“Il s’agit d’abord de se taire — de supprimer le public et de savoir se juger. D’équilibrer une attentive culture du corps avec une attentive conscience de vivre. D’abandonner toute prétention et de s’attacher à un double travail de libération — à l’égard de l’argent et à l’égard de ses propres vanités et de ses lâchetés. Vivre en règle. Deux ans ne sont pas de trop dans une vie pour réfléchir sur un seul point. Il faut liquider tous les états antérieurs et mettre toute sa force d’abord à ne rien désapprendre, ensuite à patiemment apprendre.
A ce prix-là, il y une chance sur dix d’échapper à la plus sordide et la plus misérable des conditions: celle de l’homme qui travaille.” Carnets, 1937–1939.
Mois : octobre 2017
Camus, Albert
Inégalité
Périphérique de Montpellier. Mollement, je dépasse une voiture à la pauvre carrosserie, aux suspensions fichues. Elle transporte sept Arabes. Vu l’état de la guimbarde, ils ont le cul qui traîne au sol. Je calcule que ma voiture vaut cinquante fois le prix de la leur. A en juger la façon dont le chauffeur me dépasse quelques secondes plus tard risquant la vie de ses passagers, je ne me suis pas trompé.
Martines 2
Repas dans la salle commune de l’hôtel. L’ouverture des portes est à 19h30. Un couple a pris place. J’entre. Le maître d’hôtel, de complicité avec ces premiers convives, adresse des blagues salaces à la fille de cuisine qui ne s’en laisse pas dire, rétorque, rit et nous fait rire, puis tout se précipite: en moins de cinq minutes, les tables se remplissent, la soupe est servie, les nouvelles du jours circulent.
-Avez-vous un caoutchouc? Je veux dire un joint de lavabo.
-Comment?
-C’est simple, où êtes-vous?
Car il faut comprendre que tous les commensaux résident sur place. Les chambres sont réparties autour du jardinet aux grenouilles, les pensionnaires sortent et entrent en fonction du rythme de leur cure et se retrouvent ici, le soir, fatigués, polis et par-dessus tout joueurs.
-Au-dessus de la tonnelle, fait la dame qui visiblement cherche à se représenter le “caoutchouc” du Monsieur.
-Oh, alors vous n’avez pas de fenêtre!
-Mais on a le soleil du soir, s’offusque le mari.
-A l’aplomb de la tonnelle? Impossible! Bref, mon joint, c’est ahurissant, il est démonté.
-Il paraît que la première année, répond la dame, les serviettes-éponges étaient plus épaisses.
Cependant, la fille de cuisine vient de déposer devant moi six huîtres, et là-bas, au fond de la salle, les ayant remarquées, une dame qui a plus de poil que de cheveux sur le crâne repousse son assiette de soupe:
- Je veux des huîtres!
-Madame Figeas, ce Monsieur est de passage. Tenez, je vous mets la soupe! Vous prenez la salade ce soir?
Martines
“La tache sur la moquette, ma foi, elle est là! Que voulez-vous? On est pas sur les sites, parce que les commentaires restent. Pourtant, elle n’est là que depuis l’année dernière cette tache!“
Sauf que, des taches, il y en a partout, le téléviseur menace de s’effondrer, le lit est maigre, le store dépeint et que je viens ici, à côté de l’église, au centre de Balaruc, car c’est l’endroit le plus sympathique de la région, avec son bassin à grenouilles, ses curistes d’un autre âge, le patron jovial qui parle de sa tache sur la moquette et de son voyage à Maurice, l’île, et me tend la clef du parking. Au téléphone, il a renchéri:
- Bien sûr que nous avons un parking, et sécurisé!
Je sais. C’est même ce qui, en plus de la cuisine, m’a décidé: les grilles de trois mètres autour du poarking.
-Seulement, il ne faut rien laisser sur la banquette!
- J’ai cinq cent kilos de matériel.
-Où ça?
-Dans le coffre.
-Mm… Venez toujours, je vous ferai mettre dans la cour.
Voilà pour la conversation au téléphone. Maintenant, le patron me tend une clef médiévale. Dix centimètres l’outil. Il m’explique comment rejoindre l’arrière-cour:
-Il faut faire le tour de Balaruc.
-Si vous ne me revoyez pas…
-Oh, hé, quand même! C’est Balaruc!
Malgré la caméra de recul, je peine à dégager la voiture pour l’aligner sur la route. Il faut dire que je n’ai pas l’usage du pare-brise arrière, il est comble. Un passant observe. Je prends mon temps. Il observe. A la fin, il me félicite pour la voiture. Je baisse la vitre.
