Notes de voyage — 3

Un temps radieux, de l’air frais, un vis­i­bil­ité sans lim­ites. Dans la plaine, des champs en damiers, sur les crêtes des éoli­ennes blanch­es, et pour com­mencer une descente en pente douce. Je me laisse couler, j’at­teins un gira­toire, il donne sur l’au­toroute. Incré­d­ule, j’en fais le tour et con­state, pas d’autre issue. Avan­tage, les grands déserts d’Es­pagne sont sil­lon­nés par des ouvri­ers en mis­sion. En salopette, clope au bec, ils cir­cu­lent par cou­ple à bord de camion­nettes de dépan­nage, s’ar­rê­tent pour télé­phon­er et piss­er. Il y en a deux dans le gira­toire. Le pas­sager télé­phone, le chauf­feur pisse. Con­trepar­tie de ces travaux loin de la base, les mis­sion­nés con­nais­sent peu le détail des régions. D’après le gras qui se rebou­tonne, il n’y a que l’au­toroute. Retour à La Cala­hor­ra. Pre­mière leçon de la journée: se ren­seign­er auprès des voisins, et d’abord les plus âgés. Il existe une voie de ser­vice, me dit un vendeur de sauciss­es. Me voici donc à cahot­er sur le bord de la six pistes. Plus loin un paysan con­firme, je fini­rais par débouch­er sur de l’as­phalte. Plus tard, je suis à Guadix, ville de pierre plan­tée dans un décor troglodyte où nous avons dîné il y a deux ans, avec Gala et les enfants, avant d’aller fêter Noël dans une auberge rurale près d’une mine aban­don­née. Au pas­sage, j’ad­mire ces façades rap­portées qui ter­mi­nent désor­mais les loge­ments excavés par les ancêtres, passe Benalúa et m’en­gage dans une mer­veilleuse val­lée que j’en­cour­age les amoureux du paysage minéral à arpen­ter: d’un fond vert, boisé, irrigué par la riv­ière Fardes, sur­gis­sent par cen­taines de mono­lithes. A tra­vers ce décor, je roule à bonne vitesse, dans le soleil, mar­que une pause à la sor­tie du défilé, à Vil­lanue­va de las Tor­res, où je dis­cute avec le vieil­lard de la place, ce per­son­nage que l’on ren­con­tre dans tous les hameaux d’Es­pagne, entre l’heure des repas, assis sur le banc pub­lic, appuyé sur une canne, veil­lant aux pas­sages des hommes con­nus et moins con­nus.
-Après Dehe­sas, je ne sais pas, mais il y a une excel­lente table au col de la Chèvre du Saint-Christ, me dit-il.
Comme je suis un entêté, je n’é­coute ni ce vieux sage ni la gitane qui au vil­lage suiv­ant peint des Schtroumpfs sur la paroi de l’épicerie. J’ac­célère. Dernière image avant les prob­lèmes, cette famille qui décharge un camion de poules. Père, mère, filles, tous ensem­ble, fascinés, me regar­dent moi qui m’en­fonce dans ce dédales de petites mon­tagnes poudreuses. Très vite la route change d’al­lure. Elle est comme desséchée. Une peau de rep­tile. Ou une langue. Morte, écrasée et qui se rétracte. Sur les hau­teurs, elle passe de justesse entre deux dépres­sions. Ici et là, des ruines, haltes pour chevaux, cas­es de berg­erie, moulins, hangars troués. A ce moment-là, je compte un peu moins de soix­ante kilo­mètres. J’ai faim, j’ai soif et il faut respecter l’ho­raire: les salles à manger ouvre à 13h30, on y dîne jusqu’à seize heures. Mon but est indiqué sur la feuille de papi­er que je serre dans ma poche de dos: Estación de Hue­sa. Fatigué, le ven­tre gar­gouil­lant, je véri­fie ma direc­tion au pre­mier croise­ment. Seul le chant des gril­lons per­turbe le silence. Le col est par là. Donc l’auberge du Saint-Christ est à l’op­posé de ma route. Je reste avec les gril­lons. Va pour cette Estación. Sauf qu’après trente ans, je ne maîtrise pas encore tout de l’Es­pag­nol. Après coup je dirais qu’une Estación est un point. Un point de vue ou encore le point le plus haut d’une comar­que. Tenu par mes réflex­es de Suisse, je com­pre­nais gare et imag­i­nais un buf­fet là où il n’y a que vent, four­nais­es et plaines. Soudain la route s’in­ter­rompt. Je la cherche. Elle n’y est plus. Seule option, revenir sur mes