Avant de rentrer pour une nouvelle tournée, Pablo apporte du chorizo, des olives, des fruits secs, une bouteille de rouge, des vestes pour couvrir les épaules de ces dames, pour moi une paire de chaussettes:
-Attention, c’est qu’ici, on prend soin des clients!
Puis il ramène un, deux et trois pots de fleurs:
-Pas n’importe lesquels, je suis allé chercher la terre moi-même et l’ai mélangée avec le limon de ruisseau selon une de mes recettes! Quant aux plantes, elles sont de mon village et les pots, regardez-les! Faits main. Alexandre, tu ne quittes pas ce bar sans ma plante!
Comme tout le monde insiste pour la garder, expliquant que je suis à vélo, que j’ai encore trois cent kilomètres de route, Pablo:
-Elle est petite!
Mois : mai 2019
Notes de voyage — 7 (suite)
Notes de voyage — 7
Dans les vallées, des moutons que les chiens rabattent à mon passage. Même à vive allure, j’entends les oiseaux. Ils chantent dans les bois, le long des pans de roche, au bord des lagunes. Plus bas, trois aigles voltigent. Leur ombres dansent sur la route. Il y a des villages ensommeillés. Si petits que je crois les voir du ciel. Puis un col tortueux, une heure d’effort. La récompense: pendant le même temps j’e vais en roue libre, je contemple l nature sans avoir à mouliner. Le paysage monte aux yeux. A la fin, je franchis un pont médiéval jeté sur le Tage. L’eau est turquoise. Ce sont les sources de ce fleuve qui coule à travers Tolède et le Portugal. Nu, je me baigne. Il me faut chasser des araignées d’eau agroupées dans une poche de joncs. Le courant est glacé. Je plonge la tête deux fois, je crie. Un kilomètre plus loin se trouve Paralejo de las Truchas, que l’on quitte par une route éprouvante, faite de trous plus que de bitume. “Cinq kilomètres en travaux”. Et au cinquième, “sept kilomètres en travaux”. Le vélo bondit et rebondit. Je jure. A Molina de Aragón, je me rends immédiatement au Palace. Même chambre que l’année dernière. Habillé de mon maillot cycliste aux couleurs de l’Espagne et mes sandales chinoises, je m’installe ensuite sur la première terrasse. A minuit, je suis toujours là, mais à l’intérieur, avec Pablo, le fils de la patronne, un acteur de séries télévisées qui verse de la bière, de la tequila, du Rioja et passe des cigarettes, Juan, ivre, qui tantôt m’insulte tantôt clame son admiration pour ce que je suis, ce que je sais, ce que je fais, et Paloma, une Grenadine, qui danse le flamenco et du saisonnier arabe venu boire un café dit: ” on ne sait pas ce que veut ce “moro”, il entre tous les soirs, il est là, il ne dit rien, on ne comprend pas.”
Berge
Promenade sur la berge de la rivière. Dans les pierres, je cherche une pierre. J’en trouve une et j’en trouve plusieurs qui iront bien sur le chapeau de cheminée et je les laisse là en songeant qu’elles y seront encore, plus tard, au moment de réparer la cheminée et aussi que je ne les retrouverai pas tant change la forme d’une pierre, comme change la forme d’un nuage, en fonction du regard qu’on y porte.
Monde
Que l’on ne puisse s’extraire sans casse de la routine dans laquelle on de gré enfermé sa vie, je le conçois clairement. Vu à travers le prisme du quotidien, le monde devient moins effrayant; l’illusion de la maîtrise à un effet bien réel, qui est de rassurer. Peu enclin à travailler les répétitions, j’ai moi-même éprouvé de la difficulté à rompre avec le lieu de repère, les vivants connus, les activités choisies pour recomposer en toute liberté et selon l’aléa des déplacements. Au début, vers 2015, je m’en sortais mal. Je n’étais pas seulement isolé, j’étais seul et cela m’empêchait de bien jouir du monde tel qu’il est donné à l’homme seul: dans son entier. Cette réflexion, je l’avais ces derniers jours, sur mon vélo, comme je roulais dans la lumière et elle s’accompagnait d’une sentiment d’infinie satisfaction et surtout, de reconnaissance. Heureux d’avoir accédé, après quelques années d’une bataille à l’issue improbable, à ce que je recherchais peut-être de toute date, le rapport simple aux choses du monde, les bonnes comme les mauvaises, sans cette représentation abusive qu’en fait la société pour protéger contre eux-mêmes ceux qu’elle juge faibles (et qui peut-être ne le sont pas). Dans le même temps, je voyais mieux pourquoi certains amis, personnalités solides mais engoncées dans un réel de routine, au moment où le destin de la famille est assuré et l’âge va les rejoindre, tremblent à l’idée de se retirer du jeu. C’est qu’ils craignent, dans la longue transformation qu’ils ont fait subir à leur vie, d’avoir perdu le monde. Alors que des parents, ascendant ou descendants, fustigent ma fuite ou mon irresponsabilité, ou pour les plus fâchés mon refus du compromis, certes je plains ceux qui auront eu à en souffrir, mais qu’ils sachent combien, par ailleurs, je me félicite de ce monde retrouvé.