-Dites donc, c’est quelque chose cet engin!
Un fois l’engin garé dans la cour de l’hôtel, je veux fermer la grille. Pour y parvenir je ne trouve qu’une solution, passer le bras à travers les barreaux et fermer depuis l’extérieur.
-Oui, dit la patron, on a graissé ce matin, mais il faudra qu’on graisse.
Aussitôt mes sacs à dos en chambre, je sors boire une bière. Même terrasse de café qu’en juillet, avec Gala.
-Désolé, je n’ai pas de verre d’un demi-litre.
La serveuse passe derrière le comptoir, revient.
-Je n’ai que des verres ronds de 0,40, sur pied.
En juillet, elle a vérifié et conclut de même.
A côté, un couple de vieillards élégant. Qui n’est pas un couple dans la vie. D’ailleurs, il flirte.
-Quarante-cinq ans de mariage, dit la femme.
-On a le temps de se connaître.
-Et plus on se connaissait, plus on s’aimait.
-C’est ça l’amour, la tendresse.
-Et hier soir, il y avait un film sur la bible.
-Oui, j’ai vu. Les dix commandements et Noé. Très bien. Parce que moi, les policiers, je m’endors.
A une autre table, une handicapée en chaise passe la commande.
-Une salade-repas et un steak haché.
-A point ou moyen le steak?
-Entre les deux.
-Alors à point.
A une troisième table, un gitan se met à chanter. Il chante faux, il a une voix de nez, mais ça vient du cœur. Sa femme le rabroue. Les autres l’encouragent. Il hésite et reprend. Comme il ne connaît pas d’autre chant, il se répète.
Parcours du vivant
Lausanne. De l’arrière-boutique, je sors le front bas. Préférant l’escalier à l’escalator, j’emprunte le tunnel sous gare. Je marche à gauche. Si quelqu’un descend par la gauche, ce qui arrive et m’étonne, je redresse la tête et l’amène à se déporter. Quand il a rejoint le bon côté, je poursuis. Le franchissement de ce souterrain est désolant. Il distribue les voyageurs sur les quais. En réalité des corps qui n’ont d’humain que la chair, le reste est un mécanisme affolé. Je débouche sur les escaliers de Sainte-Luce. Secondaires, ils sont aussi abruptes et donnent sur l’arrière des immeubles; on y passe mieux et plus inaperçu. Après la dernière marche, je bifurque ver le Petit-Chêne. L’échangeur se trouve dans la coude. Il est indien. Retranché dans une cabine de verre. J’y suis allé hier, j’y retourne aujourd’hui — la somme maximum échangeable par jour est de Fr. 5000.- En général, l’homme grignote. Je toque contre la vitre. La relation commence par l’échange rituel: “vous allez bien?”. C’est moi qui parle. Il répond: “merci, bien”. Puis il me raconte comment les Américains, pendant la première guerre du golfe, ont négocié des millions de tonnes de sable qu’ils ont chargé sur des bateaux. Quand les Saoudiens ont compris que ces sables étaient noirs de pétrole, il était trop tard. Les rives avaient disparues dans les soutes et aux Etats-Unis. Puis il compte mes billets, me donne les siens et je descends le Petit-Chêne. Je descends par le trottoir de gauche. En bas s’entasse ce que la ville produit de pire, à l’image de ce pire que produisent désormais toutes les villes de Kiev à Lisbonne, le MacDonalds et ses victimes, puis à contre courant les mêmes corps ensorcelés que dans le ventre de la gare, ceux-là dégorgeant des wagons du métro. Il faut renoncer à l’esprit, au regard, à la tranquillité, à l’envie, à toute envie et marcher en zig-zag, au rythme du désordre — tout le monde le fait. Je retourne dans mon souterrain. L’année dernière, lorsque je me réfugiais quelques jours dans l’arrière boutique, j’achetais de la nourriture à la coop. Mais c’est un privilège. Parce que ce supermarché ressemble à une galerie d’art, il est fréquenté par des clients qui en veulent pour leur argent et s’attardent. Acheter est plus long. Dorénavant, je me rends chez Denner. Le choix est limité, on gagne du temps. Depuis le souterrain, on passe par la gauche, en longeant la voie du chemin de fer. C’est une rue normale: pisseuse, sombre et tordue. On se sent revivre; sur cent mètres. Le plus simple serait de réaliser le même parcours de nuit. Mais si je l’entreprends, c’est pour le change, pour la nourriture et le contrat entre les vivants impose un horaire; en dehors de ces heures, l’échangeur dort, le supermarché est fermé.