pas, revoir la famille et la gitane, plus d’une heure de pédalage. Trop décourageant. J’en­gage le vélo sur un chemin. Essayez de vous représen­ter mon vélo. Cadre jaune radioac­t­if, freins à dis­ques, poids plume, change­ment élec­tron­ique, selle-fusée. Dans le cail­lou, les ornières, le bois déchi­queté et les os de mou­tons. Sur dix, quinze kilo­mètres. Pen­dant lesquels je jure et j’an­goisse. Car je n’ai pas emmené de pompe. Ni de cham­bre à air. De plus, j’ai mal cal­culé mes efforts. Depuis le parc mono­lithique, je n’ai fait que mon­ter. Ain­si le chemin ne fait que descen­dre. Mau­vais pour les sec­ouss­es, les pneus, les jantes. Que faire? Marcher? Impos­si­ble: j’ai aux pieds ces brod­e­quins à vis et socles que por­tent doré­na­vant tous les cham­pi­ons cyclistes. J’ab­sorbe. Une descente de plus de deux heures. Au début, je crois encore à mon repas, à un menu “vino, café y postre inclu­i­do”. Puis à un sand­wich. A un Coca. A l’une de ces sta­tions-ser­vices qui au milieu du désert offrent des armoires frig­ori­fiques où piocher de la bois­son. Au lieu de quoi, par­venu à une inter­sec­tion (le pins embau­ment, les oiseux chantent, le soleil brûle), je lis à gauche comme à droite et devant encore “coto de caza pri­va­do”. A droite donc, jusqu’au fond de la val­lée. Le chemin s’in­ter­rompt. Je remonte. A gauche. Même décon­v­enue. Je remonte. Devant, à nou­veau tout ce paysage, le même, bosquets de résineux, cail­lasse brisée, terre chaude, blanche, poudreuse. Et à perte de vue, les oliviers. Des cen­taines de mil­liers d’o­liviers. Les oliviers de la province de Jaén, je m’en sou­viendrais: ils don­nent, dit-on, la meilleure huile du pays — ils peu­vent, dans ce silence, avec ce soleil. A la fin, je retrou­ve l’as­phalte. Un vil­lage aus­si. Que je par­cours mai­son par mai­son. Il est fer­mé. Portes, fenêtres, granges, tout est fer­mé. Je lève les yeux vers les bal­cons pour voir si sèche quelque part du linge. Mon bidon con­tient plus trois gorgées d’eau. Je roule cinquante kilo­mètres sans crois­er per­son­ne. Chaque fois que sur­git au loin, par­fois très loin, comme un bou­chon flot­terait dans un nuée, une bâtisse, je me promets d’y trou­ver de l’eau; elle est aban­don­née. Une voiture passe, puis une autre. Com­ment les arrêter? Après qua­tre vingt kilo­mètres, j’en­tre dans une exploita­tion agri­cole. Entouré de chiens, je mets la main sur un tuyau et bois de l’eau chaude. De retour sur la route, il me vient à l’idée que c’é­tait peut-être autre chose que de l’eau. Je bois encore. Drôle de goût. Alors com­men­cent les dif­fi­cultés. Il s’ag­it d’at­tein­dre Úbe­da, la seule ville où je peux espér­er trou­ver un hôtel. Je roule depuis plus de six heures avec pour seul car­bu­rant un demi-toast pris ce matin au bar. D’ailleurs, je ne le sens plus. Il a été entière­ment assim­ilé. Pas plus que mes jambes, qui cepen­dant con­tin­u­ent de tourn­er à la même vitesse, 20 km/h, puis 15 km/h, puis quand la route se met à mon­ter.  9 km/h. Un véri­ta­ble tobog­gan cette route. Tout en haut, la ville. Je pointe sur elle, me tiens con­cen­tré, dans la bande côtière, entre les champs d’o­liviers et le pas­sage des voitures (elles sont de retour) et grimpe. Par­ti il y a sept heures. Et encore une demi-heure… Le vélo avance de moins en moins, chaque tour de pédalier me coûte. Je me glisse dans le fos­sé et dors. Puis ramène le vélo sur la route et roule une autre demi-heure. Retourne dans la fos­sé et dors. Après huit heures et seize min­utes, telles qu’indiquées au comp­teur, je suis à Úbe­da. Au gira­toire. A l’en­trée de cette ville mau­dite qui domine des hectares de néant. Sans un mot, je com­mande un Coca-Cola et m’assieds con­tre la porte coulis­sante de la sta­tion-ser­vice, que le détecteur, réagis­sant à mes soupirs, ouvre et ferme con­tinû­ment dans mon dos.