Avec ma hache forgée à Albacete, parti sur le sentier du Graal qui aboutit à l’ermitage de San Adrían (on va croire que j’invente). Le troupeau du cousin de Calasanz venait de passer et j’enfonçais dans la gadoue. Comme ces jours j’ai un problème de chaussures — lié au déménagement — je portais des mocassins de daim à tiges. Afin de ne pas souiller, j’avançais donc avec circonspection, ce qui, un promeneur m’eut-il croisé, aurait paru étrange, vêtu que j’étais de pantalons de camouflage de l’armée thaïlandaise. J’attins la ferme où j’éloignai deux chiens de garde de mon bâton et grimpai un itinéraire de randonnée à cheval qui passe sur la France. Mais revenons au présent: il y a le choix et autant de variétés de sapins; rien à voir avec ces produits israéliens bien coordonnés, des sapins des Pyrénées, vifs et verts, certains constellés de pives. Sauf que la plupart ont un défaut. Celui-ci est grillé sur le flanc, celui-là tire sur le roux. Je saute en bas du chemin et m’engage dans un lit de rivière à sec. Alors je trouve mon spécimen, un arbre de trois bons mètres, raide, fourni et viril comme une flamme. Je sors ma hache, j’entame sa base. Aussitôt, je vois pourquoi je me suis coupé à Malaga en jouant devant la cible de mon bureau: aiguisé, le métal pénètre sans effort. Les entailles sont si profondes qu’en quelques coups le le sapin se couche. Je le cache dans le lit de rivière, puis je retourne à Agrabuey par la route (trop de boue de l’autre côté). Dans le vallon, les vaches sont accompagnées de leurs veaux. Longtemps que je ne voyais pas ce spectacle. Puis je découvre cette bergerie en ruine. Une maison basse de pierres cendrées. Elle ouvre sur un champ muré, elle a sa fontaine, ses abreuvoirs, en contrebas s’écoule la source qui irrigue Agrabuey. Quand je dis “en ruine”, il faut préciser: plus de toit, de la végétation dans les creux et les poutres cassées. Mais le soleil baigne si bien la scène que si je m’écoutais, j’appellerais immédiatement le propriétaire et si j’étais de ceux qui possèdent un carnet de chèques, je signerais. Avant qu’elle ne finisse, c’est dans ce genre d’endroit qu’il faut espérer refaire sa vie.
Mois : décembre 2017
Mudanza 2
Sept heures, le téléphone sonne.
-Ils sont dans ta rue, dit ma belle-mère qui appelle de Hongrie.
Je sors la torche à la main. Deux Hongrois en training fument devant l’ancienne école. Ils manoeuvrent le camion, débâchent, aussitôt transportent canapés, chaises, luminaires et cartons. Comme d’habitude, Imre me montre des photos de ses derniers tirs militaires, puis ils boivent un café et annoncent qu’il repartent sur Saint-Sébastian par la nationale.
-Pour aller ?
-A Bruxelles. Nous avons un autre déménagement là-bas. La nationale, pour économiser.
Je leur explique la différence entre “autopista” et “autovía” : la première est payante, la seconde ne l’est pas.
-Ce sera plus rapide, non?
Imre note les sigles, A et AP, explique à son collègue dans leur langue fabuleuse ce qu’il ne faut pas faire: s’engager sur une autopista, une AP.
Bruxelles! Penser qu’ils arrivent de Budapest, qu’ils viennent de passer la nuit dans le camion (il fait ‑5°), qu’ils viennent de décharger mil cinq cent kilos et sont attendus à 2000 kilomètres où ils attaqueront aussitôt la suite du travail!
Mudanza
Bonne surprise lors de mon arrivée à Agrabuey, les frères Jésus ont allumé la chaudière et comme le réfrigérateur à redémarré, la bière est froide. Mais à peine déchargée la voiture, le téléphone sonne.
-Tonfrère m’a donné ce numéro, c’est bien toi?
-Oui, papa, c’est moi.
-Ecoute, les Hongrois arrivent. Aux dernières nouvelles, ils étaient à Montpellier.
-Non, non ! Ici, c’est tout petit, ils ne peuvent pas travailler de nuit, je vais réveiller tous les villageois?
-…
-Qu’ils dorment à Saint-Gaudens, je leur paie l’hôtel. Et puis, ils ne se rendent pas compte: la route est pleine de lacets, il gèle, mes meubles vont finir dans le ravin.
