Mois : décembre 2017

Cueillette

Avec ma hache forgée à Albacete, par­ti sur le sen­tier du Graal qui aboutit à l’er­mitage de San Adrían (on va croire que j’in­vente). Le trou­peau du cousin de Calasanz venait de pass­er et j’en­fonçais dans la gadoue. Comme ces jours j’ai un prob­lème de chaus­sures — lié au démé­nage­ment — je por­tais des mocassins de daim à tiges. Afin de ne pas souiller, j’a­vançais donc avec cir­con­spec­tion, ce qui, un promeneur m’eut-il croisé, aurait paru étrange, vêtu que j’é­tais de pan­talons de cam­ou­flage de l’ar­mée thaï­landaise. J’at­tins la ferme où j’éloignai deux chiens de garde de mon bâton et grim­pai un itinéraire de ran­don­née à cheval qui passe sur la France. Mais revenons au présent: il y a le choix et autant de var­iétés de sap­ins; rien à voir avec ces pro­duits israéliens bien coor­don­nés, des sap­ins des Pyrénées,  vifs et verts, cer­tains con­stel­lés de pives. Sauf que la plu­part ont un défaut. Celui-ci est gril­lé sur le flanc, celui-là tire sur le roux. Je saute en bas du chemin et m’en­gage dans un lit de riv­ière à sec. Alors je trou­ve mon spéci­men, un arbre de trois bons mètres, raide, fourni et vir­il comme une flamme. Je sors ma hache, j’en­tame sa base. Aus­sitôt, je vois pourquoi je me suis coupé à Mala­ga en jouant devant la cible de mon bureau: aigu­isé, le métal pénètre sans effort. Les entailles sont si pro­fondes qu’en quelques coups le le sapin se couche. Je le cache dans le lit de riv­ière, puis je retourne à Agrabuey par la route (trop de boue de l’autre côté). Dans le val­lon, les vach­es sont accom­pa­g­nées de leurs veaux. Longtemps que je ne voy­ais pas ce spec­ta­cle. Puis je décou­vre cette berg­erie en ruine. Une mai­son basse de pier­res cen­drées. Elle ouvre sur un champ muré, elle a sa fontaine, ses abreuvoirs, en con­tre­bas s’é­coule la source qui irrigue Agrabuey. Quand je dis “en ruine”, il faut pré­cis­er: plus de toit, de la végé­ta­tion dans les creux et les poutres cassées. Mais le soleil baigne si bien la scène que si je m’é­coutais, j’ap­pellerais immé­di­ate­ment le pro­prié­taire et si j’é­tais de ceux qui pos­sè­dent un car­net de chèques, je sign­erais. Avant qu’elle ne finisse, c’est dans ce genre d’en­droit qu’il faut espér­er refaire sa vie.

Peuples seconds

Si nous n’avions pas colonisé, ils ignor­eraient jusqu’à notre exis­tence; tel est le bon­heur qui fut con­fisqué par nos ancêtres.

Mudanza 2

Sept heures, le télé­phone sonne.
-Ils sont dans ta rue, dit ma belle-mère qui appelle de Hon­grie.
Je sors la torche à la main. Deux Hon­grois en train­ing fument devant l’an­ci­enne école. Ils manoeu­vrent le camion, débâchent, aus­sitôt trans­portent canapés, chais­es, lumi­naires et car­tons. Comme d’habi­tude, Imre me mon­tre des pho­tos de ses derniers tirs mil­i­taires, puis ils boivent un café et annon­cent qu’il repar­tent sur Saint-Sébas­t­ian par la nationale.
-Pour aller ?
-A Brux­elles. Nous avons un autre démé­nage­ment là-bas. La nationale, pour économiser.
Je leur explique la dif­férence entre “autopista” et “autovía” : la pre­mière est payante, la sec­onde ne l’est pas.
-Ce sera plus rapi­de, non?
Imre note les sigles, A et AP, explique à son col­lègue dans leur langue fab­uleuse ce qu’il ne faut pas faire: s’en­gager sur une autopista, une AP.
Brux­elles! Penser qu’ils arrivent de Budapest, qu’ils vien­nent de pass­er la nuit dans le camion (il fait ‑5°), qu’ils vien­nent de décharg­er mil cinq cent kilos et sont atten­dus à 2000 kilo­mètres où ils atta­que­ront aus­sitôt la suite du travail!

