Un ton — une tonne.
Mois : mai 2019
Sortie
Hier mon voisin avocat frappe à la porte. Incrédule, ravi de sortir du silence, j’ouvre la porte:
-Moi qui ne connaît personne, je me demandais: “qui peut venir?”
-J’arrive à l’instant de Saragosse, tu avais la lumière!
Comme je l’invite à prendre un verre, il prétexte une descente à la ville, me tend son phare arrière de vélo que je promets de recharger — s’en va. Je m’aperçois alors que je vis depuis mon retour de périple en guenilles. Bermudes militaires thaïs rapiécés, pantoufles, T‑shirt déformé. Une honte. J’habille l’homme, j’attends. Deux heures plus tard, il reparaît. Comme je veux montrer mon voyage à l’écran, il afiche des sites de haute technicité, montre des courbes de niveau, des calories, des distances et apporte dans mon salon un splendide vélo profilé dont me réjouis l’esthétique mais que je suis incapable d’apprécier à sa juste valeur ne connaissant rien à ce domaine de spécialisation. Puis retour aux sites de calcul. A la fin, il me propose de randonner le lendemain . J’aimerais, mais j’ai bu, je n’ai pas soupé, j’ai 1200 kilomètres dans les jambes. De plus je songe. “partir pour revenir, mm… Ce n’est pas enthousiasmant…” Me proposerait-il de partir loin, je ne dis pas. Du reste, je m’aperçois que j’ai déjà mis le matériel en carton, par anxiété, par esprit d’ordre, pour anticiper, prévoyant que les heures seraient comptées entre notre retour de Madrid, avec Gala, dans une semaine et la mise en route pour Florence, en voiture. Diego comprend, salue. A midi, quand j’émerge dans ma chambre parfumée à la lavande, il décroche de son garage impracticable, tourne la voiture dans notre rue minuscule, s’en retourne. En soirée, le voisin paysan:
-Je crois qu’il n’est pas sorti ce matin. Tu as vu, il pleuvait.
Rapport
En 1974, rue Warnéry 14, à Lausanne, dans le salon Pfister de mes grands-parents, je regardais le concours Eurovision de la chanson remporté cette année-là par le titre Waterloo des Suédois ABBA. Un moment de télévision. Tour de chant emporté par un quartet d’hommes et de femmes qui deviendra l’un des meilleurs groupe pop de tous les temps. Aujourd’hui, nous avons des androgynes et des déclassés promus par les laboratoires de la propagande politique. Autant d’animaux de foire au destin sacrificiel. Tout bien considéré, le rapport est juste: des Occidentaux natifs, solides et dérisoires, gagnants ou perdants à l’époque. En ce début de siècle, une faune de zoo, encagée, bête à souhait, demi-ordure médiatique à l’identité sexuelle floutée. Peuple nouveau, acteur d’une vie qui lui échappe et, dans ces atours constructionnistes, se propage tel un virus à travers les villes pour éradiquer tout ce qui relève de l’authentique.
Notes de voyage — 10 (dernière étape)
Routes de montagne dans le Haut-Aragón, paysage dur, volontaire, et ces odeurs de pins chauds qui me rappellent les excursions en famille de mon enfance. Les derniers 82 kilomètres, d’une traite, sans descendre de selle. Une banane que je mâche en regardant couler le Gallego sur ces tronçons descendus en hydrospeed l’an dernier. Pour finir, les vallées des proches Pyrénées. Trois cols tendus et reculés m’amènent à Agrabuey où je trouve mon voisin le paysan occupé à transporter une pierre plate pour raffermir le sol de son bûcher. Sa femme qu’il apelle à grande voix descend me prendre en photo. Le compteur annonce 1196 kilomètres en 55 heures.
