“Non!” dit l’infirmière à la gitane.
-Oui, mais…
-Oui, mais non, précise l’infirmière.
-C’est que… c’est urgent!
-Nous sommes pleins! Et ces gens-là attendent!
-Si je monte? Je croiserais le médecin…
-Impossible.
-Je monte!
L’infirmière se saisit du téléphone, elle appelle le médecin, il ne répond pas. L’air dépité, elle repose le combiné, quitte la cabine, jette un œil dans l’escalier, constate: la gitane a disparu dans les escaliers.
Cette attitude anti-constructive a ses bénéfices. La gitane obtient ce que les Espagnols peinent à obtenir. Mais parce que ces derniers diffèrent le besoin, ils construisent. Ils établissent des normes et les respectant, tiennent le système. Ils obtiennent par les règles alors que la gitane se faufile. Sa règle ce sont les failles. Le lierre file autour du tronc. Et il faut un arbre. Héritier du temps. De l’intention. De la mise en retard du besoin.
Mois : décembre 2017
Lierre
Ils
Qui “ils”? Trois cent pages n’y suffiraient pas. D’ailleurs, je viens de les écrire ces trois cent pages et je contemple le même horizon, en aveugle. Une chose est sûre: pas moi, pas vous. Ils tiennent la nourriture. Elle transite par des tubes. Les routes: hachées menu au moyen de péages, de satellites et de personnel armé. L’information, l’espace habitable et le système de troc des actifs, de même. Arrivé à ce point, vérifiable, réel, violent et point de départ, pas d’arrivée, pour lequel nous payons notre quota de travail quotidien, mensuel , année après année, sans fin, la meilleure révolte est encore de tomber malade, de boire, de se droguer, de dériver, de se faire prendre — ce que mettent en pratique — si je regarde bien nos villes d’Europe — des centaines de milliers d’ex-citoyens.
Castration
De la castration générale de l’homme blanc, sexuelle, psychologique et morale; pour l’intelligence, elle est réduite aux dimensions d’un cerveau circulant dans un réseau de puissance labyrinthique orchestré par des sons subliminaux. Jamais personne issue d’une race bien constituée — encore saine veux-je dire — n’eut imaginé pareil scénario de liquidation. Les Africains par exemple, mais les Arabes encore dont le talent simplificateur, leur caractère baignant dans une religion primitive, bloque ab intio ce genre de perversités. Quoiqu’il en soit, nous ne sommes plus au pied du mur, mais dedans, à remuer la matière, usant de notre dernier souffle pour jurer (du moins pour les victimes auto-flagellatoires) que “tout va bien! pas du tout! qui suffoque? moi je tiens?”
Grade 2
A sept heures, je vois que les rues sont blanches et qu’il continue de neiger. L’examen de ceinture verte a lieu à dix heures, j’ignore si la voiture à des pneus d’hiver. Je cherche un bonnet, je n’ai pas de sac de sport. La veille, j’ai préparé vingt cartons de livres ( destinés à Agrabuey). Ils forment une muraille devant l’armoire des habits. Je tasse mon matériel dans un sac de supermarché, gants de boxe et protections, chaussures plates, protège-dents, et de l’eau, des barres de céréales. Mais comment les protégés de la neige. A la fin, je me décide à prendre une valise. A Clarens, un ouvrier casse les congères. Il m’indique le gymnase. Les examens de premier niveau sont en cours. Je lorgne. Les experts sont installés aux quatre coins de la salle. Cent personnes font les exercices en silence. Assis au sol, un Portugais révise. Lui aussi passe la verte. A l’heure dite, nous sommes douze. Des gens de Fribourg que je connais, certains sont des amis. Nous plaisantons — à vrai dire, nous ne sommes pas rassurés.
Salut en ligne.
-Sortez les tapis, on va commencer par les roulades!
Sauter par-dessus un personne roulée en boule — bon. A gauche, à droite… Une fois je manque perdre l’équilibre, mais dans l’ensemble, le résultat est présentable.
-Maintenant, plus haut!
Et que vois-je? Un escogriffe grand comme un réverbère se positionne devant le tapis, il se plie. Plié, il a le dos à la hauteur de ma poitrine.