Mudanza

Bonne sur­prise lors de mon arrivée à Agrabuey, les frères Jésus ont allumé la chaudière et comme le réfrigéra­teur à redé­mar­ré, la bière est froide. Mais à peine déchargée la voiture, le télé­phone sonne.
-Ton­frère m’a don­né ce numéro, c’est bien toi?
-Oui, papa, c’est moi.
-Ecoute, les Hon­grois arrivent. Aux dernières nou­velles, ils étaient à Mont­pel­li­er.
-Non, non ! Ici, c’est tout petit, ils ne peu­vent pas tra­vailler de nuit, je vais réveiller tous les vil­la­geois?
-…
-Qu’ils dor­ment à Saint-Gau­dens, je leur paie l’hô­tel. Et puis, ils ne se ren­dent pas compte: la route est pleine de lacets, il gèle, mes meubles vont finir dans le ravin.
-Bon, je vais voir ce que je peux faire. A pro­pos, j’ai fais charg­er des Pilsen­er de Tchéquie. Salut!

Traversée

En route pour le Nord de l’Es­pagne par Madrid et Guadala­jara. Dans cette dernière, apéri­tif puis hôtel qua­tre étoiles, celui-là même où nous avons passé des jours d’été, il y a qua­tre ans. La bâtisse colos­sale est flan­quée de colonnes néo-clas­siques, les bal­cons des cham­bres don­nent sur une urban­i­sa­tion aban­don­née lors de la crise de 2008: au milieu des champs, un réseau de routes éclairé par des réver­bères fan­tômes. Je me présente à la récep­tion avec un chou, une demi-mangue et deux oignons, ce que j’ai sauvé de mon frigidaire. Pour le reste, con­tente­ment à prof­iter du luxe, et pour mieux en percevoir les effets, je me com­porte comme un riche, je gare ma voiture à quelques cen­timètres du tapis rouge de l’en­trée, change de chemise dans la par­tie salon de ma cham­bre, com­mande une Gui­ness au bar puis vais faire les bou­tiques au cen­tre com­mer­cial. Plus tard, je reviens au bar et passe la soirée avec un cou­ple d’Anglais orig­i­naires de Northamp­ton. Lui, con­seil­lé en sécu­rité sur les chantiers. Ce matin, il sur­veil­lait le déplace­ment aérien d’un con­teneur d’acide, demain il s’en­v­ole pour Sin­gapour. Je racon­te notre été à With­burn, cette ban­lieue de maison­nettes rouges entre Glas­gow et Edim­bourgh.
-Whit­burn! Mon pau­vre! Ce qu’il y a de pire en Ecosse! Com­bi­en de temps?
-Vingt jours sous la pluie!
-Oh ça, dit la femme, voici que racon­tent les Ecos­sais: quand on fixe les collines et qu’on ne les voit pas, c’est qu’il pleut, quand on les voit, c’est qu’il va pleu­voir. Pour moi, j’adore Guadala­jara!
-Pre­mière fois en Espagne?
-Oui.
Je me retiens de lui dire que c’est une des villes les moins gra­cieuses du pays.

Chose

Regardez une chose de près, regardez-la de loin! Savons-nous ce que c’est? Com­ment savoir si ce qu’on nous appris de cette chose, ce que nous savons d’elle, n’est autre que le résul­tat de l’apprentissage?

