Mois : mars 2019

Le Sexe 2

Drôles de femmes qui toutes entières se con­sacrent à la sculp­ture du corps, l’hy­giène, l’ap­parence, obti­en­nent de mer­veilleux résul­tats mais ne sus­ci­tent pas l’om­bre d’un désir comme si cette ascèse qui passe par la mus­cu­la­tion et l’inges­tion de cru­dités cap­tait toute leur énergie. A leur place, je me méfierais: soudain jeunesse est passée. A moins que ce ne soit déjà le cas. Car enfin, où sont les amants, les maris, les enfants? La fête des sens ? Rien que des corps tra­vail­lés, mesurés, exposés dans le vide des miroirs, que l’on garde pour soi ou, pour les plus enragées, que l’on revendique.

Jake

Jake le Gal­lois. Vingt-neuf ans, une ner­vosité d’ado­les­cent. Deux enfants qu’il ne voit pas. “P… je ne vois plus mes filles, pre­mière chose qu’il déclare en se hissant à l’ar­rière du camion. C’est m p… de femme! Elle ne veut pas.” Il tend la main:
-Au fait, mon nom est Jake.
Deux semaines de saouleries à Pat­taya.
-N’im­porte quoi. Fal­lait que je décroche. Quand j’ai vu qu’il y avait ce camp de boxe, j’ai pris un taxi.
-Jusqu’i­ci…?
-Ouais, je sais. De la folie! Plus cher qu’un bil­let d’avion. D’ailleurs, je suis fauché. Tout mon p… d’ar­gent est passé dans ce taxi.
Comme chaque matin, le camion nous dépose au camp. Cer­tains mon­tent sur le ring, d’autres rejoignent la piste de vitesse. Les entraîneurs sif­flent le ral­liement. Les boxeurs afflu­ent. Jake s’aligne, il frappe dans un sac, fait des pom­pes, rougit, s’es­souf­fle, vom­it. Le lende­main, à l’heure du camion:
-P…, j’ai été mal toute la p… de nuit!
Les jours suiv­ants, il n’est vis­i­ble nulle part, ni dans les quartiers ni à l’en­traîne­ment. Quand je le croise sur le car­refour, il me donne ses bons de mas­sage:
-Plus besoin, je m’en vais.
Il me mon­tre la pho­to de son hôtel à Bangkok.
-Un “par­ty­ing hotel”. Bar ouvert nuit et jour. Là, c’est la piscine, avec des sortes de bouées. Tu te mets à poil et tu te laiss­es aller.
Quant au tatouage de drag­ons et de ser­pent, une impor­tante tache de 15 cen­timètres sur la tête, il ne se sou­vient pas, il dor­mait, il s’est réveil­lé le lende­main, dans un bor­del, éton­né de trou­ver ça là.

Chaleur

En cham­bre, l’air con­di­tion­né sur 26 degrés: dehors, une tem­péra­ture de 39 degrés.

Le Sexe

Ravis­sante femme. Hélas trem­pée dans un pot d’en­cre. Bras, cuiss­es et dos bar­i­olés. Moulée comme les déess­es de la stat­u­aire clas­sique. Ne man­quent que les seins. Poitrine peu rebondie. Mais les fess­es: un chef-d’oeu­vre de la nature. Et plus que tout, la grâce. Une façon de se mou­voir, de hauss­er les sour­cils, de fix­er, de s’é­ten­dre, d’on­d­uler. Jamais les femmes ne sauront à quel point  cette grâce déployée à la fois émeut et angoisse, c’est à dire porte à l’acmé le désir et aus­sitôt le frus­tre, bref, à quel point pour l’homme cette dimen­sion sur­na­turelle dans cer­taines par­ties de la nature est douloureuse.

Passage

A quand remonte l’e­scro­querie? Celle qui nous fait pass­er du besoin de tra­vailler à l’oblig­a­tion de travailler?

Soljenitsyne

« Si le monde n’est pas arrivé à son terme, il s’est approché d’un tour­nant majeur dans l’histoire, égal en impor­tance au tour­nant du Moyen-âge à la Renais­sance. Il exig­era de nous une poussée spir­ituelle : nous devrons nous élever à un nou­veau som­met de vision, à un nou­veau niveau de vie où notre nature physique ne sera pas mau­dite comme au Moyen-âge, mais, plus impor­tant encore, notre être spir­ituel ne sera pas piét­iné comme dans l’ère mod­erne.» Dis­cours de Haward, 1978. 