Notes de voyage — 6
Itinéraire splendide à travers la Serranía de Cuenca. Paysages de Laponie. Grands sapins en chandelles, soue les frondaisons terres basses et ombreuses, une série de canyons, des défilés, des reliefs sauvages et austères qui évoquent le Haut-Jura. A midi, menu à Carboneras de Guadalzón, à l’auberge El Pilar où le patron et sa famille, malgré l’abondance de la clientèle ce samedi, me réservent un accueil des plus chaleureux, gardant mon vélo au garage, venant deux fois à ma table s’inquiéter de savoir si les plats conviennent, puis me raccompagnent. Comme d’habitude, alors que la contrée dort, je roule. C’est beau. Grand. Très grand. Et vide. Fin d’après-midi, j’atteins Cañete, entre le parc naturel de Cuenca et Teruel, l’endroit le moins peuplé de la péninsule. Un cavalier dresse son cheval au pied de l’ancienne forteresse. Sous les colombages de la place majeure, quelques chaises, un bar. Alignés contre le mur pour échapper au soleil, deux couples parlent du temps, de la chaleur, et du temps et de la chaleur. Le monsieur qui tient son téléphone devant lui passe en boucle la musique de Sergio Leone pour Le bon, la brute et le truand.
-Désolé, me dit le patron, pas de second service, je ne devrais même pas être là, je ne fais que passer, il y a une fête au village voisin, il faut que j’y aille.
Autre bar, assis à même la rue, je fais comme le vieux couple ivre, crasseux, en poitrine, en moustaches, en bandana et rouflaquettes, qui arbore des T‑shirt Motörhead et s’extasie sur ce titre sans puissance qui a fait le succès de Metallica “One”, je salue toute personne qui passe (trois en en une heure dont la femme du patron du bar). Pas de nouvelles de Gala. J’appelle. Je rappelle. Après ce qu’elle a raconté hier.
Notes de voyage — 5
Je photographie les coquelicots. Dans mon enfance, près de Madrid, lorsque nous allumions des feux dans les collines pour griller la viande, il y avait au bord des routes de grandes taches rouges: les coquelicots; je n’ai plus l’occasion d’en voir. Et puis le paysage fait d’immenses terres cultivées, labours, blés, guérets, tertres, tracteurs sur l’horizon, ne donnerait rien à l’image. Côté routes en revanche, c’est un bonheur. Les perspectives sont américaines, les intersections coupées au cordeau. Un Latino à qui je fais signe arrête sa batteuse, me donne la direction (il est doué, car sans le savoir le hameau que j’indique est à 60 kilomètres) et apprenant que j’arrive de Malaga, me serre la main. Le soir, je suis à Villanueva de Jara, dans une Hostal Rural. Voilà quelques jours, Gala est partie pour Nice. Depuis, habitude neuve et si réconfortante, j’arrive à la joindre chaque jour selon le rituel suivant : je sonne deux fois (ma carte à points se viderait si j’avais à tenir la conversation depuis mon numéro), elle rappelle.Ce soir, à la veille de son embarquement pour Catane, elle me dit que si elle avait à mourir, elle ne voudrait pas que l’on embête son fils avec ses affaires, que je suis beau (elle dit toujours le contraire) et intelligent, mais impatient, et que si je le veux je pourrai venir à son enterrement. Je réponds que je suis dans la cour d’un ferme et qu’un type arrose au jet un sac qui contient vingt kilos d’escargots. Plus tard, j’écris ce message: “ne meures pas!”