Géométrie

A nou­veau dans la géométrie du démé­nage­ment. Depuis juil­let, j’ai passé une heure avec Gala, dans une pizze­ria de gare de Lau­sanne. Dans ces con­di­tions, vais-je rester en Andalousie? Il y a vingt jours, je ter­mi­nais une péri­ode en moine: horaire strict, séances d’en­traîne­ment matin et soir, flo­cons d’avoine, film, sobriété, puis, ren­tré en Suisse, pour la pre­mière fois, je ratais un exa­m­en (Krav Maga — comme dis­ait Mon­a­mi qui étudie les plantes et passe lui aus­si des éval­u­a­tions: “ce la na va pas chang­er notre vie!”); oui, sauf que cette année, j’au­rai tout raté: l’es­sai d’abord, à réécrire, le roman ensuite, refusé, le réc­it enfin refusé — placé chez un nou­v­el édi­teur, il est désor­mais en attente. Voilà, cette péri­ode se ter­mine. Il y a un mois, j’é­tais dans le trou, aujour­d’hui je sif­fle et je fre­donne (il fait beau dans la mon­tagne (je note cela à Agrabuey), Noël, ma fête préférée, approche et Gala annonce sa venue). Cepen­dant, j’hésite à rester seul en Andalousie. Cet apparte­ment sur la mer est onéreux, les enfants n’y vien­nent que trois fois de l’an et Gala “n’aime pas par­ler l’es­pag­nol”. Alors je prévois, je récupère des car­tons le long de l’av­enue de la Méditer­ranée et j’en­ferme une fois de plus des livres (les vol­umes sur le tran­shu­man­isme étudiés pour l’es­sai, ils servi­ront lors de la réécri­t­ure), puis un mate­las, le vélo sta­tique, le canoë… En effet, si je donne mon con­gé en mars, devra être jeté tout ce qui n’en­tre pas dans la voiture.

Retour

A pied à l’aéro­port. Il neige, le trot­toir est gelé. Je patine. Le trot­toir tra­verse une zone indus­trielle. Deux kilo­mètres, toute la zone. Et j’ai oublié, je porte ces chaus­sures de chantier achetées à Southend l’an dernier. Elle trô­naient sur la bib­lio­thèque de mon arrière-bou­tique, elles ne sont pas for­mées. Au bout de dix min­utes, je saigne. Trop tard pour rebrouss­er chemin. Ma valise sur le dos, je pour­su­is. Ensuite, il faut pass­er les con­trôles. Ivre, c’est dif­fi­cile. Toutes ces choses que l’on porte sur soi, qu’il faut retir­er, pos­er dans le plateau et repren­dre, je perds le compte. La sécu­rité est aimable, elle m’aide. Je fais bonne fig­ure, dès fois que l’on m’in­ter­dise l’ac­cès de l’ap­pareil. Seul avan­tage de mon état, le vol de deux heures ne dure qu’une minute. La minute d’après, je suis en Espagne et je déguste un “mix­to on hue­vo” sur une ter­rasse ensoleillée.