-Bon, je vais voir ce que je peux faire. A propos, j’ai fais charger des Pilsener de Tchéquie. Salut!
Traversée
En route pour le Nord de l’Espagne par Madrid et Guadalajara. Dans cette dernière, apéritif puis hôtel quatre étoiles, celui-là même où nous avons passé des jours d’été, il y a quatre ans. La bâtisse colossale est flanquée de colonnes néo-classiques, les balcons des chambres donnent sur une urbanisation abandonnée lors de la crise de 2008: au milieu des champs, un réseau de routes éclairé par des réverbères fantômes. Je me présente à la réception avec un chou, une demi-mangue et deux oignons, ce que j’ai sauvé de mon frigidaire. Pour le reste, contentement à profiter du luxe, et pour mieux en percevoir les effets, je me comporte comme un riche, je gare ma voiture à quelques centimètres du tapis rouge de l’entrée, change de chemise dans la partie salon de ma chambre, commande une Guiness au bar puis vais faire les boutiques au centre commercial. Plus tard, je reviens au bar et passe la soirée avec un couple d’Anglais originaires de Northampton. Lui, conseillé en sécurité sur les chantiers. Ce matin, il surveillait le déplacement aérien d’un conteneur d’acide, demain il s’envole pour Singapour. Je raconte notre été à Withburn, cette banlieue de maisonnettes rouges entre Glasgow et Edimbourgh.
-Whitburn! Mon pauvre! Ce qu’il y a de pire en Ecosse! Combien de temps?
-Vingt jours sous la pluie!
-Oh ça, dit la femme, voici que racontent les Ecossais: quand on fixe les collines et qu’on ne les voit pas, c’est qu’il pleut, quand on les voit, c’est qu’il va pleuvoir. Pour moi, j’adore Guadalajara!
-Première fois en Espagne?
-Oui.
Je me retiens de lui dire que c’est une des villes les moins gracieuses du pays.
Géométrie
A nouveau dans la géométrie du déménagement. Depuis juillet, j’ai passé une heure avec Gala, dans une pizzeria de gare de Lausanne. Dans ces conditions, vais-je rester en Andalousie? Il y a vingt jours, je terminais une période en moine: horaire strict, séances d’entraînement matin et soir, flocons d’avoine, film, sobriété, puis, rentré en Suisse, pour la première fois, je ratais un examen (Krav Maga — comme disait Monami qui étudie les plantes et passe lui aussi des évaluations: “ce la na va pas changer notre vie!”); oui, sauf que cette année, j’aurai tout raté: l’essai d’abord, à réécrire, le roman ensuite, refusé, le récit enfin refusé — placé chez un nouvel éditeur, il est désormais en attente. Voilà, cette période se termine. Il y a un mois, j’étais dans le trou, aujourd’hui je siffle et je fredonne (il fait beau dans la montagne (je note cela à Agrabuey), Noël, ma fête préférée, approche et Gala annonce sa venue). Cependant, j’hésite à rester seul en Andalousie. Cet appartement sur la mer est onéreux, les enfants n’y viennent que trois fois de l’an et Gala “n’aime pas parler l’espagnol”. Alors je prévois, je récupère des cartons le long de l’avenue de la Méditerranée et j’enferme une fois de plus des livres (les volumes sur le transhumanisme étudiés pour l’essai, ils serviront lors de la réécriture), puis un matelas, le vélo statique, le canoë… En effet, si je donne mon congé en mars, devra être jeté tout ce qui n’entre pas dans la voiture.
Retour
A pied à l’aéroport. Il neige, le trottoir est gelé. Je patine. Le trottoir traverse une zone industrielle. Deux kilomètres, toute la zone. Et j’ai oublié, je porte ces chaussures de chantier achetées à Southend l’an dernier. Elle trônaient sur la bibliothèque de mon arrière-boutique, elles ne sont pas formées. Au bout de dix minutes, je saigne. Trop tard pour rebrousser chemin. Ma valise sur le dos, je poursuis. Ensuite, il faut passer les contrôles. Ivre, c’est difficile. Toutes ces choses que l’on porte sur soi, qu’il faut retirer, poser dans le plateau et reprendre, je perds le compte. La sécurité est aimable, elle m’aide. Je fais bonne figure, dès fois que l’on m’interdise l’accès de l’appareil. Seul avantage de mon état, le vol de deux heures ne dure qu’une minute. La minute d’après, je suis en Espagne et je déguste un “mixto on huevo” sur une terrasse ensoleillée.
