Deuxième jour d’entraînement. Couteau, bâton, pieds-poings. L’ambiance est décontractée, sympathique, cependant sérieuse. Les experts défilent, je suppose qu’ils viennent donner une partie de l’enseignement entre deux périodes de travail. Au terme de quatorze heures de répétition technique, fin du stage; pour ceux qui le souhaitent passage de grade. La veille, j’hésitais, et le matin encore — à tout prendre, j’essaie et passe (de justesse).
Mois : avril 2018
Tact
Quittant le dojo en soirée, je me traîne épuisé rue de l’Amiral-Roussin. Premier comptoir, je désigne au patron les deux colones de pression, 1164 et Kronenbourg.
-Quelle différence?
-Celle-ci, c’est de la pisse.
(A sept euros la “pinte” comme disent les Parisiens, donc plus cher qu’en Suisse).
Grenelle
Dimanche, je quitte l’arrière-boutique, je monte dans le train, je suis à Paris. A la Goutte d’or, Gérard toujours aussi aimable me tend la clef de l’appartement communiquant, celui des visites et me répète le rituel: “voici la serrure, ceci est votre porte, ici c’est la mienne, vous faites comme chez vous”. La nuit tombe lorsque nous sortons. L’air est chaud et humide, les rues plus calmes qu’à l’habitude. Nous allons dans ce bar à vins, pâtés et saucissons autrefois tenu par Mouloud et que le nouveau patron, Yassine, à transformé en restaurant de tapas. Sur la terrasse, les mêmes clients que l’an dernier et l’an précédent, amis de Gérard. L’ouvreuse de cinéma, l’intellectuel marié à une fille de Léon et une décoratrice marchande de couleurs biologiques — comme elle s’était arrêtée à l’automne dernier, la discussion reprend. Sauf que je suis anxieux. Le stage de combat débute le lendemain, au matin et parcourant la carte je n’y trouve pas ce qu’il faudrait, des pâtes, du riz, des patates. Puis je me promettais d’économiser la bière. Quelques minutes plus tard, j’en suis au deuxième litre. Arrive une salade de pieuvre à l’ail. Le genre de plat à éviter. La bouche sèche, je m’endors pour me réveiller bientôt et boire, et boire encore, et ainsi, toute la nuit. Avant que ne retentisse la sonnerie du téléphone, je suis sur pieds. A huit heures, je charge mon barda et attrape sur les conseils de Gérard un métro à Marcadet-Poissonniers. Le dojo est dans le XVème. En perspective, la partie supérieure de la tour Eiffel. Sur les bancs, je suis seul, équipé de ma coque et des jambières, laçant les chaussures, vérifiant la tenue. Peu avant l’heure, entre dans le vestiaire un jeune au crâne rasé que l’on verrait volontiers sur une pochette d’album Oï. A y regarder de plus près, il pourrait aussi jouer un rôle mutant dans un film de science-fiction. Il est policier — nous sympathisons. Maintenant, il est dix heures. Dans la salle, autour d’Alain Formaggio, un homme en béquilles, un gardien de prison et un monsieur chenu à barbichette qui se présente: il est skipper et a été mal reçu dans le port de Malaga, ville où je lui dis habiter. L’instructeur en chef ayant fini l’annonce du programme, il présente ses assistants. Le blessé est quatrième dan, le skipper ceinture noire. Premier combat, le jeune policier martien me soulève. Je tombe de haut, sur l’oreille.
Savoie 2
En début d’après-midi, nous sommes au village d’Abondance. Il y a dix-huit ans, j’y passais pour la première fois. Parti du squat de Genève à vélo, prétendant rejoindre en une fois, par Champéry, Monthey puis le col des Mosses, la ferme familiale — une folie. Il y a deux ans, Aplo s’établissait ici pour suivre deux ans d’étude en interne après avoir été interdit de poursuite d’études à Fribourg. La même année, j’y venais à pied, par le col, afin d’éviter un contrôle de douane et rentrais en Suisse de la même façon. Aujourd’hui, c’est plus tranquille. Je me gare, je fais quelques pas avec Gala au bras, nous buvons. Mais alors nous vient l’idée saugrenue de remonter le fil du souvenir et de se rendre dans la Vallée verte, au Lac du Vallon, où nous avions l’habitude petits d’emmener skier les enfants.
-Non, non, rassuré-je Gala, c’est à vingt minutes!
Or, non seulement c’est faux (en général) mais ce jour-là, à peine atteint le village de la Vacheresse (que je confondais avec la Chèvrerie), nous trouvons la route barrée. Réflexe normal: “Il y a une déviation? Bah! Affaire de quelques kilomètres!” Pas dans la France de 2018. Vingt kilomètres. Nous voici dans une autre vallée, forcés de redescendre jusqu’au lac Léman, à la hauteur de Thonon, au milieu des hangars plastique. Trois heures de route en lacets pour voir le Vallon.
