Juge

Les wag­ons man­quent de places. Les col­légiens encom­brent le couloir, s’ac­crochent et s’ig­norent. Cer­tains salu­ent. Deux filles dis­cu­tent l’ho­raire de leur bus: “…il avait cinq min­utes de retard, tu te rends compte! Com­bi­en? Cinq. Enfin, qua­tre et demie. Et j’é­tais seule avec le chauf­feur. C’est impos­si­ble! Cinq min­utes je te dis! Incroy­able! Le 123? Non, le 5679! Mais oui, le 123! Mon bus, celui du jeu­di. J’ai dû courir. Et attend, hier… quel jour c’é­tait? Mar­di. Enfin hier, il avait de l’a­vance… C’é­tait un nou­veau. Un nou­veau quoi? Le chauf­feur, il était nou­veau!” Dehors, nuit noire. Au pas­sage des gares, on voit qu’il neige. Eton­né d’être là, mon sac entre les jambes, les genoux ser­rés, les mains sur les cuiss­es, le regard bal­lotant. Ras­suré aus­si : la seule fois de l’an­née où je suis obligé — ici par un juge; il est sept heures, je suis con­vo­qué au tri­bunal. Man­dat de com­paru­tion. Le juge — on dit “prési­dent” — me fait venir à lui, au besoin me fera chercher; pour le reste, quel droit? Devant ce rap­port de force et avant qu’il ne se défasse (il tient à l’il­lu­sion que la société de l’avenir accom­plit la société passée — mais encore à la cré­dulité de ces étu­di­ants que l’on pré­pare à tomber dans le piège), il faut céder, mon­ter dans le train, se laiss­er con­duire, partager le wag­on avec d’autres vic­times, descen­dre à l’heure, se ren­dre aux ren­dez-vous oblig­a­toires, eux l’ap­pren­tis­sage con­traint de la réal­ité, moi l’im­po­si­tion de la voie juste, et nul doute qu’à force de pra­ti­quer la réal­ité de cette façon, elle ne se referme puis devi­enne néces­saire, et les étu­di­ants fer­ont et refer­ont le chemin jusqu’au moment où le train les débar­quera dans le monde adulte, alors ils n’au­ront plus qu’une idée, mon­ter dans le bus 123 en espérant qu’il n’ait pas de retard, car il ne faut pas rater le train. Les plus dégoûtés s’écrieront : “allez-voir si c’est mieux ailleurs!”