Juge 2
Fribourg — mille personnes sur le quai de gare, dans le souterrain et sur l’esplanade. A vingt mètres, une ville silencieuse aux trottoirs enneigés. Le rue de Romont, éteinte. Plus bas, place Georges-Phyton, une automobile me laisse passer. D’un geste, je remercie. Si tôt, cet homme a déjà les bons réflexes! Il y a des héros. Je passe devant le magasin biblique. A gauche, à l’entrée de la rue de Lausanne, je vois que le Libanais à décroché nos cadres d’affichage. La boutique est vide. Un ancien militaire de l’armée d’Aoun. Bon gars, mauvais cuisinier. Il a dû partir. Ou alors, lui aussi a été convoqué. Comment peut-on? Convoquer ainsi, en pleine nuit, quand il neige, au milieu de ce décor de molasse? Ajouter un peu de lumière ! Eclairez-moi! C’est sinistre et froid et sombre. Pourtant, c’est réel. Suisse. Un Espagnol prendrait les jambes a son cou. Il fuirait. Pour peu qu’il ait vu des films, il tenterait le suicide. Et puis, je dois chier. Or, il s’agit d’arriver à l’heure. Manquerait plus que ça: prouver d’entrée que l’on est voyou. Mais boire un café serait trop long. D’ailleurs, il n’y en a pas. Sous les enseignes, les salles sont plongées dans le noir, les chaises tournées sur les tables. Ce n’est pas que j’aie mal au ventre, mais je ne suis inquiet. Etre convoqué, on sait ce que ça signifie: jouer selon des règles inconnues. Mon pays, j’en dit: “rien de plus beau!” Puis à part moi, “quand on le regarde ou s’y promène, de préférence : près des sommets”. Oui, triste mécanique morale. Impeccable et inadaptée — à jeter aux orties. Mais qui a ses serviteurs. En pantoufles. Puis je me ravise. L’Etat fait bien les choses. Dans une ruelle médiévale, derrière le Tribunal, je trouve des toilettes éclairées, chauffées et propres. De plus, elles ferment. Je m’installe. Quel meilleur endroit pour réviser son texte?
Juge
Les wagons manquent de places. Les collégiens encombrent le couloir, s’accrochent et s’ignorent. Certains saluent. Deux filles discutent l’horaire de leur bus: “…il avait cinq minutes de retard, tu te rends compte! Combien? Cinq. Enfin, quatre et demie. Et j’étais seule avec le chauffeur. C’est impossible! Cinq minutes je te dis! Incroyable! Le 123? Non, le 5679! Mais oui, le 123! Mon bus, celui du jeudi. J’ai dû courir. Et attend, hier… quel jour c’était? Mardi. Enfin hier, il avait de l’avance… C’était un nouveau. Un nouveau quoi? Le chauffeur, il était nouveau!” Dehors, nuit noire. Au passage des gares, on voit qu’il neige. Etonné d’être là, mon sac entre les jambes, les genoux serrés, les mains sur les cuisses, le regard ballotant. Rassuré aussi : la seule fois de l’année où je suis obligé — ici par un juge; il est sept heures, je suis convoqué au tribunal. Mandat de comparution. Le juge — on dit “président” — me fait venir à lui, au besoin me fera chercher; pour le reste, quel droit? Devant ce rapport de force et avant qu’il ne se défasse (il tient à l’illusion que la société de l’avenir accomplit la société passée — mais encore à la crédulité de ces étudiants que l’on prépare à tomber dans le piège), il faut céder, monter dans le train, se laisser conduire, partager le wagon avec d’autres victimes, descendre à l’heure, se rendre aux rendez-vous obligatoires, eux l’apprentissage contraint de la réalité, moi l’imposition de la voie juste, et nul doute qu’à force de pratiquer la réalité de cette façon, elle ne se referme puis devienne nécessaire, et les étudiants feront et referont le chemin jusqu’au moment où le train les débarquera dans le monde adulte, alors ils n’auront plus qu’une idée, monter dans le bus 123 en espérant qu’il n’ait pas de retard, car il ne faut pas rater le train. Les plus dégoûtés s’écrieront : “allez-voir si c’est mieux ailleurs!”