Savoie
Pas de Morgins — sur la descente de col, un véhicule me talonne. Selon mon habitude, je provoque, freine, freine encore. De rage, l’autre manque finir dans le ravin. Il ne va pas au bout de son idée, redresse et disparaît côté France. Au ralenti, nous entrons dans Châtel fantôme. Au cœur de la station, entre l’église, le monument aux morts et le parking, alignés, les bars; ils sont pleins, les terrasses donnent sur la route, les 4x4 roulent sur les pieds des buveurs, de jeunes bronzés, pour certain brûlés, à l’ivresse euphorique, aux faces contentes d’acteurs publicitaires. Gala penchée repère les hôtels, je m’occupe du verdict: “…fermé! …fermé!”
-Et celui-là?
-Fermé.
-Mais enfin s’emporte-t-elle, qu’en sais-tu?
-Pas de lumière, volets clos.
Nous roulons jusqu’à La Chapelle d’Abondance. A part cette brasserie montée par des Anglais où nous avons dîné en en 2010, rien que des façades aveugles. De retour à Châtel, Gala saute de voiture et questionne un pompier. Avec un accent du Lot-et-Garonne, il s’excuse:
-Je suis saisonnier.
De même que les autres, les bronzés qui boivent pour fêter, car c’est la fin de la saison, la station a dû fermer il y a quelques heures. Fin du statut de touriste. Vous n’existez plus. Arrêt dans un bar, en bord de départementale. J’ai cru voir des consommateurs: je me trompe, ce sont les amis de la patronne et je ne suis pas le bienvenu. Une passante nous envoie à l’Office du tourisme. Nous y trouverons, dit-elle, la liste des hôtels ouverts. Tourné sur route, je plante devant l’Office: il est fermé, il n’y a pas de liste.
-Allons voir au fond de la vallée!
Télécabines encapuchonnés, restaurant fermé.
-Assez, dis-je, je rentre en Suisse, je retourne dans l’arrière-boutique!
Mais la décision est moins nette qu’il n’y paraît car je ne sais où mettre la voiture. Il faudrait la rapporter à la ferme, chez Mamère, la garer dans le champ et redescendre en train à Lausanne — compliqué. C’est alors quer nous avisons un bâtiment-chalet. Comme les autres, volets clos, lumière éteinte. Une feuille est scotchée de travers sur la porte de vitre: ouvert. Les deux mégères qui en sortent confirment:
-Que voulez-vous?
-Dormir.
-Parce que manger, on ne peut pas. Suivez-moi!
Charmant. Odeur de vieille raclette et de chaussures de ski. La mégère me tend une clef. Celle-ci est attaché à un morceau de bois. Je fais sauter le morceau dans la paume de ma main.
-Quel numéro de chambre?
-Myrtilles.
-Oui, mais…
-Premier étage.
Jolie pièce, et vaste, décorée façon chalet pour Parisiens. Je sors sur le balcon, m’assieds dans une chaise-longue IKEA. Tandis que Gala, la tête dans la voiture, se maquille, les mégères montent à bord d’un 4x4. Elles s’en vont. J’ai mes bières, mais il n’y a pas de frigorifique. Nous remontons à Châtel. Dans la rue des bronzés, traversée de rires, nous prenons place sur une terrasse de restaurant. Je commande des pressions:
-Je viens de couper le fût, la saison est finie.
Nous retournons à La Chapelle, chez les Anglais, qui nous servent un excellent repas mondialisé: carré de viande à griller soi-même, frites en cornet sur leur support, hors d’oeuvres appelés “avalanche d’antipasti”. Heureusement, Gala trouve “délicieux”.
Lavaux
Gala parlait de se rendre dans cet hôtel russe, de mémoire un bâtiment perché sur la montagne et le Léman, muni de balcons, flanqué de tourelles. De la chambre, je n’avais pas de souvenir, mais il y a dix-sept ans — là, l’image est distincte — Gala se promenait en culottes sur la petite esplanade tandis que des dames affublées de grosses lunettes attendaient l’heure du repas. Aujourd’hui, nous ressemblions à ces pensionnaires. Comme elles, âgés et en attente. Au téléphone, la discussion avec Gala (elle à Genève, moi à Fribourg) continuait, de plus en plus vive à mesure que je disais “non”.
-Enfin, qu’irait-on faire au-dessus des Pléiades? Protestai-je.
-Je ferai du vélo.
-C’est un mur.
-Ah!
-Et il n’y a que des pizzas. Servies par des Français. D’ailleurs la route est fermée.
-Comment le sais-tu?
-J’y suis allé dimanche.
Plus tard, je comprends que Gala ne parle pas de l’hôtel, mais d’une pièce de location dans une maison de village.