Notes de voyage — 4
A belle cadence sur des routes planes pour une moyenne à vingt-cinq kilomètres heure. A l’arrivée de l’étape, Alcaraz, bourg monté sur un mont dont l’entrée est marqué par une place de marché à colonnades de la renaissance et deux églises baroques lesquelles suffisent à justifier, si j’ai bien compris, le statut touristique du lieu, dans ce cas de mauvaise influence puisque dans le premier hôtel où je réclame une chambre, alors qu’un gamin fait ses devoirs dans la salle à boire et que son papa se brosse les dents, celui-ci m’apprend que l’établissement est complet, “on attend un groupe”. La chance me sourit à la seconde tentative (faute de quoi je remontais en selle). Une femme à l’allure paysanne, épaules larges et rondes, menton avancé, dents de cheval, spontanée, souriante, heureuse, si réconfortante, m’emmène derechef vers une chambre familiale de trois lits munie d’un balcon ouverte sur un jardin de palmiers en fleurs. Vêtu en clown, douché et las — 127 kilomètres — je visite Alcaraz, ses devantures “à louer”, ses appartements “à vendre”, ses bars (plus étrange) fermés, au point que je dois prendre renseignement pour trouver mes bières. C’est dans les étages d’un bâtiment municipal adossé à la porte de ville. Alors que je remonte la rue principale, me dépassent des Hollandais à vélos électriques. Ils vont à la queue leu leu. Le groupe. Qui fait penser à une grosse chenille ou plutôt à l’un de ces dragons de papier que les Chinois font danser le jour du Nouvel-an. Exténués mais dignes, ces cyclistes titubent. Plus jeunes que moi, tous. Au bar, je reste deux heures seul client. Le serveur balaie, aspire, récure, prépare une salle en manger au plafond de voûte. Le soin qu’il apporte à ce travail laisse à penser qu’il fait le ménage une fois par mois. Ou que des banquets ont lieu chaque soir. Lorsqu’il passe devant ma table, nous parlons musique, car il diffuse une liste de titres de rock planant des années 1970, par lui choisie, tant de connaissances étant en Espagne denrée rare. Quant à savoir si quelqu’un est venu boire ou manger à la nuit, je l’ignore: marqué par l’accident de parcours de la veille, je me suis couché après seulement deux litres d’Estrella Galicia.
Notes de voyage — 3
Un temps radieux, de l’air frais, un visibilité sans limites. Dans la plaine, des champs en damiers, sur les crêtes des éoliennes blanches, et pour commencer une descente en pente douce. Je me laisse couler, j’atteins un giratoire, il donne sur l’autoroute. Incrédule, j’en fais le tour et constate, pas d’autre issue. Avantage, les grands déserts d’Espagne sont sillonnés par des ouvriers en mission. En salopette, clope au bec, ils circulent par couple à bord de camionnettes de dépannage, s’arrêtent pour téléphoner et pisser. Il y en a deux dans le giratoire. Le passager téléphone, le chauffeur pisse. Contrepartie de ces travaux loin de la base, les missionnés connaissent peu le détail des régions. D’après le gras qui se reboutonne, il n’y a que l’autoroute. Retour à La Calahorra. Première leçon de la journée: se renseigner auprès des voisins, et d’abord les plus âgés. Il existe une voie de service, me dit un vendeur de saucisses. Me voici donc à cahoter sur le bord de la six pistes. Plus loin un paysan confirme, je finirais par déboucher sur de l’asphalte. Plus tard, je suis à Guadix, ville de pierre plantée dans un décor troglodyte où nous avons dîné il y a deux ans, avec Gala et les enfants, avant d’aller fêter Noël dans une auberge rurale près d’une mine abandonnée. Au passage, j’admire ces façades rapportées qui terminent désormais les logements excavés par les ancêtres, passe Benalúa et m’engage dans une merveilleuse vallée que j’encourage les amoureux du paysage minéral à arpenter: d’un fond vert, boisé, irrigué par la rivière Fardes, surgissent par centaines de monolithes. A travers ce décor, je roule à bonne vitesse, dans le soleil, marque une pause à la sortie du défilé, à Villanueva de las Torres, où je discute avec le vieillard de la place, ce personnage que l’on rencontre dans tous les hameaux d’Espagne, entre l’heure des repas, assis sur le banc public, appuyé sur une canne, veillant aux passages des hommes connus et moins connus.
-Après Dehesas, je ne sais pas, mais il y a une excellente table au col de la Chèvre du Saint-Christ, me dit-il.