Notes de voyage — 9
Routes de grand danger. La bande côtière défile au-dessus d’un fossé, à gauche passent les poids lourd. J’ai mon rétroviseur fixé au casque mais je tremble. Une erreur de conduite, je me plante le bec en contrebas ou passe sous un pneu. Plus tard, c’est le vent. Un cauchemar. Latéral, par bourrasques. Puis frontal. Alors, l’effort est double. Quand je me tire enfin de cette contrée de fabriques à pellets, de garages à tracteurs et d’usines à fertilisants, j’ai quarante kilomètres d’une route au relief de vieille pomme. Mais je ne plains pas: c’est l’avant-dernière étape, demain je couche dans mon lit. A l’arrivée, Ayerbe. Même ville céréalière que ces calamités repeuplées à la va-vite d’Arabes, mais qui de plus s’est découvert un destin touristique (il faut le voir pour le croire) et ainsi, pour la première fois depuis la sortie de Malaga, je me retrouve dans une situation que je qualifierais de suisse: personne ne veut me faire un sandwich. Ces imbéciles sont là pour faire de l’argent pas pour servir le client, bref je n’ai qu’a acheté ce qu’il y a (il n’y a rien). Vingt heures, je me couche après 127 kilomètre, le ventre vide.
Notes de voyage — 8 (suite)
Le soir à Épila, de ces villes de la plaine céréalière aragonaise où les petits fermiers ont eu la mauvaise idée d’importer des manœuvres marocains, lesquels sont venus avec femmes et enfants. Ceux qui les emploient les méprisent, ceux qui ne les emploient pas les détestent. Quant aux Arabes, ils travaillent à la dure, souffrent de l’hostilité ambiante et pour compenser font venir des imams qui tiennent mosquée et répandent la haine. Mais le pire dans ce schéma délétère est encore le bilan moral et économique: la jalousie divise les fermiers employeurs et les fermiers travailleurs côté moral, tandis que la prise en charge par la communauté espagnole de le ribambelle de gosses que fabriquent les voilées plombe les finances.
Note de voyage — 8
Routes droites, plates et longues, si longues, qu’à 35km/h, je crois ne jamais en voir la fin. Lorsqu’une colline coupe la vue, aussitôt la colline gravie la route reprend aussi droite, aussi longue, aussi plate. A l’heure du repas, je suis à Darocca, ville riche en églises, murailles, fontaines et forteresses, mais ville oubliée (l’autoroute construite, elle a plongé). Petit café dans l’angle de la porte maîtresse. Un piéton me dit qu’on y sert le menu, mais il n’y a personne derrière le comptoir. Sous les tabourets qu’occupent quelques demi-poivrots, des épluchures, des noyaux, des serviettes, toutes sortes d’ordures jetés à la mode ancienne, celle de l’Espagne franquiste.
-Il y a quelqu’un?
Car j’ai le souffle court, et soif.
-Luis! Appelle un client.
Il ne paraît pas. Plusieurs minutes. La gorge de plus en plus sèche.
A mon tour:
-Luis!
Ce qui fait rire les clients. Survient, sans se presser, une homme gros, jeune, peu rasé, gentil et pouilleux, qui empoigne mon vélo, passe sous un porche, se place devant une porte de remise, retire la barre de fer forgé et assène pour ouvrir un coup de pied massif.
-Là, elle sera au frais ta bicyclette!
-Et manger?
-Oui, dans la salle.
Deux portes en parallèle, si étroite qu’à l’origine elles ne devaient en former qu’une. A gauche les toilettes, à droite la salle. Un couple installé. Il mange. Peu après, trois tables sont occupées. Luis paraît, il énonce les plats. Ne se souvient plus. Rentre en cuisine. Enonce d’autres plats. Quand il énonce pour moi, il n’y a pas de paella. La fois suivante, il y en a. C’est aussi lui qui sert. Quand il ne disparaît pas au bar. Il revient, et raconte une blague pour la salle. Qu’il enchaîne avec une autre blague et une troisième. Mais le plus étrange est que les personnages de ces blagues, il les présente comme s’il les connaissait: s’il y a une mère, c’est toujours la sienne, un ami, c’est son ami et il le nomme, une amante, son amante. Les tables rient. Elles n’osent pas faire autrement. Je fais semblant de ne pas comprendre. Cela me gêne. Ce spectacle. Le repas fini, il me raccompagne à la remise. Je manque lui dire “c’est ouvert, non?”, puis en déduis qu’il a fermé. Devant la porte, même coup de pied, puis sans transition, en direction de la ruelle:
-Maman! Ma-man!