-Non, ça je ne peux pas.
Le type derrière me pousse, c’est mon tour.
Je fais un pas, et bloque. C’est psychologique bien sûr, mais psychologique ou pas, je vais me rompre le cou. Alors, un des candidats m’encourage de quelques mots bien sentis — j’oublie lesquels- cela finit par …“suffit de se propulser avec les deux pieds!”. Miracle, je saute et je passe. Déjà les tapis sont retirés, la série des coups de pieds commence. Avec les parades, les dégagements d’étreinte et les étranglements, une heure et demi de figures.
-Décontractez-vous, ce n’est qu’un examen.
La voix de l’expert me parvient comme s’il s’agissait d’un écho. Je ne suis pas décontracté, d’ailleurs je ne sais pas ce que ça veut dire “décontracté”. “Détends-toi!” me dit mon partenaire, alors que nous montrons les retournements au sol. Il a raison et je suis désolé de faire un aussi mauvais partenaire. Dur comme une planche, je ne lui facilite pas les démonstrations. Force est d’admettre: je suis né contracté et contracté je suis, d’ailleurs ce n’est pas tout, je suis aussi à court de souffle et suant, autant dire épuisé; vais-je tenir les deux heures? Ce n’est que vers la fin, quand commencent les combats, que je me relâche quelque peu, mais alors la fatigue me submerge.
Peu après midi, nous sommes dans les douches. Un des candidats panse son nez, un autre soigne sa lèvre; nous supputons nos chances. Personne en crie victoire, mais chacun pense avoir ses chances. Une fois rhabillés, les experts nous font mettre ne ligne.
-Messieurs, la décision est simple et unanime… Nous n’avons pas vu ce que nous voulions voir. Personne n’obtient le grade. Des questions?
Noire
Café des Momies, sous-gare, à Lausanne, nous discutons avec Monfrère des primes des employés en avalant des chopes de bière belge quand fait irruption une femme en noir, cheveux noirs, bottes de cuir noires, grands yeux noirs avec un soupçon d’Asie, jambes dans des bas noirs et fins qui laissent voir la peau blanche et un magnifique visage aux lèvres maquillées de noir. Depuis Gala, pas une femme ne m’avait fait pareille impression. Elle est entourée de collègues, la tablée parle de travail (pourquoi tout le monde parle-t-il de travail, de pour-cent, de chiffres, de bénéfices, bref de travail?) et les autres semblent tassés, défaits, lents, comme si toute force avait fuit le groupe dès qu’elle est apparue. Impossible de détacher les yeux. Je l’écoute qui parle de chiffres. Elle doit faire semblant. Elle ne peut pas s’intéresser à ces résultats, à ces mesures, à ces âneries! Fasciné, c’est à peine si je peux encore parler avec Monfrère.
Montreux
Cette année, j’ai payé. Sang pris, sang analysé, coloscopie, ablation, pression; arrivé au mois de décembre, je vois que l’assureur n’a pas sorti un franc. Donc, j’anticipe. Et je prends rendez-vous chez le dermatologue. J’ai ces marques rouges et brunes le long du cou, comme des flammes sur un réservoir de Harley-Davidson. L’assureur payera. De même pour ce bouton qui émarge à gauche du nez. Et quelques autres conseils, dont celui-ci:
-Docteur, je me gratte.
-Vous vous grattez? Comment?
-Le jour et la nuit. Surtout la nuit. Aux parties, au torse, aux jambes. Les cheveux aussi, je veux dire la tête.
-Mm.
Le cabinet donne sur le lac Léman, les cygnes opèrent dans les nuages. Tout de blanc vêtu, attablé devant un bureau blanc, le dermatologue finit de remplir la fiche puis donne son avis de spécialiste:
-Pour les rougeurs sur le cou, on ne peut rien faire. On pourrait, mais il y a peu de chances que ça marche. Bref, le mieux est de ne rien faire. Pour le bouton, si cela ne vous gêne pas, le mieux est de le l’oublier. Si je le brûle, vous aurez une brûlure à la place du bouton. Enfin, pour ce qui est de se gratter, continuez de vous gratter. Du moins si ce n’est pas insupportable. C’est une réaction normale de se gratter.
