Un temps radieux, de l’air frais, un visibilité sans limites. Dans la plaine, des champs en damiers, sur les crêtes des éoliennes blanches, et pour commencer une descente en pente douce. Je me laisse couler, j’atteins un giratoire, il donne sur l’autoroute. Incrédule, j’en fais le tour et constate, pas d’autre issue. Avantage, les grands déserts d’Espagne sont sillonnés par des ouvriers en mission. En salopette, clope au bec, ils circulent par couple à bord de camionnettes de dépannage, s’arrêtent pour téléphoner et pisser. Il y en a deux dans le giratoire. Le passager téléphone, le chauffeur pisse. Contrepartie de ces travaux loin de la base, les missionnés connaissent peu le détail des régions. D’après le gras qui se reboutonne, il n’y a que l’autoroute. Retour à La Calahorra. Première leçon de la journée: se renseigner auprès des voisins, et d’abord les plus âgés. Il existe une voie de service, me dit un vendeur de saucisses. Me voici donc à cahoter sur le bord de la six pistes. Plus loin un paysan confirme, je finirais par déboucher sur de l’asphalte. Plus tard, je suis à Guadix, ville de pierre plantée dans un décor troglodyte où nous avons dîné il y a deux ans, avec Gala et les enfants, avant d’aller fêter Noël dans une auberge rurale près d’une mine abandonnée. Au passage, j’admire ces façades rapportées qui terminent désormais les logements excavés par les ancêtres, passe Benalúa et m’engage dans une merveilleuse vallée que j’encourage les amoureux du paysage minéral à arpenter: d’un fond vert, boisé, irrigué par la rivière Fardes, surgissent par centaines de monolithes. A travers ce décor, je roule à bonne vitesse, dans le soleil, marque une pause à la sortie du défilé, à Villanueva de las Torres, où je discute avec le vieillard de la place, ce personnage que l’on rencontre dans tous les hameaux d’Espagne, entre l’heure des repas, assis sur le banc public, appuyé sur une canne, veillant aux passages des hommes connus et moins connus.
-Après Dehesas, je ne sais pas, mais il y a une excellente table au col de la Chèvre du Saint-Christ, me dit-il.
Comme je suis un entêté, je n’écoute ni ce vieux sage ni la gitane qui au village suivant peint des Schtroumpfs sur la paroi de l’épicerie. J’accélère. Dernière image avant les problèmes, cette famille qui décharge un camion de poules. Père, mère, filles, tous ensemble, fascinés, me regardent moi qui m’enfonce dans ce dédales de petites montagnes poudreuses. Très vite la route change d’allure. Elle est comme desséchée. Une peau de reptile. Ou une langue. Morte, écrasée et qui se rétracte. Sur les hauteurs, elle passe de justesse entre deux dépressions. Ici et là, des ruines, haltes pour chevaux, cases de bergerie, moulins, hangars troués. A ce moment-là, je compte un peu moins de soixante kilomètres. J’ai faim, j’ai soif et il faut respecter l’horaire: les salles à manger ouvre à 13h30, on y dîne jusqu’à seize heures. Mon but est indiqué sur la feuille de papier que je serre dans ma poche de dos: Estación de Huesa. Fatigué, le ventre gargouillant, je vérifie ma direction au premier croisement. Seul le chant des grillons perturbe le silence. Le col est par là. Donc l’auberge du Saint-Christ est à l’opposé de ma route. Je reste avec les grillons. Va pour cette Estación. Sauf qu’après trente ans, je ne maîtrise pas encore tout de l’Espagnol. Après coup je dirais qu’une Estación est un point. Un point de vue ou encore le point le plus haut d’une comarque. Tenu par mes réflexes de Suisse, je comprenais gare et imaginais un buffet là où il n’y a que vent, fournaises et plaines. Soudain la route s’interrompt. Je la cherche. Elle n’y est plus. Seule option, revenir sur mes pas, revoir la