-Je vois! Et les fenêtres donnaient sur la voie du train?
-Oui…
-Comment veux-tu que je retrouve pareil endroit! Nous étions arrivés par hasard, de nuit. Et puis, c’était il y a presque vingt ans.
-Tu exagères!
-Allons plutôt en France.
-Trop loin.
-A une demi-heure.
-Tu crois?
-Monthey-Pas de Morgins, demi-heure.
-Bon, je te rappelle.
Elle ne rappelle pas.
Une heure passe. Je me tiens dans le jardin, devant la ferme, le temps est radieux, au loin, découpés, les sommets des Paccots. N’y tenant plus, je compose le numéro de Gala.
-Pars tout de suite! Me dit-elle.
-Tu… tu es déjà dans le train.
-Mais oui, bien sûr, j’arrive!
Le rendez-vous a lieu — à Pully. Car il faut visiter une exposition Hodler. Le gardien déchire nos billets, je pénètre dans la première salle. Gala reste en arrière, en grande conversation avec le gardien. Ce qu’elle peut bien lui dire? Un mystère. Arrivé à la troisième salle, je rebrousse chemin. Pour qui est-elle venue, pour Hodler ou pour le gardien? Bientôt, je la trouve parcourant l’exposition en sens inverse (à la réflexion, c’est moi qui n’ai pas tenu compte du fléchage)
-Où étais-tu? Je demande.
-Ici. J’ai tout vu. On y va?
Classe 2
Au bout de la rue noire, dans une échoppe velue, une Noire vendait du manioc assise sur d’énormes sacs, déplaçant ses fesses pour libérer le passage comme mon bras se tendait en direction de l’armoire frigorifique remplie de bouteilles. Mais au lieu de saisir, j’hésitais, lisant l’une après l’autre les étiquettes.
-Du coca-cola, est-ce que vous avez ça?
-Comment tu dis?
Modifiant ma prononciation:
-Du coc-acol‑a!
La dame disait que non, elle n’en avait pas.
Assoiffé, je tenais la main à petite distance d’une bouteille de Fanta, mais à me représenter ce liquide orange et doux coulant sur la langue et dans ma gorge, je songeais, “je ne vais pas boire cette saloperie!”.
-Avez-vous de l’afri-cola?
Elle n’en avait pas. Me précipitant au fond du magasin, j’allais me plaindre à son fils, un demeuré qui vivait perché sur des sacs de manioc, du peu de volonté de collaboration de sa mère, laquelle nous rejoignait, déchargeant à nos pieds, dans un sac plus petit, un ensemble de graines, de farines et de poudres moisies “à trier, disait-elle, pour les mettre en vente”.
Classe
Arrivé en retard en classe, je voyais que le devoir d’allemand exigé par la maîtresse comptait trois pages. Or, je n’en avais que deux.
-Madame, disais-je, je suis tout à fait capable de produire le reste de la dissertation, j’ai mal interprété votre demande.
Rassuré, je m’entendais répondre:
-Prenez votre temps! Rapportez-moi ce que vous avez écrit!
Derechef, je m’exécutais, quittant jambes au ventre les bâtiment d’école, me fourvoyant tel un rat de laboratoire dans les couloirs d’un labyrinthe flanqué de pavillons identiques. Ayant récupéré le reste du devoir, je repartais dans l’autre direction, mais alors, les numéros de classe ne correspondaient plus. Hissé sur la pointe des pieds, je trouvais assis en rang des enfants plus petits, plus grands, inconnus, toutes sortes d’enfants sauf mes camarades. Un professeur à la retraite me croise: “eh bien, quand vous aurez fini de gesticuler, venez me rejoindre dans la salle de sports, nous nous exercerons!”. Et tout en filant, je disais: “volontiers!”. Plus loin, une négresse à chignon me barrait l’entrée d’un entrepôt. Tout de même je jetais un œil à l’intérieur: des poutrelles métalliques. De retour dans les allées du labyrinthe, survenait le fils du voisin, un petit roux qui, selon l’expression, avait “bien grandi: au lieu de conduire un tricycle, il conduisait un petit camion. Ainsi, courant d’une allée à l’autre, le devoir en main, je me disais: j’ai tout pour réussir, mais je suis perdu, l’heure est passée, le succès est derrière moi.
S’amuser
Dès que je fus ne mesure de répondre intelligemment à la question, je me demandais, “est-ce que tu t’amuses?”. Rarement je disais “non”, ou alors je m’arrêtais pour considérer la situation et, autant qu’il se peut, y remédier. Aujourd’hui une autre question s’impose, “comment rendre la vie intéressante?”. Affaire peut-être — oui, certainement d’âge, mais aussi organisation typique de la société: les marges maigrissent tandis qu’augmentent mécaniquement les questions à réponses déterminées.