Mois : avril 2019

“Luxury Hotel”

Au pre­mier étage du Vien­tiane lux­u­ry hotel, qui n’est pas lux­ueux et n’est pas bien lavé, der­rière une vit­re pleine de soleil, je pédale. En bas, dans la rue, deux familles vont et vien­nent. Elles entrent et sor­tent de leurs maisons qui sont mitoyennes et don­nent sur la rue. Il n’y a pas de trot­toir, les familles vivent chez elles, mais aus­si dans la rue. Une ou deux familles ? Je ne saurais dire. Par­fois un indi­vidu change de mai­son, mais peut-être rend-il une vis­ite en voisin ? Comme je pédale pen­dant des heures, j’assiste à leur quo­ti­di­en. La grand-mère vide son assi­ette dans une poubelle accrochée au mur, le père trie des feuilles de thé. La fille ren­tre du bad­minton, elle ressort changée. Le père démarre la moto et l’accompagne à l’école (elle porte l’uniforme et un cartable). Le père gare tous les véhicules de la famille, deux motos, un vélo, le tri­cy­cle, puis déplace la voiture, plutôt la rap­proche de quelques cen­timètres du bord du trot­toir. Le père met de l’ordre. La voi­sine arrive à moto, roule sur la ter­rasse, dis­paraît à l’intérieur de la mai­son avec la moto. La grand-mère étend le linge. La petite-fille (coupe de bonze) s’enfuit. La mère la rat­trape, un 4 x 4 passe. A nou­veau, elle s’enfuit. On la rat­trape. La grand-mère et la mère la ramè­nent sur la ter­rasse. C’est un jeu. Les deux femmes me voient et me mon­trent à la gamine. Je fais signe, les femmes font signe, la gosse ne com­prend pas. A cet âge, à quelle dis­tance voit-on ? Le lende­main, à nou­veau à mon poste. Ce n’étaient pas des feuilles de thé, mais une épice. La famille pré­pare à manger, sort dif­férents plats sur la ter­rasse, attend le client. Début d’après-midi, elle mange ce qu’elle n’a pas vendu.

Disparaître

Il sem­ble que je sois le seul à être choqué par le fait qu’on ne puisse plus dis­paraître. Sauf si on est riche. Ce qui ajoute à mon angoisse.

Crass

“There is not author­i­ty but your­self”. Peint sur les draps accrochés aux murs des salles où le groupe jouait en 1978 son album “Sta­tions of the Crass”.

Triumvirat

Sont intim­i­dants la beauté, le luxe et l’administration.

Activité 2

Dans un char­i­ot dont elle actionne les roues au moyens de manettes, une hand­i­capée, femme vieille, joyeuse et vive, arpente les rues du cen­tre de Vien­tiane à l’heure où je m’in­stalle devant l’épicerie. Le pre­mier jour, un chien noir paraît avant son arrivée. Le lende­main, il paraît après son arrivée. Le jour suiv­ant, il marche à côté du char­i­ot, part et revient. Quand la femme pousse sur les manettes pour s’en aller, il est couché au sol. De l’autre côté du car­refour, elle lui par­le. Le chien ouvre l’oeil, dresse l’or­eille, se tourne. Il hésite. Il sem­ble deman­der con­seil. Je ne bouge pas. Une autre phrase de la femme, longue, une sorte d’ex­pli­ca­tion, et le chien se décide.

Activité

A Vien­tiane, chaque après-midi, lorsque la tem­péra­ture passe sous la barre des 40 degrés, je prends place sur un banc de étal devant une épicerie qui garde de la Laobeer au frais. Les chauf­feurs, les gar­di­ens de porte, et les maçons qui con­stru­isent l’im­meu­ble voisin achè­tent des jus de mangue, de mel­on et d’ananas frap­pés avec de la glace. Dès le troisième jour de ce rit­uel de fin de journée — saluer la dame qui se tient dans son antre par­mi les paque­ts de chips et les savons, ouvrir l’ar­moire, pren­dre une Laobeer, pay­er 10’000 Kip, s’asseoir sur le banc — la dame s’est aperçue qu’elle pou­vait aus­si bien trans­former son épicerie en café, elle a donc sor­ti une table et des chais­es sur le trot­toir. Le reste du temps, le men­ton dans les mains, elle regarde des reportages sur les ani­maux polaires, ours de Sibérie, Rennes lapons, loups kazhaks.

Fonctionnaires

Plus il y en a, moins il y a de lib­erté. L’ad­min­is­tra­tion ne doit pas être expro­priée, elle demeure dans l’individu.

Sidéral

Sans Dieu, et il n’en faut pas, l’homme n’a que son énergie native, c’est à dire, face aux obsta­cles du temps et de l’e­space, la per­spec­tive de s’étein­dre. Il pro­duit ain­si moins de lumière qu’il n’en pro­dui­sait à la sur­face de la terre quand il lev­ait les yeux vers le ciel, le dirigeait vers les grottes ou fer­mait les yeux. Il vit, en gaspillant son énergie, une apogée. Le cerveau panique. Et le corps. C’est bien. C’est juste. Des fac­teurs de vitesse et d’en­tropie. La lumière s’éteint. Preuve qu’elle a éclairé. L’homme ne vit que pour mourir. Tel est son human­ité, un héroïsme. Hélas, il y a encore sur l’é­corce hab­it­able de larges frac­tions de prim­i­tifs qui prient du bois.

Grünewald

Mon­frère don­nait la bas­ton­nade au Christ.
-Enfin, dis­ais-je, il a un prob­lème de cou­ple, c’est une affaire privée, laisse-le vivre!
Alors, pour pro­téger le Christ, je l’embrassais. Je le trou­vais car­i­cat­ur­al et sanglant, pois­seux et pous­siéreux, et couron­né d’épines comme dans les pein­tures de Grünewald.

Indiens

Lieu calme. Mesure, cour­toisie. Là où je suis en cet instant, à l’é­tranger, en Asie du sud-est. Arrive un Indi­en d’Inde. Par­lé du Com­mon­wealth, peau orange. Il envahit. Ges­tic­ule. Occupe. Comme s’il était une foule. Phénomène biologique. Con­ta­gion. A se bat­tre à domi­cile avec la foule on a sur soi ses stig­mates. Bom­bay, New-Del­hi, Cal­cut­ta — des ter­mi­tières. Chi­nois: avec quelques nuances, même effet de masse, même niveau sonore, même ago­nie exis­ten­tielle, et cela même si l’in­di­vidu est pro­jeté dans le monde telle une météorite, c’est à dire seul, touriste seul (ce qui est rare): ils occu­pent à la fois l’e­space et le temps.