Lac

C’est un radeau de bam­bou grand comme un salon occi­den­tal. Le toit est tressé de feuilles de palmes. Nous avons embar­qués à dix-huit après avoir pataugé dans le limon de la berge. Une pirogue à moteur pilotée par un ouvri­er en cagoule nous a poussé au large. Elle s’est éloignée et le silence est revenu. Sur le lac Huai Pa Daeng dérivent d’autres radeaux. Les occu­pants thaïs bar­bo­tent. Tenus qu’ils sont par des gilets de sauve­tage, ils sem­blent marcher. Ils font signe. Nous répon­dons. Un cou­ple porte des masques de plas­tique blancs. Des masques qui rap­pel­lent ceux des hock­eyeurs. Ici, il faut à tout prix éviter de noir­cir son teint. Les filles qui nous accom­pa­g­nent se baig­nent, puis accrochées d’une main au radeau, à plat ven­tre, se lais­sent entraîn­er. La pirogue revient. Elle apporte du riz au poulet, de la salade de mangue, de l’ananas et de la bière. Nous avons com­mandé deux bacs de glaçons. Pen­dant plusieurs heures, le radeau flotte entre des îles de boue. Il est ten­du de nattes. Quelque boxeurs dor­ment, d’autres dis­cu­tent. Cha­cun à son tour envoie de la musique vers le haut-par­leur apporté par le voisin.

Université-forêt

Au lever su soleil, gravi 2500 march­es, soit huit fois l’escalier qui mène à la grotte sacrée du tem­ple de Nakhon ratch­aburi. A la fin de la dernière ascen­sion, j’en­tre dans la mon­tagne, je m’assieds au milieu des boud­dhas. Puis je rejoins les autres. Assis en tailleur dans une pagode, les yeux fer­més, ils chan­ton­nent. Plus bas, une maçon brasse du morti­er pour répar­er les march­es fendues de l’escalier sacré. Quand nous reprenons place sur le pont de la camion­nette (le chauf­feur fait des pointes à 130 km/h, je jure que je vais mourir, tape con­tre la cab­ine, il se vexe: la con­duite, il con­naît et n’ac­ceptera aucune remar­que, même venant d’un mort), le moine nous accom­pa­gne. Il dis­tribue du riz glu­ant à la banane. Par­le anglais. J’en prof­ite pour pos­er une ques­tion bête:
-Vous vivez toute l’an­née dans cette forêt?
-Oui, bien sûr.
Et une autre à mon voisin améri­cain, après que le moine soit descen­du:
-Com­ment se fait-il qu’il par­le si bien l’anglais?
-Il l’au­ra appris à l’université.

Cuisine

Sur un car­refour de la ban­lieue de Phetch­abun. Con­tre la dou­ble-voie, dans un hangar jaune, de la marchan­dise en gros, une sta­tion-essence et un guichet qui vend des jus de coco. Dans le bas côté de la route, sous des para­sols, dès le matin et jusqu’à la nuit, des femmes à cha­peaux mous. Elles tri­co­tent des col­liers de fleurs boud­dhiques que l’une d’elle vend aux auto­mo­bilistes arrêtés au feu. La chaleur est suf­fo­cante. L’élec­tion a lieu demain, la pro­pa­gande résonne dans les porte-voix. Der­rière la ville, les champs brû­lent. Après l’en­traîne­ment (soulever des pneus, porter des pneus, pouss­er une camion­nette — à la manoeu­vre, six femmes taille man­nequin, moi et un tourneur islandais), nous man­geons un riz entre hommes en regar­dant un com­bat de muay-thaï. Le Gal­lois (biceps, tem­pes et crâne tatoués) à l’Is­landais:
-Tu l’as vue?
-Non, mais non… elle est par­tie à Dubaï.
Je les regarde sans com­pren­dre. Chemin du retour pour l’hô­tel, les deux con­sta­tent:
-C’est ouvert.
Ils fix­ent un appen­tis sur le côté du hangar jaune.
-Qu’est-ce que c’est? Un garage? Fais-je.
-Les putes! fait le Gal­lois.
-Pas ce soir pour moi, dit l’Is­landais, leur bière est chaude.
-Bon, alors je vais aller acheter du Whyskie et je le boirai dans ma cham­bre.
Le Gal­lois dis­paraît dans la nuit.
-Ah, je vois, fais-je. Et que va-t-elle faire à Dubaï?
-A Dubaï, demande l’Is­landais. La cuisine?


Huitième

L’art per­vers de la civilisation.