Lausanne. De l’arrière-boutique, je sors le front bas. Préférant l’escalier à l’escalator, j’emprunte le tunnel sous gare. Je marche à gauche. Si quelqu’un descend par la gauche, ce qui arrive et m’étonne, je redresse la tête et l’amène à se déporter. Quand il a rejoint le bon côté, je poursuis. Le franchissement de ce souterrain est désolant. Il distribue les voyageurs sur les quais. En réalité des corps qui n’ont d’humain que la chair, le reste est un mécanisme affolé. Je débouche sur les escaliers de Sainte-Luce. Secondaires, ils sont aussi abruptes et donnent sur l’arrière des immeubles; on y passe mieux et plus inaperçu. Après la dernière marche, je bifurque ver le Petit-Chêne. L’échangeur se trouve dans la coude. Il est indien. Retranché dans une cabine de verre. J’y suis allé hier, j’y retourne aujourd’hui — la somme maximum échangeable par jour est de Fr. 5000.- En général, l’homme grignote. Je toque contre la vitre. La relation commence par l’échange rituel: “vous allez bien?”. C’est moi qui parle. Il répond: “merci, bien”. Puis il me raconte comment les Américains, pendant la première guerre du golfe, ont négocié des millions de tonnes de sable qu’ils ont chargé sur des bateaux. Quand les Saoudiens ont compris que ces sables étaient noirs de pétrole, il était trop tard. Les rives avaient disparues dans les soutes et aux Etats-Unis. Puis il compte mes billets, me donne les siens et je descends le Petit-Chêne. Je descends par le trottoir de gauche. En bas s’entasse ce que la ville produit de pire, à l’image de ce pire que produisent désormais toutes les villes de Kiev à Lisbonne, le MacDonalds et ses victimes, puis à contre courant les mêmes corps ensorcelés que dans le ventre de la gare, ceux-là dégorgeant des wagons du métro. Il faut renoncer à l’esprit, au regard, à la tranquillité, à l’envie, à toute envie et marcher en zig-zag, au rythme du désordre — tout le monde le fait. Je retourne dans mon souterrain. L’année dernière, lorsque je me réfugiais quelques jours dans l’arrière boutique, j’achetais de la nourriture à la coop. Mais c’est un privilège. Parce que ce supermarché ressemble à une galerie d’art, il est fréquenté par des clients qui en veulent pour leur argent et s’attardent. Acheter est plus long. Dorénavant, je me rends chez Denner. Le choix est limité, on gagne du temps. Depuis le souterrain, on passe par la gauche, en longeant la voie du chemin de fer. C’est une rue normale: pisseuse, sombre et tordue. On se sent revivre; sur cent mètres. Le plus simple serait de réaliser le même parcours de nuit. Mais si je l’entreprends, c’est pour le change, pour la nourriture et le contrat entre les vivants impose un horaire; en dehors de ces heures, l’échangeur dort, le supermarché est fermé.