Compromission
Avant de partir dans l’Est, j’envoie mon dernier manuscrit, “TM”, à un nouvel éditeur, l’éditeur habituel, avec qui je suis encore sous contrat pour un livre, ayant répondu de façon aberrante à mon appel, qu’on en juge: comme je lui faisais savoir que j’avais au terme d’une année de travail, en plus de l’essai, un roman et un récit, il m’écrit de garder ma littérature; des romans, me dit-il en substance, j’en ai une pile sur mon bureau, quant aux récits, je n’en ai que faire. D’ailleurs — c’est alors que l’attitude devient aberrante — “écris plus long!”. Il précise: la dernière fois, la mise en page de ton texte, parce que trop bref, m’a coûté des sueurs! Je proteste (on serait vexé à moins), mais aussi je raisonne; en effet, qu’offrir d’autre qu’un roman, un récit ou un essai? Courrier retour, quelque peu assagi. Je crois entendre qu’il se réserve un droit sur l’histoire de mon voyage dans l’Est. Oui — seulement, je n’ai pas dit que j’écrirai, et puis je ne sui pas encore parti, je reviens de la poste où, après une longue période d’hésitation, je me suis décidé à envoyer “TM” à un éditeur de mes amis (hésitation dont le motif est: il ne faut pas travailler avec des amis). Un mois plus tard, le 3 septembre, je passe la frontière suisse à Sankt-Margrethen et je reçois par mail la réponse du nouvel éditeur. Il juge le manuscrit excellent et ne le publiera pas. Les opinions que je défends, fait-il savoir, sont incompatibles avec la maison. Pour comprendre, je cherche à me figurer le texte. Tâche impossible. Ayant écrit, j’oublie. Puis, quel regard avoir sur des paroles venues dans l’acte d’écrire, des mots livrés sur la lancée? Exprimés, on ne peut les reprendre, encore moins les soupeser. Quant à relire le texte, cela a déjà été fait — avant envoi. Aussi j’insiste. Avec circonspection. Pour comprendre. Si je ne me trompe, dis-je à mon interlocuteur, le manuscrit n’a rien de politique? En effet, admet-il, mais il y les notes que tu prends dans ton Journal d’Inconsistance. Et de citer des avis qui y sont; de fustiger le ton général des remarques ; de souligner à mauvais escent l’emploi du terme “métèque” (puisse-t-il exister, ce statut sauverait peut-être la notion de citoyenneté), avant de conclure: “eut-on publié Le voyage de Céline en sachant qu’il écrirait Bagatelles?”. Les bras m’en tombent. Moi qui croyais avoir affaire à une personnalité! A un homme de caractère. A un homme. Non, il se rallie. Il entérine le discours de la Vérité. Il pense avec les autres. Dans le mouvement. Qui — c’est historiquement vérifié — ne vient jamais de la foule, mais la crée. Toujours, à la veille des guerres, on a pu dire: ils pensent ensemble. Nous y sommes. Le moment est grave. Cependant, il y a plus. Un motif de dégoût intime. Sans ambages, mon interlocuteur avoue qu’il plie pour durer, qu’il rallie pour le bénéfice, qu’il cautionne pour l’argent (que l’Etat infuse dans le milieu littéraire) et la commodité (qui permet de circuler dans les cercles du travail). Nous voilà bien loin du problème de la publication d’un texte, en soi dérisoire, et proches de la fin de la dialectique, c’est à dire de l’intelligence. Ainsi, en quelques années aussi courtes que surprenantes, les confiscateurs ont fait de notre société un zoo! Que les imbéciles (recalés) et les immigrés (décalés) chérissent les nouveaux règlements, comment leur en vouloir? Bêtes ils ont nés, bêtes ils demeurent, la cage est leur destin, mais que les esprits qui s’efforcent abandonnent toute velléité de lutte a de quoi effrayé — effrayé, je le suis.
51
L’année où je devins bête. Tout allait pour le mieux. Des hauts, des bas. Quelques rares fulgurances dont je me félicitais. En regard du manque de sens habituel, un réchauffement de cœur. Puis l’anniversaire de l’an dernier — le cinquante-et-unième. Vécu normalement, je ne porte pas grand intérêt à ce rituel mineur. Pourtant, force est d’admettre: depuis, la bêtise l’emporte plus qu’à son tour. Avec fierté, je simplifie mes raisonnements, j’achète plus gros, suis démonstratif et péremptoire, et pour ce qui est des femmes, je plastifie et caricature. D’ailleurs, la vraie bêtise ne vient pas de ces réajustements serviles. Elle est due au fait que j’admets et pour peu que l’on m’y pousse revendiquerais volontiers cette bêtise.