mine ain­si, dis-je à Mon­frère. Lui, impas­si­ble, à pris la posi­tion d’amer­ris­sage. Je songe: “un de ces aliens va faire irrup­tion. Il faut sur­veiller la porte. Com­ment le décrire, quand il entr­era? Dois-je écrire “un homme est entré” ou “une créa­ture est entrée”. La porte s’ou­vre. L’ex­trater­restre jette une oeil à l’in­térieur de l’avion. Il s’en va.
Noir.
Hôtel d’aéro­port. Comme le reste, à l’a­ban­don. A Mon­père j’ex­plique:
“Je mon­tais l’esca­la­tor quand ton cousin a glis­sé sa main dans le sac à dos pour me vol­er Fr. 500.-. Je l’ai sen­ti, mais tu me con­nais, dans un pre­mier temps, je fais tou­jours con­fi­ance. Je compte les récupér­er coûte que coûte!”
-C’est de ma faute, dit Mon­père, j’au­rais dû te dire, je les lui avais promis!
Je le laisse dans la cham­bre, assis sur le coin du lit, la tête dans les mains. Le couloir d’hô­tel est jonché de reliques de nour­ri­t­ure. Char­i­ots de linge à terre, néons brisés, moquettes lépreuses. Je débouche au niveau Départs. La galerie com­merçante a été van­dal­isée. Au sol, des cen­taines de mon­tres et de lunettes. J’a­vance sur le bout des pieds. Les vendeurs en cos­tume-cra­vate me fix­ent avec dédain.
“Excusez-moi!“
Mes efforts pour cir­culer sans endom­mager la marchan­dise les lais­sent de mar­bre. Soudain, je talonne un réveil. Ils se met­tent en mou­ve­ment, d’une seule voix me gron­dent. Je m’en­file dans un escalier en col­i­maçon. J’écrase un autre objet. Je me retrou­ve au milieu des vendeurs. Ils font cer­cle. Je décoche un direct qui rate sa cible.
-Bande de lâch­es, vous êtes cinq!
Un coup de pied. L’at­taquant latéral est repoussé. Les autres se jet­tent sur moi. Je me débats, je frappe. Gala se réveille. Me réveille. Elle vient de pren­dre le coup. Trois heures du matin. Nous nous rendormons.

Italie 4

Ain­si, nous avons emmé­nagé dans l’ap­parte­ment de Gal­luz­zo sans vis­iter, payé sans venir (quinze jours que l’ap­parte­ment est à dis­po­si­tion), obtenu sans sign­er et décidé sur la foi des com­men­taires de ce garçon que Gala a ren­con­tré en octo­bre dernier, dans le mag­a­sin où je louais une vélo, et dont elle a aus­sitôt fait son ami inconditionnel.

Italie 3

Der­rière la poste, il y a une dis­tri­b­u­tion d’eau minérale naturelle et gazeuse. En façade, au-dessus des robi­nets, il est écrit: “gra­tu­ito”. J’ai bu dans mes mains. L’eau pétil­lante est légère, un peu iodée. Dès lun­di, j’achèterai des bouteilles à cap­sule. Sur la place du vil­lage, une obélisque et des kiosques à jour­naux en fonte. Au bas d’un immeu­ble, un marc­hand de vin et de bière en vrac. Au stade de foot­ball de Gal­luz­zo, le 9 juil­let, l’élec­tion de Miss Italie.

Italie 2

L’ap­parte­ment sur deux étages est logé dans une vieille ferme que les Flo­rentins appel­lent prob­a­ble­ment Palaz­zo. Sur la colline, une char­treuse émergée des cyprès avec ces cel­lules pour céno­bites. Un coq chante. Une oie chante. Un chien aboie. Celui des voisins. La femme vient d’ac­couch­er de jumeaux. Le mari les promène dans un dou­ble lan­dau suivi du chien, un spéci­men fab­riqué en lab­o­ra­toire. Aver­tis de l’ex­is­tence de ce chien, nous avons longue­ment dis­cuté, pour enfin renon­cer à la loca­tion. Gala a expliqué à la pro­prié­taire que “je ne sup­por­t­ais pas!”. Cela paraî­tra exces­sif, et requiert l’ex­pli­ca­tion: en Andalousie, en 2016, lorsque j’écrivais sur mon toit l’es­sai de philoso­phie , j’é­tais entouré de trente chiens (comp­tage effec­tué): ils aboy­aient jour et nuit. Puis, nous avons changé d’avis et décidé de pren­dre l’ap­parte­ment. Le pre­mier soir, dés­in­car­céré du dis­posi­tif autoroutes-péages-ponts-tun­nels, le chien vient à notre porte. Gala par­le et le caresse. Il repart. Depuis, silence.

Italie

Instal­la­tion à Gal­luz­zo, dans les faubourgs de Flo­rence. Par­tis le matin de Lau­sanne, nous avons roulé onze heures. Après la mon­tée du Sim­plon, der­rière des semi-remorques albanais trans­portant des voitures, puis cinquante tun­nels. La route du Pié­mont n’est pas encom­brée, elle est à l’ar­rêt. Gala appelle la pro­prié­taire et retarde notre venue. Une heure plus tard, elle rap­pelle. Nous avançons à vingt kilo­mètres heure. D’après ce qu’on nous dit, c’est l’é­tat habituel du traf­ic aux abor­ds de la ville. Ajou­tons que l’a­vant-veille, les mêmes prob­lèmes étaient vrais des routes français­es et suiss­es. Con­stat pénible et réjouis­sant: à vue de nez, les sys­tèmes s’ef­fon­drent. Pour l’in­stant, cela se chiffre en coups de colère, injures, résig­na­tion, frus­tra­tion, mal­adie. Bien­tôt, l’ef­fet soupape ne suf­fi­ra plus.