Roulade
Un carton sous le bras, je vais au parc Milan. Sous la pluie, j’ai l’air ridicule dans mes shorts. De plus, il commence à faire nuit. Je me chauffe près des tables de ping-pong. Moulinets de bras, squats, pompes. Le sable est gris dans les bacs, les balançoires sont à l’arrêt. Un éboueur m’observe. Sur les quelques cinquante exercices que je dois présenter devant les experts pour le passage de grade, il en est un dont je suis incapable: la roulade de côté. Départ debout, tourner sur les épaules, la tête au sol et les jambes en l’air, se relever et poursuivre le combat. Comment réussit-on ce tour de force? Pas idée. Dimanche matin, je dois présenter cette figure avec les autres. J’installe mon carton dans l’herbe. Deux flics passent. Eux doivent savoir. Mieux vaut continuer de se chauffer. Rater sous leur yeux, c’est moche . Quand ils disparaissent, je roule. Une fois, deux fois. La troisième roulade est à peu près réussie. Mais il faut la faire des deux côtés. A droite, échec total. Je m’étale sur le carton. Les passants se demandent ce que je fais. Moi aussi.
Montchoisy
Lausanne — A la brasserie du Palace, le maître d’hôtel nous propose de revenir dans deux heures. Il fait nuit, j’arrive de l’aéroport, il neige, Aplo sort de l’école.
-Sinon, vous avez notre restaurant lounge. Il sert de la cuisine méditerranéenne.
-Méditerranéenne? Qu’est-ce que ça veut dire? Arabe?
-Provençal, nous répond ce Français.
L’ascenseur de l’hôtel nous descend au niveau jardin. A l’entrée de la salle à manger, une sorte de Richard Clayderman. Il fait ses gammes. Nous remontons.
-Cela ne vous convient pas? Demande le réceptionniste.
-Il y a un piano. Dites-moi, où peut-on manger dans le quartier?
-Au Romand.
-Non, non. Autre chose.
-Je ne suis jamais allé plus loin.
Le Royal? Mais Aplo y a emmené sa copine pour fêter la première année de leur rencontre:
-Trop léger.
-On mange au Royal et ensuite je te fais des pâtes.
Nous aboutissons à la Croix d’Ouchy.
-Une table pour deux je vous prie!
-Quel nom dites-vous?
-Je n’ai rien dit.
-Pour huit?
-Deux, mon fils et moi.
-Ah, je comprends: vous n’avez pas réservé!
-Et nous aimerions manger.
-C’est impossible. Après Noël, peut-être.
Alors me vient l’idée d’aller à la patinoire. La dernière fois que j’y suis allé, mon oncle était champion de hockey, j’avais quinze ans. Au collège du Belvédère, les filles de ma classe demandaient de ses nouvelles avant les matchs. Le hockey sur glace m’a toujours fasciné, mais je me désintéressais de la compétition. Assis dans les gradins, je suivais les mouvements et buvais mes bières. Que l’équipe gagne ou perde m’était indifférent. D’après mes camarades, j’avais un problème.
La salle de restaurant de la patinoire a gardé son mobilier d’époque. Sur la glace, des juniors à l’entraînement. Je commande une chope et une assiette valaisanne, puis je cherche des traces du Lausanne Hockey Club des années 1980, une coupe, des photos, des médailles… Aplo mange une pizza (ce que je voulais éviter), il me parle de ses notes, puis, sans que je demande, de son avenir et de ses projets, “parce que, me dit-il, ma copine exige que je sache ce que je vais faire”. Il me tend son téléphone. Le message affiché est la réponse qu’il a envoyé à sa copine. Aplo écrit qu’il étudiera les sciences économiques s’il réussit le bac, puis qu’il partira à pied, vagabondera, enfin “comme il le faut”, qu’il mourra.
-Mais ne t’inquiète pas, me dit-il, ce n’est pas ce que je vais faire.
Rationnelles
Les personnes rationnelles savent quelles sont les réponses rationnelles aux questions posées; cette rationalité est floue dans la mesure où elle admet par principe une entorse raisonnable à la règle. Les autres personnes sont celles qui n’excluent aucune possibilité de réponse pour autant que cela ressemble à une réponse.