famille et la gitane, plus d’une heure de pédalage. Trop décourageant. J’engage le vélo sur un chemin. Essayez de vous représenter mon vélo. Cadre jaune radioactif, freins à disques, poids plume, changement électronique, selle-fusée. Dans le caillou, les ornières, le bois déchiqueté et les os de moutons. Sur dix, quinze kilomètres. Pendant lesquels je jure et j’angoisse. Car je n’ai pas emmené de pompe. Ni de chambre à air. De plus, j’ai mal calculé mes efforts. Depuis le parc monolithique, je n’ai fait que monter. Ainsi le chemin ne fait que descendre. Mauvais pour les secousses, les pneus, les jantes. Que faire? Marcher? Impossible: j’ai aux pieds ces brodequins à vis et socles que portent dorénavant tous les champions cyclistes. J’absorbe. Une descente de plus de deux heures. Au début, je crois encore à mon repas, à un menu “vino, café y postre incluido”. Puis à un sandwich. A un Coca. A l’une de ces stations-services qui au milieu du désert offrent des armoires frigorifiques où piocher de la boisson. Au lieu de quoi, parvenu à une intersection (le pins embaument, les oiseux chantent, le soleil brûle), je lis à gauche comme à droite et devant encore “coto de caza privado”. A droite donc, jusqu’au fond de la vallée. Le chemin s’interrompt. Je remonte. A gauche. Même déconvenue. Je remonte. Devant, à nouveau tout ce paysage, le même, bosquets de résineux, caillasse brisée, terre chaude, blanche, poudreuse. Et à perte de vue, les oliviers. Des centaines de milliers d’oliviers. Les oliviers de la province de Jaén, je m’en souviendrais: ils donnent, dit-on, la meilleure huile du pays — ils peuvent, dans ce silence, avec ce soleil. A la fin, je retrouve l’asphalte. Un village aussi. Que je parcours maison par maison. Il est fermé. Portes, fenêtres, granges, tout est fermé. Je lève les yeux vers les balcons pour voir si sèche quelque part du linge. Mon bidon contient plus trois gorgées d’eau. Je roule cinquante kilomètres sans croiser personne. Chaque fois que surgit au loin, parfois très loin, comme un bouchon flotterait dans un nuée, une bâtisse, je me promets d’y trouver de l’eau; elle est abandonnée. Une voiture passe, puis une autre. Comment les arrêter? Après quatre vingt kilomètres, j’entre dans une exploitation agricole. Entouré de chiens, je mets la main sur un tuyau et bois de l’eau chaude. De retour sur la route, il me vient à l’idée que c’était peut-être autre chose que de l’eau. Je bois encore. Drôle de goût. Alors commencent les difficultés. Il s’agit d’atteindre Úbeda, la seule ville où je peux espérer trouver un hôtel. Je roule depuis plus de six heures avec pour seul carburant un demi-toast pris ce matin au bar. D’ailleurs, je ne le sens plus. Il a été entièrement assimilé. Pas plus que mes jambes, qui cependant continuent de tourner à la même vitesse, 20 km/h, puis 15 km/h, puis quand la route se met à monter. 9 km/h. Un véritable toboggan cette route. Tout en haut, la ville. Je pointe sur elle, me tiens concentré, dans la bande côtière, entre les champs d’oliviers et le passage des voitures (elles sont de retour) et grimpe. Parti il y a sept heures. Et encore une demi-heure… Le vélo avance de moins en moins, chaque tour de pédalier me coûte. Je me glisse dans le fossé et dors. Puis ramène le vélo sur la route et roule une autre demi-heure. Retourne dans la fossé et dors. Après huit heures et seize minutes, telles qu’indiquées au compteur, je suis à Úbeda. Au giratoire. A l’entrée de cette ville maudite qui domine des hectares de néant. Sans un mot, je commande un Coca-Cola et m’assieds contre la porte coulissante de la station-service, que le détecteur, réagissant à mes soupirs, ouvre et ferme continûment dans mon dos.