Comme je suis un entêté, je n’écoute ni ce vieux sage ni la gitane qui au village suivant peint des Schtroumpfs sur la paroi de l’épicerie. J’accélère. Dernière image avant les problèmes, cette famille qui décharge un camion de poules. Père, mère, filles, tous ensemble, fascinés, me regardent moi qui m’enfonce dans ce dédales de petites montagnes poudreuses. Très vite la route change d’allure. Elle est comme desséchée. Une peau de reptile. Ou une langue. Morte, écrasée et qui se rétracte. Sur les hauteurs, elle passe de justesse entre deux dépressions. Ici et là, des ruines, haltes pour chevaux, cases de bergerie, moulins, hangars troués. A ce moment-là, je compte un peu moins de soixante kilomètres. J’ai faim, j’ai soif et il faut respecter l’horaire: les salles à manger ouvre à 13h30, on y dîne jusqu’à seize heures. Mon but est indiqué sur la feuille de papier que je serre dans ma poche de dos: Estación de Huesa. Fatigué, le ventre gargouillant, je vérifie ma direction au premier croisement. Seul le chant des grillons perturbe le silence. Le col est par là. Donc l’auberge du Saint-Christ est à l’opposé de ma route. Je reste avec les grillons. Va pour cette Estación. Sauf qu’après trente ans, je ne maîtrise pas encore tout de l’Espagnol. Après coup je dirais qu’une Estación est un point. Un point de vue ou encore le point le plus haut d’une comarque. Tenu par mes réflexes de Suisse, je comprenais gare et imaginais un buffet là où il n’y a que vent, fournaises et plaines. Soudain la route s’interrompt. Je la cherche. Elle n’y est plus. Seule option, revenir sur mes pas, revoir la famille et la gitane, plus d’une heure de pédalage. Trop décourageant. J’engage le vélo sur un chemin. Essayez de vous représenter mon vélo. Cadre jaune radioactif, freins à disques, poids plume, changement électronique, selle-fusée. Dans le caillou, les ornières, le bois déchiqueté et les os de moutons. Sur dix, quinze kilomètres. Pendant lesquels je jure et j’angoisse. Car je n’ai pas emmené de pompe. Ni de chambre à air. De plus, j’ai mal calculé mes efforts. Depuis le parc monolithique, je n’ai fait que monter. Ainsi le chemin ne fait que descendre. Mauvais pour les secousses, les pneus, les jantes. Que faire? Marcher? Impossible: j’ai aux pieds ces brodequins à vis et socles que portent dorénavant tous les champions cyclistes. J’absorbe. Une descente de plus de deux heures. Au début, je crois encore à mon repas, à un menu “vino, café y postre incluido”. Puis à un sandwich. A un Coca. A l’une de ces stations-services qui au milieu du désert offrent des armoires frigorifiques où piocher de la boisson. Au lieu de quoi, parvenu à une intersection (le pins embaument, les oiseux chantent, le soleil brûle), je lis à gauche comme à droite et devant encore “coto de caza privado”. A droite donc, jusqu’au fond de la vallée. Le chemin s’interrompt. Je remonte. A gauche. Même déconvenue. Je remonte. Devant, à nouveau tout ce paysage, le même, bosquets de résineux, caillasse brisée, terre chaude, blanche, poudreuse. Et à perte de vue, les oliviers. Des centaines de milliers d’oliviers. Les oliviers de la province de Jaén, je m’en souviendrais: ils donnent, dit-on, la meilleure huile du pays — ils peuvent, dans ce silence, avec ce soleil. A la fin, je retrouve l’asphalte. Un village aussi. Que je parcours maison par maison. Il est fermé. Portes, fenêtres, granges, tout est fermé. Je lève les yeux vers les balcons pour voir si sèche quelque part du linge. Mon bidon contient plus trois gorgées d’eau. Je roule cinquante kilomètres sans croiser personne. Chaque fois que surgit au loin, parfois très loin, comme un bouchon flotterait dans un nuée, une bâtisse, je me promets d’y trouver de l’eau; elle est abandonnée. Une voiture passe, puis une autre. Comment les arrêter? Après quatre vingt kilomètres, j’entre dans une exploitation agricole. Entouré de chiens, je mets la main sur un tuyau et bois de l’eau chaude. De retour sur la route, il me vient à l’idée que c’était peut-être autre chose que de l’eau. Je bois encore. Drôle de goût. Alors commencent les difficultés. Il s’agit d’atteindre Úbeda, la seule ville où je peux espérer trouver un hôtel. Je roule depuis plus de six heures avec pour seul carburant un demi-toast pris ce matin au bar. D’ailleurs, je ne le sens plus. Il a été entièrement assimilé. Pas plus que mes jambes, qui cependant continuent de tourner à la même vitesse, 20 km/h, puis 15 km/h, puis quand la route se met à monter. 9 km/h. Un véritable toboggan cette route. Tout en haut, la ville. Je pointe sur elle, me tiens concentré, dans la bande côtière, entre les champs d’oliviers et le passage des voitures (elles sont de retour) et grimpe. Parti il y a sept heures. Et encore une demi-heure… Le vélo avance de moins en moins, chaque tour de pédalier me coûte. Je me glisse dans le fossé et dors. Puis ramène le vélo sur la route et roule une autre demi-heure. Retourne dans la fossé et dors. Après huit heures et seize minutes, telles qu’indiquées au compteur, je suis à Úbeda. Au giratoire. A l’entrée de cette ville maudite qui domine des hectares de néant. Sans un mot, je commande un Coca-Cola et m’assieds contre la porte coulissante de la station-service, que le détecteur, réagissant à mes soupirs, ouvre et ferme continûment dans mon dos.