Juge 2

Fri­bourg — mille per­son­nes sur le quai de gare, dans le souter­rain et sur l’e­s­planade. A vingt mètres, une ville silen­cieuse aux trot­toirs enneigés. Le rue de Romont, éteinte. Plus bas, place Georges-Phy­ton, une auto­mo­bile me laisse pass­er. D’un geste, je remer­cie. Si tôt, cet homme a déjà les bons réflex­es! Il y a des héros. Je passe devant le mag­a­sin biblique. A gauche, à l’en­trée de la rue de Lau­sanne, je vois que le Libanais à décroché nos cadres d’af­fichage. La bou­tique est vide. Un ancien mil­i­taire de l’ar­mée d’Aoun. Bon gars, mau­vais cuisinier. Il a dû par­tir. Ou alors, lui aus­si a été con­vo­qué. Com­ment peut-on? Con­vo­quer ain­si, en pleine nuit, quand il neige, au milieu de ce décor de molasse? Ajouter un peu de lumière ! Eclairez-moi! C’est sin­istre et froid et som­bre. Pour­tant, c’est réel. Suisse. Un Espag­nol prendrait les jambes a son cou. Il fuirait. Pour peu qu’il ait vu des films, il ten­terait le sui­cide. Et puis, je dois chi­er. Or, il s’ag­it d’ar­riv­er à l’heure. Man­querait plus que ça: prou­ver d’en­trée que l’on est voy­ou. Mais boire un café serait trop long. D’ailleurs, il n’y en a pas. Sous les enseignes, les salles sont plongées dans le noir, les chais­es tournées sur les tables. Ce n’est pas que j’aie mal au ven­tre, mais je ne suis inqui­et. Etre con­vo­qué, on sait ce que ça sig­ni­fie: jouer selon des règles incon­nues. Mon pays, j’en dit: “rien de plus beau!” Puis à part moi, “quand on le regarde ou s’y promène, de préférence : près des som­mets”. Oui, triste mécanique morale. Impec­ca­ble et inadap­tée — à jeter aux orties. Mais qui a ses servi­teurs. En pan­tou­fles. Puis je me ravise. L’E­tat fait bien les choses. Dans une ruelle médié­vale, der­rière le Tri­bunal, je trou­ve des toi­lettes éclairées, chauf­fées et pro­pres. De plus, elles fer­ment. Je m’in­stalle. Quel meilleur endroit pour révis­er son texte?

Juge

Les wag­ons man­quent de places. Les col­légiens encom­brent le couloir, s’ac­crochent et s’ig­norent. Cer­tains salu­ent. Deux filles dis­cu­tent l’ho­raire de leur bus: “…il avait cinq min­utes de retard, tu te rends compte! Com­bi­en? Cinq. Enfin, qua­tre et demie. Et j’é­tais seule avec le chauf­feur. C’est impos­si­ble! Cinq min­utes je te dis! Incroy­able! Le 123? Non, le 5679! Mais oui, le 123! Mon bus, celui du jeu­di. J’ai dû courir. Et attend, hier… quel jour c’é­tait? Mar­di. Enfin hier, il avait de l’a­vance… C’é­tait un nou­veau. Un nou­veau quoi? Le chauf­feur, il était nou­veau!” Dehors, nuit noire. Au pas­sage des gares, on voit qu’il neige. Eton­né d’être là, mon sac entre les jambes, les genoux ser­rés, les mains sur les cuiss­es, le regard bal­lotant. Ras­suré aus­si : la seule fois de l’an­née où je suis obligé — ici par un juge; il est sept heures, je suis con­vo­qué au tri­bunal. Man­dat de com­paru­tion. Le juge — on dit “prési­dent” — me fait venir à lui, au besoin me fera chercher; pour le reste, quel droit? Devant ce rap­port de force et avant qu’il ne se défasse (il tient à l’il­lu­sion que la société de l’avenir accom­plit la société passée — mais encore à la cré­dulité de ces étu­di­ants que l’on pré­pare à tomber dans le piège), il faut céder, mon­ter dans le train, se laiss­er con­duire, partager le wag­on avec d’autres vic­times, descen­dre à l’heure, se ren­dre aux ren­dez-vous oblig­a­toires, eux l’ap­pren­tis­sage con­traint de la réal­ité, moi l’im­po­si­tion de la voie juste, et nul doute qu’à force de pra­ti­quer la réal­ité de cette façon, elle ne se referme puis devi­enne néces­saire, et les étu­di­ants fer­ont et refer­ont le chemin jusqu’au moment où le train les débar­quera dans le monde adulte, alors ils n’au­ront plus qu’une idée, mon­ter dans le bus 123 en espérant qu’il n’ait pas de retard, car il ne faut pas rater le train. Les plus dégoûtés s’écrieront : “allez-voir si c’est mieux ailleurs!”